Albin Michel, Éditeur (p. 96-109).
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VII


La seconde fois que Sylvain aida César à monter Tom en Belgique, ce fut encore un mardi. Sylvain en fut content. C’était ce jour-là qu’il avait, la première fois, découvert ce vieux cabaret pittoresque dont le souvenir était resté marqué profondément dans sa mémoire. Et, superstitieusement, il espérait retrouver seule encore la jeune fille de l’autre jour. L’oncle et la tante seraient peut-être de nouveau partis pour Furnes.

Une fois Tom enfermé dans le chenil du marchand de tabac, Sylvain reprit donc le chemin qui rejoignait le canal de Dunkerque. Il marcha bon pas sur la route. Et bientôt, il retrouvait, avec une émotion joyeuse, le cadre singulier et verdoyant de la vieille auberge.

Il comprit alors pourquoi, bien qu’il eût mainte fois suivi ce chemin, il n’avait jamais été frappé de l’attrait du site. D’ordinaire, il ne prenait par la grand’route que pour partir en Belgique. Il avait fallu le hasard de sa promenade, l’autre jour, pour qu’il fit cette route à rebours. Et ce n’était que dans ce sens qu’on pouvait découvrir l’auberge. Dans l’autre sens, elle ne s’apercevait pas, on ne distinguait là qu’un bouquet d’arbres confus. On devait être averti pour deviner qu’il y avait dans ce bosquet la trace d’une ancienne grand’route et les restes d’un vieux pont.

— J’aurais très bien pu, sans le hasard, ne jamais entrer là, pensa le jeune homme.

Et cette idée l’attristait, il la chassa.

Sylvain fit encore deux ou trois cents mètres vers Dunkerque. Il trouva le nouveau pont, le franchit, tourna à droite, et par un petit chemin atteignit les derrières du cabaret. Il y avait là une haie de sureau qui limitait cet ermitage. Une porte à claire-voie était aménagée au milieu. Sylvain s’en approcha, vit qu’elle n’était fermée que par un loquet. Il le souleva, poussa la porte et, hardiment, entra dans le jardin.

— Je finirai toujours par retrouver la façade, pensait-il.

Il suivit une allée centrale, bordée de poiriers taillés en pyramide. Le long des allées transversales s’alignaient des rangées de groseilliers au beau feuillage vert tendre. Tout le jardin était découpé en plates-bandes assez mal tenues. Au milieu, penché vers le sol, un vieil homme ramassait des mauvaises herbes.

— Hé là ! appela Sylvain.

Mais le vieillard ne se retourna pas.

Sylvain continua sa route. Il atteignit un amas assez confus de bâtiments agglomérés un peu au hasard, les uns contre les autres. Il reconnut que ce devaient être les derrières de l’auberge. Mais cet ensemble était noyé ! dans un fouillis de végétation exubérante, un enchevêtrement de framboisiers incultes, retournés lentement à l’état sauvage, et qui montaient irrésistiblement à l’assaut de la vieille maïson. Plus loin, vus par-dessus le haut toit de tuiles rouges, les arbres de l’ancienne grand’route montaient, très grands, rapetissant sous l’épanouissement vigoureux de leurs frondaisons l’auberge qu’ils semblaient abriter.

Ces arbres puissants et massifs, Sylvain les reconnut aussitôt avec certitude, avant tout le reste. Il avança encore, il contourna les bâtiments. Et il se retrouva enfin sur l’espèce de placette ombragée qui formait terrasses devant l’auberge. Il alla s’asseoir à la même place que la première fois. Et, sans impatience, il attendit, emplissant ses yeux de toute cette verdure, retrouvant, avec un bonheur singulier dans l’âme, les souvenirs, les émotions discrètes et pleines de charme de sa première visite.

Sur le plancher du cabaret, un pas sonna. Sylvain ne se retournait pas, attendait.

Et soudain, il vit devant lui une petite vieille femme aux cheveux tout blancs, au visage rouge mais frais, aux yeux noirs et vifs, qui le regardait.

— Vous désirez, monsieur ? demanda-t-elle.

— Un verre de bière, madame.

La vieille femme disparut. Sylvain, un peu déçu, devina que c’était là la fameuse tante.

— Je suis entré par derrière, madame, dit-il quand elle lui apporta sa chope. Je ne trouvais plus mon chemin. Et j’ai vu un vieil homme, qui ne m’a pas entendu.

La vieille femme eut un sourire.

— C’est mon mari. Il est sourd. Et moi, je ne vois plus clair. Nous sommes bien ensemble, vous voyez.

— Il a l’air âgé.

— Passé quatre-vingts. Et moi bientôt, à deux ans près.

— Ça n’a pas l’air de vous gêner beaucoup. Je pense même que vous feriez encore une meilleure commerçante que votre nièce.

— Ça, oui, rit la vieille femme, qui devait être terriblement bavarde, et paraissait tout heureuse d’avoir quelqu’un avec qui causer. Elle n’a rien d’une cabaretière. Mais pourquoi dites-vous ça ?

— Parce que je la connais.

— Vous êtes client ? C’est drôle, je ne vous reconnais pas.

— Pas étonnant. Je suis venu ici l’autre jour, par hasard, pour la première fois de ma vie. J’ai dû me servir moi-même. Et par-dessus le marché, votre nièce a oublié de me faire payer.

Sylvain souriait. La vieille femme, elle, éclata de rire. Et elle passa la tête à l’intérieur de l’auberge, elle cria :

— Pascaline ! Ton client !

— Nous nous sommes bien amusés avec cette histoire, monsieur, dit-elle en revenant auprès de Sylvain. Elle disait toujours que vous alliez revenir. Pour la fâcher, tout le monde s’amusait à lui dire le contraire.

Un pas vif résonna. Pascaline accourait. Elle reconnut Sylvain, elle eut un cri joyeux :

— Ah, je savais bien que vous reviendriez…

Derrière elle, Jim accourait aussi, rageur, grondant, minuscule et furieux. Il paraissait plein d’une colère débordante. Ce lui serait sûrement un soulagement de pouvoir enfin mordre quelqu’un. Il se rua vers Sylvain, aveuglément.

— Hé bien, Jim, dit Sylvain d’un ton de reproche, on n’est plus amis, maintenant ?

Jim s’arrêta net. Doucement, Sylvain prenait du sucre dans sa poche, l’offrait à la petite bête. Et Jim se souvint, accepta le sucre, le croqua, et, agitant amicalement son embryon de queue, vint gratter de ses pattes de devant les genoux de Sylvain.

— Tu vois ! s’exclama Pascaline.

— C’est incroyable, dit la tante. — Mais…

Elle réfléchissait.

— … je me demande comment vous avez su tout de suite que j’étais la tante de Pascaline. Vous me dites que vous n’êtes jamais venu…

— Pas difficile. Mademoiselle m’avait dit qu’elle avait une vieille tante qui aimait bien parler.

— Oh ! s’exclama Pascaline, un peu confuse.

Et tout le monde rit encore, de bon cœur.

C’était une étrange maison. Nulle part Sylvain ne s’était senti le cœur aussi léger que là. Il lui semblait que ce coin ne fit pas partie du monde, que ce fût comme un îlot de fraicheur et de poésie, isolé du reste de la terre, et où on ne dût tout naturellement penser qu’à des choses heureuses et saines. Le jeune homme s’y sentait plus gai, plus léger, il avait un peu l’impression de n’être plus le Sylvain de tous les jours, mais le Sylvain que, tout petit, il pensait devenir, avant que la vie lui eût à grandes bourrades enseigné sa dure loi.

— Vous venez donc souvent par ici ? continuait la tante.

— Très souvent. Je fais du commerce, voyez-vous. Et ça me repose, de me promener un peu dans la campagne. Mais je n’ai jamais rencontré un coin aussi singulier que celui-ci.

— Le dimanche, il y a plus de monde.

— Pour moi, ça n’est pas un avantage. Je l’aime mieux comme cela.

— Ma tante se plaint toujours de ce qu’on y est trop tranquille, intervint Pascaline. Tu vois, ma tante, que j’ai raison de préférer la semaine.

— Ah, monsieur, dit la vieille femme, si vous aimez la paix, vous allez être l’ami de Pascaline. Elle dit que les clients sont tous ennuyeux…

— Au moins, elle ne flatte pas les gens.

— Ah, pardon, mais il faut vous dire que vous ne comptez pas encore parmi mes clients.

— Tant mieux.

— C’est vrai, reprit Pascaline, ils ne viennent ici que pour déballer leur attirail, amorcer, appâter, que sais-je. Pour leurs maudits poissons, ils oublient tout le monde.

— J’ai bien de la chance de n’être pas pêcheur.

— Oui. Il y a beau temps que je vous aurais laissé avec vos lignes et vos hameçons. Mais vous, au moins, vous savez de quoi parler, on ne s’ennuie pas, avec vous. Eux ont peur de remuer les lèvres. Il paraît que ça fait peur au poisson.

— Pour vous, ça doit être terrible ?

— Oui, dit naïvement Pascaline.

Mais du bout du jardin, une voix appela :

— Henriette, Henriette…

— Ça y est, dit la tante. Voilà qu’il s’est encore une fois perdu.

Elle s’élança, avec une vivacité qu’on ne lui eût plus soupconnée, vers le jardin.

— Qui est-ce qui s’est encore perdu ? demanda Sylvain, surpris.

— Mon oncle. Il est très vieux, vous savez. De temps en temps, il ne s’y retrouve plus. Ses yeux sont usés, et il n’entend plus clair.

Sylvain caressait Jim, qui se pelotonnait sur ses genoux. Il le prit doucement par le milieu du corps, l’assit sur la chaise en face de lui, lui releva les pattes de devant. Jim se laissa crouler. Sylvain recommença avec patience, faisant alterner équitablement les morceaux de sucre et les petites tapes. Au bout de cinq minutes, Jim paraissait avoir compris vaguement ce qu’on avait voulu lui inculquer, et, avec une indiscutable bonne volonté, s’efforçait de se tenir tant bien que mal sur le derrière.

— Assez pour aujourd’hui, dit alors Sylvain. Il ne faut pas le dégoûter du travail.

— Moi, je n’aurais jamais la patience, s’exclama Pascaline.

— Il en apprendra bien d’autres, si vous le voulez.

La tante revenait. À son bras s’appuyait un grand vieillard, près de qui elle paraissait toute petite. Cela n’empêchait pas la tante de le semoncer avec vigueur, agitant la main violemment pour renforcer l’énergie de son discours. Le vieil homme, sans s’émouvoir, continuait à marcher, avec l’air de quelqu’un qui a l’habitude de ces choses. Bien que voûté, il était encore aussi haut que Sylvain. Il avait dû posséder une vigueur peu commune, à en juger par sa carrure et la massivité de ses membres. Sa tête très grosse semblait encore alourdie par une épaisse chevelure blanche, et une barbe inculte qui foisonnait sur ses joues. Sylvain, qui ne l’avait qu’entrevu dans le jardin, l’admira. Il avait un nez fort et droit, une grande bouche charnue, vermeille encore malgré l’âge, et des yeux bleu clair, au regard éteint. Il donnait une impression de sagesse, de gravité biblique. Tout près de Sylvain seulement il parut le voir.

— Bonjour, bonjour, dit-il.

Et il passa, il se laissa entraîner par sa femme, qui continuait à gesticuler, et lui dire qu’il était pire qu’un enfant, qu’on ne pouvait plus le laisser seul sans qu’il fit des bêtises, qu’elle passait sa vie à courir derrière lui, qu’elle en perdait la tête…

— Oui, femme. Oui, femme, se contentait de dire le vieillard, avec la sérénité d’un vieux philosophe.

Et ils disparurent dans l’auberge.

— N’est-ce pas qu’il est magnifique ? demanda Pascaline.

— Oui, dit Sylvain avec sincérité, magnifique !

— Vous verrez, quand vous le connaîtrez. Il ne parle presque jamais, mais tout ce qu’il dit, on gagne à l’écouter.

— Votre tante est en colère ?

— Non. Non. Mais elle n’a pas beaucoup de patience, alors elle le bouscule un petit peu, quelquefois. Elle s’ennuie, c’est sa seule distraction.

Elle riait, en disant cela. Et Sylvain en oubliait le sens de ses paroles, ne l’écoutait plus, ne pensait plus qu’à la regarder rire.

— Heureusement, reprit-elle, il ne s’en soucie pas, il n’en fait qu’à sa tête.

— Elle ne veut pas qu’il aille au jardin ?

— Non. Elle a peur qu’il tombe. Mais lui aime bien, Il est triste de ne plus pouvoir y travailler, il va y ramasser des cailloux, des mauvaises herbes. Ça le console. Au fond, ils s’aiment bien tout de même. Quand elle est malade, il ne veut plus manger.

— Et vous n’avez plus qu’eux ?

— Oui.

— Ils sont vieux, cependant.

— Oui. Lui est le frère de mon grand-père.

Elle s’arrêta. Par un retour naturel, elle en revenait au jeune homme, elle le regardait comme au jour de sa première visite, avec une curiosité franche, qui ne paraissait pas insolente, parce qu’elle se laissait lire ouvertement.

Sylvain devinait sur ce visage mobile toutes les pensées qui s’y reflétaient, qui passaient sur ses traits tranquilles comme des ondes sur une eau calme.

— Et vous ? avait-elle envie de demander, sans oser employer cette forme d’interrogation un peu brutale.

Il alla au-devant de son désir.

— Et moi, puisque je vois que ça vous intéresse, je m’appelle Sylvain, dit-il. Et je vis à Dunkerque, où je n’ai même pas la chance d’avoir une tante avec qui je pourrais passer le temps à me disputer.

Pascaline rit encore.

— Vous êtes amusant quand vous dites tout cela. Oui, je me demandais qui vous étiez. Et vous vous promenez souvent, comme ça ?

— Assez souvent, oui.

— Vous reviendrez encore, alors ?

— Vous aimeriez que je revienne ?

— Ah oui, dit Pascaline, sans la moindre gêne. Vous êtes drôle, quand vous le voulez. Et puis il y a Jim à qui ça ferait du bien de travailler un tout petit peu.

Elle avait dit cela avec une telle simplicité qu’on sentait en elle encore toute la spontanéité de l’enfance. La femme sommeillait, il n’y avait nulle coquetterie, nul désir de plaire, nulle arrière-pensée trouble dans ce désir de revoir Sylvain, ingénument exprimé. Sylvain le comprenait. Il n’en tira aucune fatuité. Peut-être eût-il espéré davantage. Mais peut-être aussi eût-il été déçu, si les choses ne s’étaient pas passées ainsi.

Telle qu’elle était, Pascaline répondait de façon absolue à quelque chose qu’il portait en lui, un désir, une aspiration de sa prime jeunesse, un idéal à la fois compliqué et précis que la vie avait refoulé, comprimé, sans arriver à l’étouffer et le détruire. Et de le rencontrer ainsi, brusquement, Sylvain se sentait à la fois heureux et inquiet. Il craignait de le voir s’évanouir. Il avait peur que tout cela ne fût qu’une rouerie plus adroite que les autres, une ruse de coquette adroitement menée. Ce qu’un autre eût souhaité, lui craignait de le voir arriver.

Mais la jeune fille était loin de ces pensées. Pour elle, tout était clair, aussi simple dans la réalité que dans ses paroles. Elle n’avait même pas soupçonné ce qui s’agitait dans l’âme du jeune homme, tandis qu’il gardait le silence.

Sylvain se leva.

— Cette fois-ci, je serais bien content de pouvoir payer, dit-il.

Il entra dans la maison, reconnut, avec le plaisir qu’on éprouve à retrouver des souvenirs agréables, la vaste pièce fraîche et sombre, sa cheminée à l’antique, et ses fauteuils de tapisserie. La vieille tante vint recevoir la piécette de Sylvain. Et l’oncle, enfoncé dans son fauteuil de tapisserie, immobile, les yeux mi-clos, ne quitta pas sa pose tranquille, le perpétuel rêve intérieur qui donne à la vieillesse son impressionnante majesté.

Sylvain, après avoir, sur l’invitation de la vieille femme, promis de revenir, quitta l’auberge. Jusqu’aux derniers arbres de l’ancienne grand’route, la tante et la nièce le reconduisirent. Et quand il s’éloigna, il vit encore Pascaline, qui, très haut, à bout de bras, levait le farouche Jim, afin qu’il saluât son éducateur de ses derniers aboiements.