Albin Michel, Éditeur (p. 62-79).
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V


— Je rentrerai tard, ce soir, avait dit Sylvain à Germaine, un midi, en s’en allant. Je pars avec César porter du tabac à Gravelines.

— À quelle heure ça veut-il dire, « tard » ?

— Dix heures, dix heures et demie…

— J’irai t’attendre chez Louise, alors, dit Germaine, qui était peureuse.

— Elle n’est pas là. César m’a dit qu’elle était partie jusqu’à demain soir. Elle a son père qui est malade, elle doit le veiller.

— Je ne peux quand même pas rester ici toute seule. Je vais mourir de peur, moi, dans ce désert.

— Tu n’as pas besoin de m’attendre. Va te coucher.

— C’est ça ! Pour être assassinée dans mon lit ! Non, non. J’irai jusqu’à Dunkerque, plutôt. Je dirai bonjour chez Jeanne, et tu passeras me prendre en revenant.

— Comme tu voudras, dit Sylvain.

Il n’aimait pas beaucoup voir Germaine retourner ainsi chez ses anciens patrons, dans ce café louche où il l’avait connue. Mais il n’était pas contrariant.

Sylvain parti, Germaine fit donc sa toilette rapidement, et elle partit pour Dunkerque. Elle aimait ces sorties. Dans ces occasions-là, elle choisissait toujours ses toilettes les plus reluisantes, pour faire sensation. Et aujourd’hui elle avait une robe de faille de soie noire à volants, avec le manteau de même tissu, formant « ensemble ». Son col de fourrure, un tour de cou d’hermine, était un cadeau de Sylvain. Avec ça, un chapeau garni d’une grosse plume qui lui cachait la joue et lui flattait le visage, des souliers en peau de daim brune, à grosse boucle de strass, des gants de fil gris perle, et un sac à main en box-calf bleu, avec une initiale d’argent. Ça faisait très « dame », comme elle disait elle-même.

Quand elle arriva à Dunkerque, la pluie commença à tomber. Germaine dut ouvrir son tom-pouce, un autre cadeau de Sylvain. Et, son parapluie en main, elle allait le long des quais gras de boue, elle sautillait de pavé en pavé, marchant précieusement sur la pointe des pieds, pour ne pas s’éclabousser avec des précautions, des mines de chatte qui craint de se mouiller les pattes. Des hommes se retournaient sur elle, riaient, témoignaient avec ou sans discrétion de leur admiration. Elle sentait tout cela, cette curiosité, cet intérêt qu’elle éveillait ainsi sur son passage. Avec son flair d’ancienne femme de vice, elle n’avait pas besoin de regarder pour voir. Elle devinait les suiveurs. Et d’instinct, sans même y penser, elle retrouvait alors inconsciemment son allure, sa démarche d’autrefois, ce déhanchement, ce balancement de la croupe qu’elle employait jadis pour aguicher les passants.

Elle parcourut ainsi les quais de Dunkerque, suivant les trottoirs boueux, parmi la bousculade des marins, des débardeurs, des marchandes de poisson, des flâneurs et des promeneurs qui encombraient le passage. Elle devait à tout instant se détourner pour éviter des tas de détritus, enjamber des câbles, contourner des obstacles de toute sorte. Elle passait, avec l’indifférence de l’habitude, dans ce grouillement d’activité, au pied des grands voiliers gris, à la mâture embrouillée de cordages ; elle ne regardait même plus les chalutiers, les barques de pêche, les grands vapeurs qui dormaient là, flanc à flanc, sur l’eau glauque et profonde, où surnageaient des immondices. Elle ne voyait pas le travail de cyclopes des grues dont les flèches, lentement, tournaient sur le ciel, et promenaient à bout de câble des fardeaux oscillants. Elle ne sentait plus à ses narines le violent arome de toutes ces choses de la mer, poisson, vent salin, varech, qui se mêlait à la fumée charbonneuse des grues, au parfum âcre de l’essence brûlée.

Elle arriva ainsi devant un petit café, donnant sur une placette qui s’ouvrait largement, par deux de ses côtés, sur les quais. Sept ou huit estaminets semblables formaient tout le fond de cette place ; celui de l’ancienne patronne de Germaine se distinguait des autres, banalement peints de vert ou de marron, par une façade violette, rehaussée de filets jaunes, qui visait évidemment à faire « art moderne ». Avant d’entrer, Germaine savait déjà le décor qu’elle allait trouver à l’intérieur : un café qu’on avait voulu élever au rang de bar par un papier à fleurs excentriques, un comptoir compliqué, des glaces en losange, un lustre en bois peint d’où tombait une fade lueur rose, des tables toutes petites, cerclées de cuivre, et des tabourets instables, ridiculement surhaussés. Du temps de Germaine déjà, les choses étaient en cet état. Elles n’avaient pas changé.

L’entrée de Germaine fit sensation. Il y avait du monde. Le café était plein. Et le salon lui-même était encombré de clients qui buvaient du champagne, ou tout au moins du « mousseux » rebaptisé pour la circonstance. Germaine traversa ce tumulte, suscitant sur son passage une bruyante clameur d’admiration. Elle ne sourit même pas. Elle avait l’habitude de cet accueil enthousiaste, de ces clameurs de gens ivres qui saluaient généralement l’arrivée de n’importe quelle femme dans la maison de M. Henri. Elle entra dans la cuisine, où madame Jeanne était occupée à faire ses comptes.

Madame Jeanne était une petite bonne femme, de quarante ans à peu près, ronde, boulotte, forte de poitrine et de hanches, et que son embonpoint n’empêchait pas de courir sans trêve ni répit, du haut en bas de toute sa demeure. Elle portait toujours de longues robes convenables, des tabliers décents de bonne ménagère. Par en bas passaient ses énormes jambes courtes, aux chevilles massives. Ses bras nus sortaient de ses manches, toujours relevées sur ses coudes, et, rouges, vermeils, riches d’un sang généreux qu’on sentait courir à fleur de peau, ils donnaient l’impression d’une santé florissante. Elle avait une bonne figure, large, grasse, épanouie, que des veinules sillonnaient. Sa peau luisante brillait de sueur et de graisse. Et, le nez petit, relevé en pied de marmite, les yeux très gros, gris, placides, les lèvres molles et larges, les cheveux filasses tendus sous un gros chignon, à la mode d’autrefois, elle semblait une brave ménagère, bien plus que la patronne d’un bar mal famé.

— Tiens, dit-elle en voyant entrer Germaine, c’est toi, ma fille ? Assieds-toi donc. Et ça va toujours ?

— Ça va, dit Germaine.

Et elle prit une chaise, s’assit auprès du feu, tendit les mains à la chaleur.

— Tu fais tes comptes ? demanda-t-elle.

— Non. Mon chiffre d’affaires. Et je ne me rappelle plus si c’est le 17 ou le 18 que j’ai vendu tant de champagne.

— Qu’est-ce que ça peut faire ?

— Ah, ma petite… Et si c’était un agent des contributions, celui qui est venu faire cette noce-là ? Il peut l’avoir fait exprès pour me pincer. Je me rappelle, il avait une drôle de bobine. Il n’aurait qu’à venir contrôler mon livre, et je suis refaite… — Et Sylvain, qu’est-ce qu’il devient ? Toujours au tabac ?

— Toujours.

Madame Jeanne s’intéressait beaucoup à Germaine. C’était une des anciennes pensionnaires. Elle était restée là pendant passé quatre ans. Et les deux femmes, chose rare, s’entendaient très bien, ne se querellaient jamais. Puis Sylvain était venu, il avait connu Germaine, l’avait aimée. Et quand il exigea que Germaine quittât ce métier pour être à lui. exclusivement, madame Jeanne en avait eu un gros chagrin. Elle comprenait cependant qu’il le fallait, que c’était pour le bien de la fille. Mais à vivre si longtemps ensemble, elles s’étaient attachées. Quand une ancienne pensionnaire de madame Jeanne la quittait, la patronne lui faisait promettre de lui écrire, elle aimait rester en relation, un moment tout au moins, jusqu’à ce que la vie les séparât définitivement. Germaine, elle, était restée l’amie de madame Jeanne jusqu’à ce jour. Elle habitait tout près de Dunkerque. Le métier de Sylvain le mettait en rapports fréquents avec les clients de M. Henri, le patron. Si bien qu’il ne se passait pas de semaine que Germaine ne vint dire le bonjour à madame Jeanne. Elle aimait ces visites. Elle retrouvait là une ambiance connue, le langage, les têtes, les odeurs, le décor de sa jeunesse. Et puis, sa condition nouvelle de femme mariée l’enivrait un peu. Elle se sentait fière de venir se montrer là, honnête et respectable, à ces femmes qui l’avaient connue fille de joie comme elles. Elle était comme ces parvenus qui, sortis de rien, reviennent plus tard éblouir du spectacle de leur grandeur leur village natal. De plus, elle était à l’aise, maintenant. Sylvain gagnait beaucoup d’argent, et Germaine en profitait. Elle s’achetait de belles toilettes, des choses trop coûteuses, des coquetteries inutiles, ayant gardé dans sa nouvelle position ses anciens goûts de fille, pour qui l’argent, vite gagné, se dépense de même. Elle n’arrivait jamais chez madame Jeanne sans arborer quelque nouvelle fanfreluche, un chapeau, des gants en « Suède », une robe en crêpe de Chine, des souliers en peau de serpent, ou bien une écharpe, un sac à main, un tom-pouce à manche excentrique. Et cela faisait crever de jalousie les pensionnaires de madame Jeanne, devant qui Germaine étalait vaniteusement ses parures.

— Il y a du monde, aujourd’hui, hein ? dit madame Jeanne, refermant enfin son grand carnet, et relevant la tête pour regarder Germaine.

— Oui. Et M. Henri ?

— Il est au comptoir, il sert les pratiques.

— Pas de connaissance, je vois…

— Non, des nouvelles têtes. Ah, si, tout de même, il y a Lourges. Tu ne le connais pas ?

— Non. Lequel ?…

— Le grand, qui parlait à Henri. Il doit être au comptoir. C’est un « noir », un type très fort, à ce qu’il paraît. Sylvain ferait même bien de s’en méfier.

— Je ne l’ai pas remarqué, dit Germaine, intéressée. Il est comment ?

— Oh, très bien, très bel homme, un grand brun avec une forte moustache… Tiens, va appeler Henri. Tu n’as qu’à dire que j’ai besoin de lui. Comme ça, tu verras l’autre. Vaut mieux pour toi que tu le connaisses. C’est un type, on ne s’en méfie pas, mais il est dangereux.

— J’y vais, dit Germaine.

Elle se leva, traversa le salon, arriva dans la salle du café, pleine de monde. Et du premier coup d’œil, elle devina, en voyant un homme grand, large d’épaules et très brun, qui parlait, accoudé au comptoir, que c’était là ce redoutable Lourges.

Indiscutablement, il était bel homme. Germaine, habituée à juger les mâles comme mâles, d’après leurs possibilités physiques, l’admira. Il avait une carrure impressionnante. Ses cheveux, d’un noir trop accentué pour être sincère, étaient plantés drus sur sa tête carrée, solidement affermie sur une encolure massive. Il avait un front bas mais intelligent, bosselé de protubérances, et entaillé d’un pli vertical énergique. Ses sourcils, moins noirs que ses cheveux, étaient plantés en ligne irrégulière, et, hirsutes, embroussaillaient ses petits yeux bleus, au regard fixe et dur. Son nez déformé par de nombreuses bagarres s’étalait sur sa face carrée, large du bas, où les pommettes et les muscles des mâchoires formaient d’énormes saillies. Germaine regarda avec étonnement le poing démesuré, noueux, et comme rocailleux, qu’il posait, tout en parlant, sur le zinc du comptoir.

En face de lui, derrière le comptoir, M. Henri, rasé, poudré, cosmétiqué, paraissait par contraste presque chétif. Il n’était pourtant pas si mal de sa personne, lui non plus. De taille moyenne, la tête petite et intelligente, il se soignait avec beaucoup de coquetterie, lissait ses cheveux poivre et sel, s’oignait la peau de crèmes parfumées, passait fréquemment la main sur son menton, d’un geste machinal, pour apprécier la fraîcheur et le velouté de son épiderme. Il avait d’ailleurs le teint rose et gras d’un homme bien portant, et qui ne se refuse rien. Ses yeux gris luisaient d’une perpétuelle satisfaction de lui-même. Ses oreilles à peine trop rouges, ses lèvres humides et vermeilles, ses joues pleines, témoignaient d’une santé solide. Il avait des mains blanches et soignées, des mains d’oisif à la peau tendre et aux ongles propres. C’était l’homme content de son sort.

Et comment ne l’eût-il pas été ? Il vivait dans cette maison prospère comme un véritable rentier. L’argent rentrait sans mal, sans qu’on eût souci ni inquiétude. M. Henri, chaque jour, allait faire en ville sa petite promenade, retrouver des amis qui lui témoignaient beaucoup de considération. Il avait pour chaque saison toute une variété de distractions, depuis la pêche jusqu’à la manille, en passant par le cinéma, le jeu de boules et le billard. Et cependant, les recettes grossissaient, madame Jeanne surveillait tout, dirigeait la maison de main de maître. On accumulait doucettement des rentes, de bonnes rentes du gouvernement, ou des actions de premier ordre, des titres de tout repos. M. Henri n’avait qu’à se laisser vivre, choyé, dorlotté, caliné par sa tendre épouse, pour qui il était un objet d’amour et d’admiration.

— Qu’est-ce que tu veux, Germaine ? demanda-t-il en voyant s’approcher la jeune femme.

— Jeanne vous appelle, pour quand vous aurez le temps.

Lourges regardait Germaine avec insistance. Sa fraîcheur, son embonpoint naissant, lui plaisaient. Elle avait avec ça quelque chose de décidé, d’assuré, que n’ont pas les filles de joie, avec toute leur hardiesse et leur effronterie. Elle tenait à faire sentir qu’elle était une femme sérieuse. Mais d’un autre côté Lourges l’attirait. Elle ne pouvait s’empêcher de le regarder à la dérobée, intéressée, troublée, par ce bel homme, qu’avec son flair elle devinait amateur de chair. Et Lourges s’en apercevait. Leurs regards se croisèrent deux ou trois fois. Et cela émouvait bêtement Germaine, tandis que Lourges au contraire en tirait une vanité qui l’enhardissait.

— Madame prend un verre ? proposa-t-il gaillardement.

Et M. Henri, qui connaissait son métier de cafetier, servit immédiatement une tournée de « Bénédictines ». Il eût considéré comme une offense grave, de la part de Germaine, le fait de nuire à la vente en refusant une consommation.

Germaine but son verre avec des mines inaccoutumées, du bout des lèvres, très proprement. Et, M. Henri étant parti à la cuisine, elle fut seule un instant avec Lourges.

L’homme, cherchant ses mots, retroussait sa moustache de son poing.

— Vous venez souvent chez Henri ? demanda-t-il.

— Oui, je suis liée avec madame Jeanne. Et vous ?

— De temps en temps, dit Lourges, qui ne voulait pas se compromettre en révélant sa qualité de gabelou.

— Vous êtes client ?

— Oh, ami surtout. Avec mon métier, je dois venir souvent ici, dans ces quartiers du port.

— Vous êtes… ?

— Représentant.

Germaine, comprenant la prudence très légitime de Lourges, ne relev pas le mensonge. D’ailleurs, un agent de police entrait dans le café, s’approchait du comptoir.

— Bonjour, Germaine, dit-il.

Germaine reconnut Jules, son voisin.

— T’attends ton homme, demanda-t-il.

— Oui.

Jules avait compris le clin d’œil que lui adressait Lourges. Il feignit donc de ne pas le connaître, et d’ignorer sa présence, bien que le plus hardi des noirs de la brigade mobile fût célèbre chez tous les agents de police.

— Le patron n’est pas là ? demanda-t-il.

— Il est à la cuisine, dit Germaine, je vais aller l’appeler.

— Si tu veux. On fait une ronde, ce soir. Mais il ne fait pas du temps à se balader dehors, hein ? Alors, on voudrait qu’il prépare du café et qu’il reste ouvert.

— Attends une minute.

Germaine partit dans la cuisine :

— Il y a Jules, le flic, au comptoir. Il va venir ce soir, dit-elle.

— Il est de service ?

— Paraît.

— J’y vais.

Germaine resta seule avec madame Jeanne.

— Tu as vu Lourges ? demanda celle-ci.

— Oui.

— Il est bel homme, hein ?

— Oui.

— Et c’est un as, tu sais. Il en a déjà arrêté, des forts. — Sylvain vient te chercher, ce soir ?

— Oui. Mais il n’aura plus rien sur lui, il doit tout livrer en route.

— Vaut mieux, Parce que Lourges, il sent le tabac belge comme un vrai chien de chasse. C’est incroyable. Et franc, avec ça. Il n’a peur de rien, il va dans les plus mauvaises boîtes, il se bat avec n’importe qui. Il a déjà reçu un coup de revolver dans l’épaule, et un coup de couteau au front. T’as pas vu la marque ?

— Non.

— Ça commence à s’effacer, maintenant, | Mais il était mal arrangé. Il est culotté, c’est sûr. Et tenace, avec ça. Quand il veut avoir quelqu’un, il l’a. Il sait rester des jours entiers au coin d’une rue, sans manger, sans même boire un verre, qu’il pleuve ou qu’il gèle. Quand il sait qu’il va passer du tabac, il n’y a rien pour le faire démarrer.

— Il ne doit pas connaître Sylvain ?

— Non. Il m’en aurait déjà parlé. Mais il a repéré César, ça, je le sais… — C’est un amateur de femmes, aussi. Il est marié, mais ça n’y fait rien, il « court » tout de même. Il a plaqué sa femme pour ça…

Madame Jeanne s’interrompit, releva la tête, écouta un pas appesanti qui faisait gémir l’escalier.

— Le client de Nénette qui descend ! Je vais le faire parler.

Et elle courut à la cage de l’escalier, elle attendit le client, elle l’entraîna dans la cuisine.

— Viens prendre un verre, invita-t-elle. J’en ai du bon, dans la cuisine.

L’homme entra. Madame Jeanne lui emplit un verre de porto.

— Ça oui, c’est du bon, dit-il après avoir bu.

— Celui des amis, mon gros. Et alors, ça a été, là-haut ? Tu t’es bien amusé ?

— Oui, oui.

— T’as été gentil pour la petite ? Tu lui as donné un beau « dimanche » ? Tu sais que c’est pour elle, son petit bénéfice.

— J’ai donné quinze francs. Ça peut aller, hein ?

— C’est bien, c’est tout ce qu’il faut. Parce que la fois passée, t’étais pas si généreux…

— Si. C’est mon prix, moi. Je donne toujours quinze francs.

— Ah, dit madame Jeanne. Je croyais… C’est bon, ça ne fait rien.

L’homme but un second verre de porto, et s’en alla dans le café.

— Sacrée rosse, sacrée voleuse ! s’exclama madame Jeanne. Je vais l’avoir. Tu vas voir ça. Elle descend…

La fille descendait, arrivait dans la cuisine. C’était une grande brune à la voix éraillée, aux yeux meurtris. À peine arrivée, elle s’assit sur une chaise. Et, l’air fourbu, elle bäilla, ouvrant largement la bouche, et montrant sa langue blanche et tout entartrée.

— Quel métier ! soupira-t-elle.

Madame Jeanne se contenait, tâchait de faire bonne figure.

— Hé bien, et nos comptes ? demanda t-elle.

— Voilà, dit la fille.

Elle tira de son bas deux billets de cinq francs.

— J’ai eu dix francs. Ça fait cinq pour moi, cinq pour vous.

— T’es sûre de ton compte ? demanda madame Jeanne.

— Oui.

— C’est bon. Tu peux remonter dans ta chambre et faire ton paquet. Je ne veux plus de toi ici.

— Et pourquoi ?

— Parce que t’es trop bête pour me rouler, ma petite. On ne m’a pas comme ça, moi. T’étais pas encore née que je faisais déjà le métier, tu comprends. T’as eu quinze francs, à ton client, et quinze francs la fois passée, et quinze francs chaque fois qu’il monte avec toi. Je le sais : il me l’a dit. Et si t’étais pas une gourde, tu te serais méfiée, et tu n’aurais pas cherché à m’avoir. Maintenant, ouste ! Va faire ta malle.

— Allez, allez, on ne va pas se disputer pour ça, essaya de dire la fille.

Mais madame Jeanne fut inflexible :

— Ma maison est honnête. Pas besoin de voleur. Va-t’en.

— Mais je ne sais plus où aller, je suis brûlée partout, à Dunkerque. Et Louis va me foutre des coups… Voyons, madame Jeanne…

— Va faire ta malle, je t’ai dit. N’y a rien à faire. Et si tu m’embêtes, j’appelle Henri. Il te mettra son pied quelque part, par-dessus le marché. Fous le camp.

La fille sortit.

— À quelle heure qu’il vient te chercher, Sylvain ? interrogea aussitôt madame Jeanne, avec la tranquillité d’esprit d’une femme accoutumée à ces démêlés.

— Vers dix heures, qu’il a dit.

— T’as encore le temps, alors. Je vais te faire du café.

Et la conversation continua.