Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 345-357).


XX

La fleur de l’Éden


Phœbé, passant si soudainement d’une lumière éclatante à l’ombre dense des longs corridors, se trouva comme aveuglée.

Avant que ses yeux se fussent faits à l’obscurité, une main saisit la sienne dans une douce et chaude étreinte, caresse bien venue qui fit tressaillir son cœur d’une indéfinissable volupté. Elle se sentit attirer non vers le salon, mais dans une vaste pièce inoccupée qui jadis avait été la grande « salle aux galas » de l’antique demeure. Le soleil y entrait librement par des fenêtres sans rideaux, éclairant les parquets poudreux ; et Phœbé put ainsi s’assurer, — ce qui à vrai dire n’avait plus été un secret pour elle depuis qu’une main brûlante avait pressé la sienne, — que ce n’était ni Hepzibah ni Clifford, mais Holgrave lui-même à qui elle devait son admission dans Pyncheon House. Ce qui l’avait déterminée à céder sans la moindre résistance au mouvement par lequel il l’appelait à lui, était l’impression vague, la subtile intuition de quelque chose qu’il avait à lui dire. Sans retirer sa main, elle tenait les yeux attentivement fixés sur le visage du jeune homme, non qu’elle se hâtât de prévoir quelque malheur, mais parce qu’elle avait naturellement conscience d’un grave changement survenu depuis son départ dans la condition de la famille, et qu’il lui tardait de se le voir expliquer.

L’artiste était plus pâle qu’à l’ordinaire ; sur son front pensif et contrarié, une ride profonde tombait verticalement entre les sourcils. Mais son sourire, empreint d’une chaleur sincère, exprimait une joie qui, pour Phœbé, contrastait étrangement avec la réserve toute américaine sous laquelle Holgrave dissimulait d’ordinaire ses émotions les plus profondes.

Sa physionomie était celle d’un homme qui, seul dans quelque forêt désolée, dans quelque désert sans limites, absorbé par la contemplation de quelque objet terrible, verrait arriver à lui l’être qu’il aime le mieux et celui qui peut le ramener le plus vite aux pacifiques préoccupations de la vie quotidienne. Pourtant, dès qu’il entrevit la nécessité de répondre aux questions que lui adressait le regard de la jeune fille, le sourire dont nous parlons disparut à l’instant.

« Je ne devrais pas, Phœbé, me réjouir de votre arrivée, lui dit-il… Nous nous retrouvons dans une conjoncture bien étrange.

— Qu’est-il donc arrivé ? s’écria-t-elle… Où sont Hepzibah et Clifford ?

— Partis !… Je ne saurais deviner où ils sont, répondit Holgrave… Dans cette vaste maison, nous sommes seuls, vous et moi !

— Hepzibah et Clifford courant le monde, s’écria Phœbé… Mais cela n’est pas possible !… Et pourquoi m’avez-vous conduite ici ? pourquoi pas dans le salon ?… Il faut qu’il soit arrivé quelque chose de terrible !… Je vais courir, je vais voir !…

— Non, non, Phœbé, dit Holgrave, qui la retint… C’est bien ce que je vous disais à l’instant… Ils sont partis tous les deux, et je ne sais pour où… Il s’est passé en effet quelque chose de terrible, mais ils ne sont ni les victimes de l’événement, ni ses promoteurs à aucun degré quelconque, je le jurerais sans hésiter… Je connais bien votre caractère, Phœbé, continua-t-il, fixant ses yeux sur ceux de la jeune fille avec une austère anxiété mêlée de tendresse : si douce que vous soyez et si acquise aux œuvres les plus simples, aux idées les plus reçues, vous n’en possédez pas moins une énergie remarquable. Le merveilleux équilibre de vos facultés doit vous mettre à même de supporter sans fléchir le poids des soucis qu’on pourrait vous croire le plus étrangers.

— Vous vous trompez, répondit Phœbé toute tremblante… Je suis très-faible, au contraire… Dites-moi pourtant ce qui est arrivé.

— Vous êtes forte, reprit Holgrave, insistant. Il faut vous montrer forte et prudente, car je me sens égaré ; j’ai perdu pour ainsi dire ma voie, et j’ai grand besoin de vos conseils. Peut-être tomberez-vous tout droit sur ce qu’il y a de mieux à faire.

— Parlez ! parlez ! dit Phœbé de plus en plus émue… Ces paroles équivoques, ce mystère, tout cela m’oppresse et me terrifie… Je préfère ne rien ignorer ! »

L’artiste hésita. Nonobstant ce qu’il venait de dire en toute sincérité sur l’idée qu’il s’était faite du caractère de Phœbé, si bien assis et si solide, il lui semblait presque coupable d’admettre cette enfant innocente dans l’affreux secret de ce qui s’était passé la veille. Et cependant, il n’y avait pas à le lui cacher ; il fallait de toute nécessité la mettre au courant.

« Phœbé, lui dit-il, vous rappelez-vous ceci ? »

Et en même temps il lui présentait une photographie, la même qu’il lui avait montrée lors de leur première entrevue dans le jardin, — celle qui mettait en relief, d’une manière si frappante, l’expression implacable et dure de la physionomie ainsi reproduite.

« En quoi ceci peut-il concerner Hepzibah et Clifford ? demanda Phœbé surprise et légèrement impatientée que Holgrave, en un pareil moment, se jouât ainsi de sa curiosité… Ce visage-là est celui du juge Pyncheon !… Je le connais ; vous me l’avez déjà montré.

— À la bonne heure, mais voici le même visage, photographié il y a deux heures, dit l’artiste lui présentant une autre miniature… Je venais de terminer l’opération quand je vous ai entendue frapper à la porte.

— Mais c’est la mort, ceci ! murmura Phœbé tout à coup devenue très-pâle… Le juge Pyncheon est donc mort ?

— Tel que vous le voyez là, dit Holgrave, il est assis dans le salon voisin… Le Juge est mort. Clifford et Hepzibah ont disparu !… Je n’en sais pas davantage… Tout le reste est conjecture… En rentrant, hier au soir, dans ma chambre solitaire, je n’ai vu éclairés ni le salon ni l’appartement d’Hepzibah, ni celui de Clifford… Dans la maison rien ne bougeait… Ce matin, même immobilité, même silence de mort. J’ai entendu, de ma fenêtre, une voisine affirmer que vos parents avaient été vus hier pendant l’orage, au moment où ils sortaient d’ici. Plus tard, une rumeur est venue m’apprendre qu’on cherchait de tous côtés le juge Pyncheon… Un sentiment que je ne saurais décrire, — une indéfinissable perception de quelque catastrophe, de quelque dénouement inévitable, — m’a décidé à me frayer un chemin jusque dans cette partie de la maison, où j’ai découvert ce que vous voyez… C’est à titre de témoignage pouvant servir à Clifford, et aussi à titre de souvenir tout spécialement précieux pour moi, — car sachez-le, Phœbé, des motifs héréditaires mêlent étrangement ma destinée à celle de cet homme, — c’est en vertu de ces motifs divers que j’ai voulu, par les moyens particuliers dont je dispose, conserver cette image authentique du juge Pyncheon après sa mort. »

Malgré son agitation, Phœbé ne put s’empêcher de remarquer la calme attitude d’Holgrave. Il paraissait comprendre, il est vrai, tout ce qu’avait de solennel le trépas du Juge, mais la révélation de ce fait n’avait éveillé aucune surprise dans son esprit, et il semblait le considérer comme un événement pré-ordonné, inévitable, en un mot s’adaptant si bien aux occurrences du passé qu’on aurait pu le prophétiser à coup sûr.

« Pourquoi n’avez-vous pas ouvert les portes ? pourquoi pas appelé des témoins ? demanda-t-elle avec un frisson d’angoisse… Il est terrible pour nous d’être ainsi tout seuls.

— Mais Clifford ? suggéra le photographe… Clifford et sa sœur ?… Nous devons chercher ce qu’il y a de mieux à faire pour eux… C’est une fatalité qu’ils aient ainsi disparu ! Leur fuite place l’événement sous le jour le plus faux et le plus défavorable. Cependant, pour qui les connaît, l’explication est bien simple ! Étourdis, frappés de terreur par l’analogie de cette mort avec un autre incident du même genre, qui fut jadis suivi pour Clifford de conséquences si désastreuses, ils n’ont eu, au premier abord, qu’une seule pensée, c’était de s’éloigner au plus vite… Combien tout cela est déplorable !… Si Hepzibah seulement eût poussé un cri, — si Clifford, ouvrant la porte à deux battants, avait proclamé la mort du juge Pyncheon, — cet incident si grave en lui-même n’aurait pu produire pour eux que les meilleurs résultats. Comme je l’envisage, il aurait pu servir puissamment à effacer la souillure qui noircit la renommée de Clifford.

— Et comment, demanda Phœbé, comment un bien quelconque pouvait-il sortir d’une catastrophe si terrible ?

— Parce que, dit l’artiste, si l’affaire est loyalement étudiée, naturellement interprétée, il doit paraître évident qu’aucun moyen illégitime n’a précipité la fin du juge Pyncheon. Ce genre de mort est pour les gens de sa race, depuis plusieurs générations, une véritable idiosyncrasie ; il ne revient pas souvent, à la vérité, mais lorsque c’est le cas, il attaque en général des individus arrivés à l’âge qu’avait le Juge, et les surprend le plus souvent, soit dans quelque accès de colère, soit au milieu des pressantes préoccupations d’une crise mentale. La prophétie du vieux Maule était probablement fondée sur la connaissance qu’il avait de cette prédisposition physique, héréditaire chez les Pyncheon. Maintenant il y a une analogie frappante, — que dis-je, une similitude presque absolue — entre la mort arrivée hier et celle que subissait il y a trente ans l’oncle de Clifford, d’après les souvenirs qui subsistent encore. Elle fut accompagnée cependant de circonstances tellement combinées, — inutile de les énumérer ici, — qu’on put regarder comme possible, comme probable — et même comme certain, vu la légèreté avec laquelle certaines hypothèses sont adoptées par le commun des hommes, — que le vieux Jaffrey Pyncheon avait péri de mort violente, et que son assassin était Clifford.

— D’où provenaient ces circonstances, s’écria Phœbé, puisqu’il était innocent, ainsi que nous le savons de reste ?

— Elles furent arrangées, dit Holgrave,… du moins telle est ma conviction, et cette conviction date de loin… elles furent arrangées, après la mort de l’oncle et avant qu’elle ne fût rendue publique, par l’homme maintenant assis dans le salon voisin. Sa propre mort si semblable à la première, mais exempte de tout soupçon, semble une visitation de Dieu qui en même temps a voulu le punir et manifester aux yeux de tous l’innocence de Clifford… Mais cette fuite, cette déplorable fuite donne à tout cela un autre aspect !… Peut-être est-il caché dans le voisinage… Si nous pouvions le rappeler à nous avant que la mort du Juge fût découverte, la situation deviendrait meilleure.

— Nous ne devons pas tenir ceci caché une minute de plus, s’écria Phœbé… C’est une chose terrible à garder ainsi au fond de nos cœurs. Clifford bien certainement n’est pas coupable. Dieu se chargera de faire éclater son innocence !… Ouvrons les portes à deux battants ; appelons tout ce qui nous entoure à constater la vérité !

— Vous avez raison, Phœbé, répondit Holgrave… Très-certainement, et sans aucun doute, vous avez raison. »

L’artiste, cependant, n’éprouvait pas pour cette lutte avec la Société, pour cet événement qui le plaçait en dehors des règles ordinaires, l’horreur qu’ils inspiraient à la douce Phœbé, toujours éprise de la routine et de la règle. Il n’était pas pressé comme elle de rentrer pour ainsi dire sur les rails de la vie ordinaire. Il puisait au contraire un plaisir sauvage dans sa situation actuelle ; — c’était comme une fleur de beauté singulière, épanouie dans un lieu désolé, mêlant ses parfums au vent des tempêtes, et qu’il avait cueillie avec bonheur ; elle le séparait avec Phœbé du reste de l’Univers, et les liait fortement l’un à l’autre par ce secret de mort dont ils avaient la possession exclusive, secret qui les forçait à délibérer ensemble, à prendre en commun tel ou tel parti décisif. — Une fois divulgué, au lieu d’habiter ensemble une île mystérieuse, inabordable, qui leur faisait au milieu des hommes une solitude enchantée, il verrait l’Océan humain les séparer de nouveau, et placer entre eux ses vagues innombrables. En attendant ils étaient côte à côte, la main dans la main, à l’entrée de ce corridor hanté par les ombres, et cette position bizarre hâtait chez eux le développement de certaines émotions qui peut-être sans cela n’auraient pas fleuri si tôt. Nous ne sommes même pas bien assurés que Holgrave n’eût pas prémédité de les laisser mourir dans leur germe.

« Et pourquoi tant de retards ? demanda Phœbé. Ce secret m’empêche de respirer !… Ouvrons bien vite les portes !

— Eh, mon Dieu, dit Holgrave, nous ne goûterons peut-être pas, de notre vie tout entière, un moment pareil à celui-ci… Dites-moi, Phœbé, n’enferme-t-il que terreurs ?… N’avez-vous pas conscience, ainsi que moi, d’une joie intime qui fait de ce moment la minute décisive de notre vie, la seule qui lui donne son prix ?

— N’est-ce pas un péché, répondit Phœbé toute tremblante, que parler de joie en un pareil moment ?

— Si vous pouviez savoir, s’écria l’artiste, si vous pouviez savoir où j’en étais quand vous êtes venue !… Quelle heure sombre ! quelle misère glacée !… La présence de ce mort qui est là projetait sur toutes choses une grande ombre noire ; elle transformait pour moi l’univers en un vaste théâtre de crimes, et de châtiments plus effroyables encore que le crime lui-même… Devant ce spectacle, ma jeunesse s’en allait… Je ne pensais pas la voir jamais renaître !… Le monde m’apparaissait bizarre, insensé, méchant, ennemi ; ma vie passée, comme un désert aride et dépeuplé ; mon avenir, comme une masse de ténèbres informes auxquels il fallait conserver des formes ténébreuses… Mais tout à coup, Phœbé franchit le seuil, l’air s’attiédit, l’espoir, le bonheur pénètrent ici avec elle… Pourquoi, maintenant, ne pas vous dire tout ce que j’éprouve ?… Je vous aime, Phœbé, je vous aime de toute mon âme !

— Comment pouvez-vous aimer cette simple enfant que je suis ? demanda Phœbé que cet élan passionné contraignait à répondre… Vous avez bien des pensées auxquelles, malgré tous mes efforts, je ne saurais m’associer. Et moi,… moi aussi,… j’ai des instincts qui vous sont tout aussi peu sympathiques… Ceci pourtant est le moindre obstacle… Mais je n’ai pas assez d’esprit, assez d’intelligence pour vous rendre heureux.

— Je ne vois de bonheur possible qu’en vous, répondit Holgrave. Je ne puis croire qu’à celui dont vous disposez !

— C’est égal, j’ai peur ! continua Phœbé qui, même en lui faisant l’aveu sincère de ses doutes, s’inclinait vers lui par un irrésistible entraînement… J’ai peur de me laisser conduire par vous en dehors de mon paisible sentier… Je m’efforcerai, je le sens, de vous suivre sur ces hauteurs où n’existe nulle trace humaine… Et ceci m’est impossible… Ma nature même s’y refuse… Savez-vous bien que je mourrai à la peine ?…

— Ah, Phœbé ! s’écria Holgrave, qui se laissa presque aller à soupirer tout en souriant d’un air pensif, les choses se passeront tout autrement que vous ne le prévoyez… Ce sont les malheureux qui poussent le monde en ayant et président aux évolutions de son avenir. L’homme satisfait, au contraire, se cantonne inévitablement dans les limites anciennes et ne suit que les chemins frayés… Je prévois que dorénavant mon lot sera de planter des arbres, d’élever des barrières — peut-être même, avec le temps, de bâtir une maison pour mes enfants — de me conformer, en un mot, aux lois et usages d’une société pacifique. Votre équilibre sera plus puissant que toutes mes tendances oscillatoires.

— Je ne voudrais pourtant pas qu’il en fût ainsi, dit Phœbé fort sérieusement.

— M’aimez-vous ? demanda Holgrave… Si nous nous aimons, tous ces vains propos sont inopportuns…. Savourons, et sans songer à autre chose, cette minute bénie… M’aimez-vous, Phœbé, m’aimez-vous ?…

— Vous lisez dans mon cœur, dit-elle baissant les yeux… Vous le savez donc bien, que je vous aime ! »

Et ce fut à cette heure si remplie d’anxiété et de terreur, que s’accomplit le miracle sans lequel toute existence humaine a manqué son but. La félicité complète, — qui rend toutes choses vraies, belles et saintes, — rayonnait autour de ce jeune homme et de cette jeune fille. Pour eux, en ce moment, rien de triste, rien de flétri par l’âge. La terre redevenait un Éden, un Éden où personne n’avait habité avant eux. Le mort, assis à quelques pas, était oublié. En une crise semblable, la Mort n’existe plus ; l’immortalité, qui nous est révélée à nouveau, enveloppe tout de son atmosphère sacrée. Mais ce songe ailé, un moment perdu dans l’espace, allait pesamment retomber à terre.

« Écoutez ! murmura Phœbé… Il y a quelqu’un à la porte de la rue.

— Eh bien, dit Holgrave, allons maintenant au-devant du monde. Le bruit a sans doute déjà circulé que le juge Pyncheon était venu par ici. Combinée avec la fuite d’Hepzibah et de Clifford, cette rumeur doit avoir décidé les magistrats à venir faire une enquête sur les lieux… Nous n’avons qu’à nous y soumettre… Ouvrons immédiatement toutes les portes ! »

Mais, à leur grand étonnement, avant qu’ils eussent pu arriver au grand portail, — avant même qu’ils eussent quitté la salle où leur entretien venait d’avoir lieu, — ils entendirent dans le fond du corridor un bruit de pas… Ainsi donc, la porte qu’ils croyaient bien fermée, — celle là même que le photographe avait vue ainsi et par laquelle Phœbé n’avait pas pu pénétrer dans la maison, — cette porte avait été ouverte par quelqu’un au dehors. Les pas qu’on entendait n’avaient point cette allure déterminée, hardie, impérieuse qui eût annoncé l’entrée des autorités dans une demeure où ne les attendait naturellement aucun bon accueil. C’était la marche faible, indécise, de quelques personnes timides ou lasses ; c’était aussi le murmure confus de deux voix familières à l’oreille de nos jeunes gens.

« Se peut-il ? dit tout bas Holgrave.

— Ce sont eux, répondit Phœbé ; Dieu merci ! Dieu merci, ce sont eux ! »

Et alors, comme faisant écho à l’exclamation sympathique de Phœbé, ils entendirent plus distinctement la voix d’Hepzibah :

« Dieu merci, frère, nous voici chez nous !

— Dieu merci ?… oui, si vous le voulez, répondit Clifford… C’est un chez nous un peu triste, ma bonne Hepzibah… Mais vous avez bien fait de me ramener ici !… Un instant !… La porte du salon est ouverte. Je ne saurais passer là devant… Laissez-moi m’aller reposer sous la tonnelle où j’ai passé jadis, il y a bien longtemps, de si bons moments avec la petite Phœbé ! »

Mais la maison, après tout, n’était pas aussi triste que Clifford se l’était figuré. Ils n’avaient pas fait grand chemin, — à vrai dire ils hésitaient encore à y rentrer, se reposant du parti-pris et ne sachant que devenir ensuite, — lorsque Phœbé courut à leur rencontre. En la voyant, Hepzibah se mit à pleurer. Sous le double fardeau du chagrin et de la responsabilité, la vieille demoiselle avait marché en chancelant, jusqu’à cette heure où il lui était permis de tout mettre à terre. Encore l’énergie lui aurait-elle manqué pour cela, et c’était plutôt elle qui s’affaissait sous le poids vainqueur. Clifford semblait, en ce moment, le plus robuste des deux.

« Tiens, tiens, notre petite Phœbé ?… Ah ! maître Holgrave est avec elle ! s’écria-t-il accompagnant ces paroles d’un coup d’œil pénétrant et subtil, d’un sourire affectueux et mélancolique… Et moi qui pensais justement à vous deux, en descendant la rue et en regardant les Bouquets d’Alice pleinement épanouis… Il paraît que la fleur de l’Éden pousse aujourd’hui, tout pareillement, au sein des ténèbres qui peuplent notre antique demeure. »