Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 330-344).


XIX

Les Bouquets d’Alice.


La première personne qui se montra dans le voisinage de l’hôtel Pyncheon, le lendemain du grand orage, fut l’Oncle Venner, attelé à une brouette.

Pyncheon-street, devant la Maison aux Sept Pignons, offrait, ce jour-là, un spectacle beaucoup plus agréable qu’on n’aurait pu l’attendre d’une humble ruelle, bordée en certains endroits de misérables palissades, et en certains autres, de grossiers chalets mal habités. La Nature voulait sans doute compenser, par les délices de cette matinée, les cinq mauvais jours pendant lesquels elle avait sévi. Le ciel était bleu, et prêtait de son charme paisible à tous les objets que le regard pouvait rencontrer ; aux pierres des trottoirs, proprettes et bien lavées, — aux flaques d’eau, restées dans les creux du pavé, lesquelles réfléchissaient, comme un miroir, l’azur céleste, — aux herbes sauvages qui, ravivées par la pluie, décoraient le bas des palissades, derrière lesquelles, si on y jetait un coup d’œil, s’entrevoyait une végétation luxuriante. L’Orme Pyncheon, sous une fraîche brise, voyait s’égayer ses vastes ramures, et on entendait au loin le frémissement bavard de ses mille petites langues feuillues, qui murmuraient toutes à la fois. Le vieil arbre n’avait pas souffert de la tempête, et la verdure était au grand complet, sauf une seule branche qui, par un de ces changements précoces au moyen desquels cette espèce d’arbre semble vouloir annoncer l’automne, avait pris une teinte jaune d’or. On eût dit le rameau qui, jadis, ouvrit les domaines de Pluton au pieux Æneas, et à la Sibylle.

Fiez-vous donc aux apparences ! L’hôtel Pyncheon en ce moment n’avait rien que de vénérable, et son aspect n’éveillait que des idées de bonheur. Les obliques rayons que le soleil envoyait à ses fenêtres, et qu’elles reflétaient joyeusement, — les longues lignes et les touffes éparses de mousse verte, par lesquelles le vieil édifice, fraternisant avec le Règne végétal, semblait prendre place parmi les plus anciennes créations de la Nature, et qui l’apparentaient, en quelque sorte, aux chênes séculaires des forêts primitives, — les gigantesques bardanes qui foisonnaient au seuil de l’antique portail, — tout cela, pour une personne douée de quelque imagination, en faisait la résidence d’une ancienne race Puritaine, chez laquelle l’inflexible transmission des vertus héréditaires avait à jamais fixé la concorde et le bonheur domestiques.

Un détail, par-dessus tout, serait resté dans la mémoire d’un observateur comme celui que nous supposons. Nous voulons parler de cette touffe de fleurs tachetées de pourpre, qui s’épanouissait à l’angle des deux pignons de la façade. Les vieillards, nous l’avons dit, leur avaient donné le nom de Bouquets d’Alice, en mémoire de la belle Alice Pyncheon qui, selon les traditions reçues, en avait rapporté la graine à son retour d’Italie. Leur beauté, leur éclat naturel, semblaient exprimer, sous une forme mystique, l’accomplissement définitif de quelque grand résultat à l’intérieur du vieil hôtel de famille.

Ainsi qu’on l’a vu plus haut, ce fut peu après le lever du soleil, que l’Oncle Venner se montra dans la rue avec sa brouette. Il allait ainsi tous les matins faire sa collecte de menus débris et de légumes perdus, à l’usage du pourceau qu’il élevait. Ce pourceau banal était exclusivement nourri, et fort bien, par cette espèce de contribution alimentaire. Miss Hepzibah Pyncheon, depuis le retour de son frère, fournissait une large part à cette aumône déguisée, et l’Oncle Venner s’en trouva d’autant plus déçu, lorsqu’il ne trouva pas au seuil des Sept Pignons, la grande terrine bien garnie sur laquelle il avait compté.

« Jamais je n’ai vu miss Hepzibah si négligente, se dit le patriarche en haillons… Frapperai-je, pour voir si elle est levée ?… Oh non, non, — ce serait trop se permettre ! Si la petite Phœbé habitait encore la maison, je ne dis pas… Mais miss Hepzibah, même sans me vouloir le moindre mal, me ferait une grimace que je ne veux pas affronter ; je reviendrai donc un peu plus tard. »

En vertu de ces réflexions, le vieillard laissa retomber la porte de l’arrière-cour. Criant sur ses gonds, comme toutes celles de cette antique demeure, elle éveilla l’attention du locataire installé dans le pignon du nord, pignon qui avait du côté de la porte un jour oblique.

« Eh bonjour, Oncle Venner ! dit le photographe, s’accoudant à cette fenêtre… Personne encore n’a donc bougé ?

— Personne, répondit le guenilleux. Mais pourquoi s’en étonner ? le soleil n’est pas levé depuis plus d’un& demi-heure… Charmé de vous voir, monsieur Holgrave ! Ce côté de la maison a quelque chose de solitaire et d’abandonné, qui me faisait vraiment mal au cœur… C’est comme s’il n’y avait là aucun être vivant… Le devant de la maison est bien autrement gai. Les Bouquets d’Alice ont fleuri d’une façon merveilleuse ; et si j’étais encore jeune, monsieur Holgrave, je voudrais en rapporter quelques brins à mon amoureuse, fallût-il risquer mon cou pour grimper jusque-là.

— Comme vous dites, répliqua l’artiste en souriant. Si je croyais aux fantômes, — et je ne suis pas bien sûr de n’y pas croire, — j’aurais pu supposer que tous les Pyncheon du passé s’en donnaient cette nuit à cœur joie, dans les appartements du rez-de-chaussée, surtout dans ceux qu’occupe Miss Hepzibah… Maintenant tout est paisible.

— C’est justement cela, dit l’Oncle Venner ; elle rattrape présentement le sommeil que lui a fait perdre cet affreux tapage : — mais ne serait-il pas curieux, dites-moi, que le Juge eût emmené à la campagne, avec lui, ses deux parents ? Pas plus tard qu’hier je l’ai vu entrer dans le magasin.

— À quelle heure ? demanda Holgrave.

— Oh, dans le courant de l’après-midi, répondit le vieillard… Et maintenant nous allons continuer notre ronde, moi et ma brouette ; j’ai à la maison un convive qui est pressé de déjeuner… Bonjour à vous, M. Holgrave !… Mais à votre place, je vous le répète, je voudrais cueillir un des Bouquets d’Alice, et le conserver dans l’eau jusqu’au retour de miss Phœbé.

— On prétend, dit le photographe au moment de retirer la tête, on prétend que l’eau de la source de Maule convient tout spécialement à ces fleurs. »

Ici finit la conversation, et l’Oncle Venner passa son chemin.

Pendant une demi-heure encore, rien ne troubla le repos des Sept Pignons, et ils ne reçurent d’autre visite que celle du porteur de journaux qui déposa une de ses feuilles sur la première marche du perron, Hepzibah l’ayant habitué, depuis quelque temps, à ce service quotidien. Vint ensuite, après un intervalle de plusieurs minutes, une femme étonnamment grasse, étonnamment active, qui trébucha sur les marches du magasin, tant elle était vite accourue. À deux reprises elle poussa la porte, qui tint bon ; la troisième secousse fut tellement violente que la clochette y répondit par un aigre tintement auquel l’irascible ménagère riposta, de son côté, par un véritable anathème prononcé sur « la vieille Pyncheon. » Une voisine ouvrit sa fenêtre pour avertir mistress Gubbins que personne ne lui répondrait.

« Nous verrons cela, s’écria mistress Gubbins, avec une nouvelle atteinte au repos de la clochette… Nous verrons si le déjeuner de monsieur Gubbins souffrira des airs que se donne cette demoiselle de malheur.

— Ça, mistress Gubbins, répondit la dame d’en face, voulez-vous entendre raison ?… La vieille demoiselle et son frère sont partis tous les deux pour la campagne. de leur cousin le juge Pyncheon… Pas une âme dans la maison, si ce n’est ce jeune photographe qui habite le pignon du Nord… Je vis hier s’en aller la vieille Hepzibah et Clifford, — deux étranges canards, ma foi, pataugeant ainsi dans les rues fangeuses !… Je vous garantis qu’ils sont absents.

— Et que savez-vous s’ils sont allés chez le Juge ? demanda mistress Gubbins… Il y a bien longtemps que ce richard est en dispute réglée avec miss Hepzibah, parce qu’il n’a jamais voulu lui accorder une pension… C’est justement pour cela, et tout exprès afin de lui faire pièce, qu’elle a ouvert son petit magasin.

— Je le sais de reste, dit la voisine, mais ce qui est certain, c’est qu’ils sont partis… Et qui donc, si ce n’est un proche parent, voudrait s’affubler de deux oiseaux de nuit comme ceux-là ? »

Mistress Gubbins s’éloigna là-dessus, plus rouge, plus échauffée que jamais, et fulminant de plus belle contre l’absence d’Hepzibah. Pendant une demi-heure, et peut-être davantage, le dehors de la maison redevint aussi calme que le dedans. L’Orme, cependant, continuait à soupirer d’accord avec la brise ; un essaim ailé, tourbillonnant gaiement sous son ombre, se transformait en fusée d’étincelles chaque fois que son vol l’entraînait au soleil. Une sauterelle chanta une ou deux fois dans quelque insondable profondeur du grand arbre, et un petit oiseau solitaire, au plumage d’or pâle, s’en vint voltiger parmi les Bouquets d’Alice.

Survint, allant à l’école, maître Ned Wiggins, le gourmand omnivore que nous connaissons. Pour la première fois depuis quinze jours, il était en possession d’un cent, et comptait bien se régaler de quelque éléphant ; peut-être aussi, à l’instar d’Hamlet, voulait-il « dévorer un crocodile. » La clochette répondait à ses efforts désespérés par quelques faibles tintements, qui semblaient se rire des efforts du petit drôle. Cramponné à la poignée de la porte, et par une fente des rideaux, il vit complètement fermée la communication intérieure du magasin avec le corridor qui menait au salon. Exaspéré du silence qui continuait à régner, le marmot ramassa une pierre qu’il allait gaillardement lancer à travers les carreaux, quand deux hommes venant à passer, l’un d’eux arrêta son bras redoutable. Après s’être fait expliquer de quoi il s’agissait, et avoir expédié notre affreux petit gourmand vers un autre magasin situé au coin de la rue voisine :

« Il est bien étrange, Dixey, ajouta-t-il, s’adressant à son compagnon, que tous ces Pyncheon soient sujets à quelque accident. Le groom du Juge, qui est allé, par son ordre, l’attendre à la porte de la maison où il dînait, n’a pas encore vu sortir son maître. Les domestiques, sens dessus dessous, ne peuvent rien comprendre à cette conduite si extraordinaire. Jamais encore, depuis qu’ils sont à son service, le Juge n’avait découché.

— Bon ! bon ! vous verrez qu’il se retrouvera, répliqua Dixey ; et quant à la vieille Pyncheon, elle aura levé le pied pour échapper aux poursuites de ses créanciers… Je vous disais bien, lorsqu’elle ouvrit son magasin, que sa grimace diabolique mettrait en fuite tous les clients.

— Et je vous disais aussi que tout cela n’irait pas, reprit son ami… C’en est fait des petits commerces entrepris par des femmes… La mienne s’y est essayée ; elle y a perdu cinq dollars de son capital.

— Pauvre métier, ajouta Dixey en secouant la tête, bien pauvre métier, et qui ne rapporte rien ! »

Dans le cours de la matinée, maint et maint autre visiteur vint frapper à la porte de cette silencieuse et impénétrable demeure ; les fournisseurs arrivèrent l’un après l’autre, et parmi eux le boucher qui avait mis de côté je ne sais quel morceau de choix, spécialement destiné à Clifford. Étonné que personne ne répondît à une pareille prévenance, il regarda par la même fente des rideaux qu’avait déjà explorée la curiosité de Ned Wiggins. La porte de communication que l’enfant avait vue fermée, s’était ouverte depuis lors. — Par quel miracle, nous ne savons, mais cela était. — Au fond du corridor, s’entrevoyait vaguement l’intérieur obscur du salon, et il sembla au boucher qu’il discernait assez bien les jambes robustes, revêtues de pantalons noirs, d’un homme assis dans le grand fauteuil de chêne, le reste de la personne demeurant caché par le dossier de l’antique siége. La tranquillité dédaigneuse que manifestait ainsi un des hôtes de la maison, irrita profondément le boucher, qui se retira aussitôt, maugréant après l’ingratitude humaine, et se promettant bien de faire expier un si mauvais procédé à des clients dont il croyait pouvoir attendre plus d’égards.

Au coin de la rue, peu après, une musique s’éleva ; c’était le petit joueur d’orgue Italien qui, suivi d’une foule de marmots, venait avec son singe et ses marionnettes s’établir à l’ombre de l’Orme Pyncheon. Un doux souvenir l’y attirait. Il n’avait oublié, ni le charmant visage de Phœbé, ni la poignée de cents qu’elle avait fait pleuvoir sur sa tête. Mais cette fois, il eut beau lever ses yeux brillants du côté de la Croisée en ogive, mettre en jeu ses plus belles musiques, faire faire au singe ses cabrioles les plus grotesques, personne ne parut aux fenêtres, et la sauterelle seule, du fond de son arbre, répondit à tout ce tapage. Le jeune Italien s’obstinait cependant, il persistait en ses appels mélodieux, fidèle à quelque souvenir caressé. Il se rappelait la figure mélancolique de Clifford qui, se mariant au sourire de Phœbé, avait peut-être parlé à ce pauvre exilé la langue universelle, la langue du cœur. Il repassa tout son répertoire à plusieurs reprises, et si bien que ses auditeurs commençaient à être fatigués, comme aussi le singe, et les marionnettes elles-mêmes. Pas de réponse, pourtant ; la sauterelle seule chantait.

« Il n’y a pas d’enfants dans cette maison, dit enfin un écolier. Rien qu’une vieille fille et un vieux homme… Vous n’avez pas la moindre chance de ce côté… Pourquoi n’allez-vous pas un peu plus loin ?

— Et vous, imbécile, pourquoi l’avertissez-vous ? reprit tout bas un rusé petit yankee qui ne se souciait nullement de la musique, mais s’éjouissait, néanmoins, de l’avoir à si bon compte… Laissez-le jouer tant qu’il lui plaira !… Si personne ne le paye, tant pis pour lui, cela le regarde. »

Un spectateur inaverti se serait demandé si l’obstination du jeune Italien obtiendrait enfin sa récompense, et si le petit singe à longue queue, ce Mammon ridicule, verrait enfin, après tant et tant de révérences, tomber un pauvre cent dans la paume de sa main noirâtre ; mais pour nous, qui savons tous les secrets de la maison devant laquelle se déroule ce petit drame des rues, il y a dans cette répétition continuelle de mélodies populaires, sautillantes et vives au seuil du grand hôtel sombre, un contraste saisissant pour l’esprit. Voyez plutôt l’étrange scène, si tout à coup se montrait sur le seuil, avec sa chemise sanglante et son blême visage, le juge Pyncheon en personne, écartant du geste le jeune vagabond étranger !… Mais ce contraste du familier et du tragique, de la danse et du trépas, des marionnettes et du cadavre, on le retrouve à chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, — et nous ne nous y arrêterons pas davantage.

Avant que l’Italien n’eût fini, deux ouvriers vinrent à passer, qui s’en allaient prendre leur repas.

« Vous feriez mieux, mon petit Français, cria l’un d’eux, de laisser là cette porte et d’aller vous établir ailleurs avec toutes vos drôleries… Ceci est le logis de la famille Pyncheon, et je vous assure qu’ils n’ont pas le cœur à la musique. Le bruit court, par toute la ville, que le juge Pyncheon, propriétaire de la maison, a été assassiné cette nuit-ci. Notre City-marshal, le chef de la police municipale, vient justement s’enquérir du fait… Déguerpissez donc, et rondement ! »

Au moment où l’Italien chargeait sur ses épaules sa boîte à musique, il vit sur la première marche du perron une carte qui était restée là toute la matinée, recouverte par le journal, et qui, celui-ci écarté, venait de se trouver en vue. Il la ramassa, et voyant qu’elle portait quelques mots écrits au crayon, les fit lire à l’homme qui l’avait interpellé. C’était, en définitive, une carte de visite du juge Pyncheon, au dos de laquelle étaient inscrits certains memoranda relatifs aux affaires diverses qu’il avait eu le projet de régler durant la journée précédente ; — abrégé prospectif des annales de ce jour, à ceci près, néanmoins, que les choses ne s’étaient pas tout à fait arrangées selon le programme. La carte avait dû tomber de la poche de son gilet au moment où le Juge essayait d’abord de pénétrer dans la maison par la porte principale. Bien qu’humectée par la pluie, elle était encore lisible, du moins en partie.

« Arrivez ici, Dixey ! cria l’homme ; voilà qui n’est pas sans rapport avec le juge Pyncheon… Regardez plutôt !… Son nom est gravé de ce côté ; puis, au revers, se trouvent quelques mots qui me semblent écrits de sa main.

— Portons cela au City-marshal, s’écria Dixey… Cet indice le mettra peut-être sur la voie… Après tout, murmura-t-il à l’oreille de son compagnon, il ne faudrait pas s’étonner beaucoup que le Juge, une fois entré par cette porte, n’eût jamais repassé le seuil de la maison !… Certain cousin qu’il a pourrait bien s’être rappelé ses anciens tours… Sans compter que la vieille Pyncheon a dû s’endetter dans son commerce, — que le portefeuille du Juge était toujours bien garni, — et qu’il existait entre eux de vieux griefs… Tout cela mis ensemble, voyez un peu à quoi on arrive !

— Chut, chut ! murmura l’autre… C’est une sorte de péché que d’être le premier à parler de pareilles choses, mais je n’en suis pas moins de votre avis qu’il faut porter cela au City-marshal.

— Sans doute, sans doute, ajouta Dixey. Mais voyez un peu, j’avais toujours entrevu quelque chose d’infernal dans l’affreuse grimace de cette vieille femme ! »

Les deux hommes, en conséquence, revinrent sur leurs pas et remontèrent la rue. L’Italien, qui s’en allait aussi, marcha longtemps le menton sur l’épaule, jetant un regard d’adieu à la Croisée en ogive. Quant aux enfants, ils prirent immédiatement leurs jambes à leur cou, et décampèrent comme si quelque géant ou quelque ogresse s’étaient mis à leurs trousses. Pendant le reste du jour, les plus timides faisaient de grands détours afin d’éviter la Maison aux Sept Pignons ; les plus hardis, par contre, signalaient leur témérité en défiant leurs camarades à qui passerait au galop devant cette maison maudite.

Le joueur d’orgue n’avait pas disparu depuis plus d’une demi-heure, lorsqu’un fiacre descendit la rue au grand trot. Il s’arrêta sous l’Orme Pyncheon ; le cocher prit sur l’impériale de la voiture une malle, un sac de tapisserie et un carton qu’il déposa sur le perron du vieil hôtel ; à l’intérieur du cab se dessina d’abord un chapeau de paille, puis le frais et riant visage d’une jeune fille. C’était Phœbé ! Un peu moins sereine, un peu moins épanouie que nous ne l’avons vue débarquer au même endroit dès le début de notre récit, elle rapportait cependant avec elle cette clarté radieuse et tranquille, ce réalisme gracieux, ennemi des chimères, qui chez elle étaient des dons de nature. C’est tout au plus, cependant, si nous voudrions lui voir franchir à ce moment le seuil de la Maison aux Sept Pignons ; il faudrait, en tout cas, la prévenir de l’effrayant spectacle qui l’attend là, — cette même vision du Juge immobile dans son fauteuil, que nous avons eue sous les yeux pendant tout le cours d’une veillée interminable.

Phœbé, d’abord, poussa la porte du magasin. Cette porte ne s’ouvrit point et le rideau blanc tiré derrière la fenêtre qui formait la partie supérieure du guichet, frappa, comme un symptôme inusité, son intelligence prompte et subtile. Sans autre effort pour entrer par là, elle se transporta devant le grand portail au-dessous de la Croisée en ogive. Le trouvant fermé, la jeune fille frappa. Le choc du marteau fut réverbérer par le vide intérieur. Elle frappa une seconde, une troisième fois, et l’oreille au guet, se figura qu’elle entendait craquer le plancher comme si Hepzibah, selon sa coutume, venait lui ouvrir sur la pointe des pieds. Mais il se fit ensuite un silence tel que Phœbé se prit à se demander, bien que les dehors de la maison lui fussent devenus aussi familiers que possible, si par hasard elle ne s’était pas trompée de porte.

Une voix d’enfant vint alors attirer son attention. Cette voix semblait l’appeler. En cherchant à reconnaître d’où elle partait, Phœbé aperçut le petit Ned Wiggins, qui du bas de la rue, à bonne distance, frappant du pied, secouant la tête et des deux mains lui adressant des gestes de supplication, criait en même temps vers elle de toutes ses forces :

« Non, Phœbé, non ! hurlait le gamin, n’entrez pas là, n’entrez pas !… Il se passe là dedans des choses affreuses… N’entrez pas… Pour Dieu, gardez-vous d’entrer ! »

Mais comme le petit drôle ne voulait à aucun prix s’aventurer dans un voisinage plus immédiat pour donner des explications plus complètes, Phœbé en conclut que sa cousine Hepzibah lui avait fait peur, ce qui, après tout, n’aurait rien eu que de très-ordinaire. À sa vue, en effet, ou bien les enfants s’effarouchaient, ou bien ils se livraient à des rires inconvenants.

Cet incident fit d’autant mieux sentir à Phœbé combien, en son absence, la maison s’était faite impénétrable et mystérieuse. Elle ne vit d’autre ressource que d’entrer dans le jardin, où elle s’estimait sûre, par une si tiède et si brillante journée, de trouver Clifford et même Hepzibah, réunis sans doute sous la tonnelle. Dès qu’elle y parut, les poules vinrent au-devant d’elle, moitié voletant, moitié courant, tandis qu’un matou étranger, qui montait la garde sous la fenêtre du salon, prit tout à coup le galop, grimpa précipitamment sur la palissade, et s’évanouit comme une ombre légère. La tonnelle était vide ; sur le plancher, la table et le banc circulaire, encore chargés d’humidité, s’étalaient, dans tout le désarroi de la dernière tempête, les feuilles dont le vent les avait jonchés. Le jardin, du reste, avait une physionomie plantureuse, échevelée, qui attestait à la fois l’absence de la jeune fille et l’influence d’une longue pluie ; les mauvaises herbes, de tous côtés, empiétaient sur le domaine des fleurs et des légumes. La source de Maule avait débordé de son lit de pierre et, dans le coin du potager, formait un étang d’une largeur formidable.

Le tableau, dans son ensemble, était celui d’un endroit où pas un pied humain n’avait laissé son empreinte depuis plusieurs jours, — depuis le départ de Phœbé très-probablement, — car elle retrouva sous la table du pavillon un petit peigne à elle qui avait dû y glisser pendant la dernière soirée où elle avait tenu compagnie à Clifford.

Ses deux parents, — elle le savait, — n’auraient en rien dérogé à leurs habitudes bizarres en se barricadant au fond de leur maison, comme il semblait qu’ils s’y fussent décidés. Ce fut néanmoins avec de vagues appréhensions, des soupçons difficiles à définir, qu’elle se dirigea vers la porte servant ordinairement de communication entre la maison et le jardin. Cette porte se trouva fermée en dedans, comme les deux autres qu’elle avait déjà voulu ouvrir. Elle frappa néanmoins, et tout aussitôt, — on eût dit un signal attendu, — la porte s’ouvrit à grand effort, évidemment tirée en dedans par une personne invisible, et juste assez pour qu’elle pût entrer en s’effaçant des épaules. Comme Hepzibah, pour ne pas s’exposer aux regards du dehors, ouvrait toujours de cette façon, Phœbé dut en conclure qu’elle était bien introduite ainsi par sa cousine.

Elle franchit donc le seuil sans hésitation, et à peine était-elle entrée, que la porte se referma derrière elle.