Albin Michel, Éditeur (p. 49-61).
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IV


Pour Tom, cependant, se déroula une fois de plus une aventure dont les raisons profondes lui étaient indiscernables, mais que sa répétition, fréquente déjà dans le passé, avait fini par rendre familièfe.

Sylvain était parti, le laissant seul dans cette maison aux odeurs vaguement connues, et où Tom se rappelait être déjà venu quelquefois.

Tom était dans une grande cage en planches, fermée par une porte à claire-voie. Il savait qu’il devrait attendre longtemps, avant qu’on lui rendît la liberté. Mais l’expérience lui avait aussi enseigné qu’il était inutile de gémir, et qu’on ne viendrait pas le délivrer avant la nuit.

Par habitude, il gratta un moment les planches de son chenil, flaira les intestices, chercha du bout du nez les effluves qu’avaient laissés dans la cage d’autres chiens, enfermés là avant lui. Et puis, philosophe, pour oublier la faim qui lui irritait l’estomac, il prit le parti de s’endormir. Aussi bien, il se souvenait qu’on le laissait jeûner, ces jours-là.

Longtemps après, — il faisait nuit, — des gens entrèrent dans la cour. À la façon dont un homme s’approchait de sa cage, Tom comprit qu’il venait le délivrer. Il étouffa donc le grondement qui, déjà, roulait dans sa gorge. C’était défendu. Et, la porte ouverte, il sortit de bonne grâce, il appuya le bout de son nez sur la jambe de l’homme, et analysa longuement son odeur. Inconnu, cet étranger. Mais il ne paraissait pas avoir d’intention hostile. Il flattait Tom de la main, lui grattait amicalement le dessous du menton. Sa voix articulait des bruits. Il tapait de ses doigts contre sa cuisse, faisait des signes d’appel. Tom le suivit, entra derrière lui dans une pièce où était une femme avec son enfant. La femme parut avoir peur, ce que Tom n’aimait pas. Il se méfiait des gens qui se sauvent, et, d’instinct, désirait les poursuivre. Mais l’homme parlait, et la femme ne disait plus rien. Même, elle se rapprocha de la bête, et la caressa, sans trop de hardiesse toutefois. Elle voulut lui donner du sucre, que Tom eût croqué volontiers, bien que son appétit lui fît plutôt désirer de la chair. Mais l’homme intervint encore, et interdit à la femme de donner même le sucre. Il avait tiré une toile grise d’une armoire, l’ouvrait, y entassait à coups de poing une herbe sèche, à senteur malodorante.

— Combien lui en met-on ? demandait la femme.

— Dix-huit kilos.

— Dix-huit kilos ! Et il saura porter tout ça ?

— Il en porterait bien vingt-cinq, je pense, un gaillard comme ça. Je me demande où il va les chercher, ce sacré César.

Tom attendait, allait flairer le dessous de la porte, et renifler fortement les senteurs de cette région qu’il ne connaissait pas. L’homme, pendant ce temps, avait fini de « blatter » » son sac. Il le souleva, s’approcha de Tom :

— Doucement, l’ami, dit-il.

Tom, sachant ce qu’on lui voulait, s’arcbouta sur ses pattes, reçut sans fléchir la lourde charge sur son dos. Et l’homme l’y attacha solidement, passant les sangles sous le ventre et devant le poitrail. La masse n’était pas équilibrée, une courroie gênait Tom. Il se coucha, il refusa de bouger, sachant par expérience qu’il ne pourait courir ainsi, qu’il allait s’écorcher la peau tout de suite.

— Qu’est-ce qu’il fait ? s’inquiéta la femme.

— C’est rien, dit l’homme, Sylvain m’a expliqué.

Il détendit un peu les sangles, remonta la masse plus haut sur le garrot. Et Tom, cette fois, se leva, alla vers la porte, la gratta du bout de sa griffe. La femme ouvrit. Et Tom fut dehors, dans la nuit.

Il ne s’y retrouvait plus, dans ce pays neuf. Tout lui était hostile. Il ne partait plus, il leva les yeux vers l’homme et la femme, qui, sur le seuil, le regardaient. S’ils avaient voulu, il serait bien resté là, dans cette maison où il faisait clair et chaud.

— Pauvre bête, dit la femme.

— Psch ! Psch ! fit l’homme, levant la main comme pour frapper.

Tom comprit tout de suite, s’éloigna d’un bond en grondant.

Déjà d’ailleurs quelque chose s’émouvait en lui. Aucun de ses sens habituels, ni l’ouïe, ni l’odorat, mais un instinct obscur, quelque chose comme l’influence magnétique qui oriente l’aiguille aimantée. Il se leva, s’éloigna, fit quelques pas, revint. Il retrouvait sa voie, maintenant, Il savait quelle était la direction du retour.

— Qu’est-ce qu’il cherche ? interrogea la femme.

— Sa route. Mais ça y est. Il s’y reconnaît, maintenant.

Un moment, les marchands regardèrent Tom qui s’en allait. Et quand il se fut enfoncé dans la nuit, ils rentrèrent dans leur maison.

Tom courait bon train. La campagne était plongée dans les ténèbres. Pas de clair de lune. Mais Tom y voyait tout de même. Il suivait d’ailleurs un sentier de terre qui filait droit vers la France. À chaque foulée, Tom sentait devenir plus puissante la force mystérieuse qui le guidait. Et, allègre, ses dix-huit kilos sur l’échine, il filait à bonne allure, d’un trot allongé, régulier, soutenu, laissant derrière lui, à intervalles égaux, de légers panaches de vapeur qu’exhalait sa respiration. Il passait, grande ombre grise, déformée par l’énorme ballot qui bossuait son dos. Et dans le silence nocturne s’entendait seulement le frôlement pressé et rythmé de ses pattes sur le sol. Il n’y avait personne, la campagne était déserte, vide, emplie d’un calme pesant. Et dans la nuit, Tom voyait, bien qu’il fit sombre, s’allonger au milieu de la solitude l’étroit chemin sablonneux. Pas un arbre, pas un bosquet, pas un buisson. Une majesté tranquille imprégnait cette terre.

Tom, après avoir couru un bon moment arriva devant un ruisseau. Le chemin, là, tournait à angle droit, longeait le rivelet, vers le pont le plus proche, sans doute. Mais Tom, par expérience, savait qu’il fallait se méfier des ponts. On y rencontrait souvent des hommes aux intentions suspectes. Tom s’arrêta donc une minute, flaira le vent, et, quittant le sentier, longea le ruisseau vers la droite, cherchant un gué. À vide, il eût sans hésitation franchi l’obstacle à la nage. Mais avec son paquetage sur le dos, il ne l’osait pas. Il avait failli mourir, une fois, pour s’y être risqué. Et, sorti de la rivière par un miracle d’énergie, il n’était encore rentré à la maison de son maître que très peu avant l’aube, épuisé, écrasé sous une masse énorme de tabac mouillé et ruisselant.

Il fit cinq cents mètres. Il trouva un passage, s’y engagea prudemment. L’eau lui mouilla les pattes, les jarrets, le ventre. Il n’avançait plus qu’avec lenteur, prêt à rebrousser chemin s’il sentait que son ballot trempait dans l’eau. Mais sous lui, le sol remontait. Tom atteignit l’autre rive sans difficulté. Et là, il se secoua vigoureusement, et se remit en route.

Mais il n’y avait plus de sentier. Tom devait suivre maintenant d’étroits passages, des bandes d’herbe, les rives bosselées de ruisseaux limitant les champs. Derrière lui, brusquement, la lune se montra, entre deux nuages noirs déchiquetés par une rafale. Et Tom, dès lors, instinctivement, se baissa, se fit plus bas et long, se coula d’une allure féline le long des blés et des avoines. Une fois, il s’arrêta encore, il leva la tête par-dessus les tiges d’avoine, il regarda au loin l’immensité des champs, qui, sous la lune, s’éclairaient d’une pâleur spectrale d’au-delà. Et il vit au milieu de ce désert plat et morne, très loin encore, vers la ligne sombre des dunes qui, à droite, fermaient l’horizon, la silhouette d’un homme qui attendait.

Tom fit un long circuit, contourna l’homme, à deux cents mètres de distance, de facon à être sous le vent. Il sut alors qu’il y avait un chien avec l’homme. Et cela lui inspira de la méfiance. Son expérience lui rappelait que ces gens-là, qui attendent, la nuit, avec des armes et des chiens, sont à craindre et à éviter.

Lentement, Tom se coula dans les blés. Il se fit plus petit encore, rasant la terre de son ventre, écartant du bout de son nez les chaumes, ondulant, s’insinuant, faisant à peine frémir les tiges autour de lui. Dans cette mer ondoyante de verdure, il glissait comme un. navire, sans bruit, sans heurt…

Mais brusquement, son nez, qui fendait. comme une étrave l’épaisseur des blés, trouva devant lui le vide, Il était arrivé à la limite des champs, Plus loin, il n’y avait plus qu’une lande nue, pelée, à peine tachée, ça et là, d’une plaque d’herbe courte et roussâtre,

Tom hésita une minute. Il avait à sa droite les dunes, et plus loin la mer. Il eût aimé atteindre cette zone sûre, où les collines de sable le cacheraient. Mais avant, il fallait traverser la campagne dénudée, sous les yeux du douanier. Tom, dans son intelligence de bête, méditait sur ces choses, quand brusquement le chien du douanier le flaira. Tom comprit tout de suite qu’il était éventé. Le chien, là-bas, avait levé la tête, pointé les oreilles, humé le vent. Et il grogna, il leva les yeux vers son maître,

— Va, Dick ! cria l’homme.

Et, suivi de loin par le douanier, Dick s’élança, avec la rage d’une bête méchante enfin libérée, vers l’ennemi deviné.

Tom eut peur, Il rentra dans le champ, se tapit, essaya de se dissimuler, Mais il était découvert. D’un seul bond, Dick plongeait dans les blés, et là, se dressait sur les pattes de derrière pour retrouver la place où se cachait l’ennemi. Tom comprit qu’il lui fallait accepter le combat. Il se releva, se campa d’aplomb sur ses fortes pattes, endurcies par son rude métier. Et, sans même qu’il le voulût, le poil de son échine se hérissa, ses babines se relevèrent, il fut prêt pour la bataille.

L’ennemi arrivait. Ils furent face à face, hésitèrent, tournèrent en rond, l’un autour de l’autre. Et brutalement, Dick se décida, se lança, les crocs en avant. Il happa le vide, Tom s’était dérobé, glissait de côté, et, au passage, en tournant brusquement la tête, déchirait longuement le flanc de l’adversaire… Dick hurla de rage. Et d’une volte-face, il fit de nouveau front à Tom, avant que celui-ci eût pu le happer à la gorge, Et là-bas, le douanier accourait. Alors Tom fit demi-tour et se sauva, sachant que si l’homme arrivait à portée, tout était fini. L’adversaire, enragé de voir sa proie s’enfuir, s’élança par derrière, lui sauta sur l’échine, essaya de lui enfoncer ses canines dans l’épaule. Mais l’énorme sac de tabac protégeait Tom. Dick ne trouvait pas de prise, sur cet amas inconsistant, que ses mâchoires mordaient vainement. Tom, pendant ce temps, l’entraînait plus loin dans le champ de blé. Et quand il jugea être assez loin du maître, sans un grondement, sans un avertissement, il ralentit sa course et planta, de côté, ses crocs dans la gorge de son ennemi.

Ils roulèrent par terre, mêlés en une bagarre furieuse. Dick étouffait, se débattait, avec la fureur de se sentir mourir. Il se tordait, donnait de terribles secousses. Tom, entravé par son ballot, manquait de souplesse, tardait à se remettre sur pied quand un heurt le jetait sur le dos. Et Dick put se libérer. Ce fut alors une mêlée confuse, Tom dessous, Dick dessus, lui mordant le ventre, lui arrachant` des lambeaux de peau. Ils grondaient sauvagement, soufflaient, râlaient. Jusqu’au moment où Tom put happer la patte de devant de l’ennemi, un peu au-dessous de l’épaule. Sous ses molaires, l’os fléchit avec un long craquement de bois sec, et cassa net.

Dick s’arrêta, cessa de mordre, hurla une plainte qui traîna sinistrement avant de s’éteindre. Tom, déjà, était debout, et filait dans les blés. Il atteignit de nouveau la zone dénudée, la lande stérile où le douanier accourait. Il vit l’homme s’arrêter, il sut ce qu’il allait faire. Et il allongea encore ses bonds, il se lança en avant avec de prodigieuses détentes des jarrets. Il y eut un coup de feu. Quelque chose frappa rudement Tom, au milieu d’un bond sauvage, le fit rouler par terre. Mais il ne sentait rien. La balle avait seulement traversé l’épais matelas de tabac qu’il portait sur le dos. Et, tout de suite relevé, il repartit, il atteignit les premiers vallonnements des dunes ; là, il ne courut plus, il s’arrêta derrière un buisson maigre qui croissait sur le sable, et il regarda. Il vit le douanier qui s’approchait de son chien. La bête mutilée hurlait toujours. Un second coup de feu. Les hurlements cessèrent.

Tant que la lune ne fut pas de nouveau cachée par un nuage, Tom attendit. Puis une ombre immense courut sur l’étendue déserte. Un nuage passait. Et Tom, alors, quitta sa cachette, et s’enfonça dans les dunes.

Il courut longtemps encore. Il escaladait des collines, descendait en des replis aux pentes raides, remontait, découvrait pour un instant la houle morte et illimitée des dunes, puis plongeait de nouveau. Il frôlait des buissons d’épines, courait dans l’herbe sèche que le vent agitait de frissons rudes.

Son flair infaillible lui indiqua un nouveau douanier, un peu plus loin, Pour l’éviter, il dut se rapprocher de la mer, Et dès lors, il suivit la grève, il courut inlassablement sur le sable mouillé, ferme sous ses pattes, où la marée montante déposait en bruissant des paquets d’écume sale. Un vent violent soufflait. Au ciel d’un étrange bleu pur des nuages fuyaient, masses tourmentées à travers lesquelles brillait une lune froide. Elle frangeait d’argent la crête des vagues, elle plaquait d’étonnants contrastes de lumière et d’ombre sur les dunes, inondait la grève sans fin d’un rayonnement blafard, qui pâlissait le sable jaune, Et là, suivant la ligne du flot, projetant sur le sol une ombre nette et vigoureuse, Tom allongeait inlassablement son pas régulier et rapide, trottait vite et sans effort, soufflant à peine, capable d’aller ainsi des heures et des heures, avec la même aisance. Autour de lui, emplissant l’espace, le vent passait, avec un chant monotone et soutenu. Et dans les intervalles de silence, on n’entendait plus que la basse profonde et majestueuse des vagues, qui du loin de la haute mer accouraient, pressées et régulières, pleines d’une puissance formidable et contenue. Elles semblaient toutes converger vers Tom, elles venaient mollement mourir à ses pieds, sur la grève, et parfois lui léchaient doucement les pattes, avec un frémissement d’eau mousseuse.

Vers le milieu de la nuit, Tom, à travers les dunes, regagnait la maison de son maître. Et, « déblatté », délivré de ses dix-huit kilos de tabac de contrebande, il avalait avec un appétit joyeux une énorme platée de chair de cheval et de son, avant de s’en aller dormir.