Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 46-64).


III

Les premiers chalands.


Miss Hepzibah Pyncheon, assise dans le grand fauteuil de chêne et la figure cachée dans les mains, s’abandonnait à cette espèce de découragement — que la plupart de nous connaissent si bien, — où le cœur semble s’effondrer, où les ailes de l’espérance elle-même semblent tout à coup faites de plomb, au début d’une entreprise en même temps très-chanceuse et très-importante. Le tintement d’une clochette, — vif, aigu, irrégulier, — la fit se redresser soudainement. La noble damoiselle se leva, pâle comme un fantôme, au premier chant du coq ; n’était-elle pas en effet un esprit soumis ? et n’était-ce point là le talisman auquel son obéissance était due ? Pour parler avec moins d’emphase, cette clochette fixée à la porte du magasin, l’était de manière à ce qu’un ressort d’acier la fît vibrer pour avertir à l’intérieur, toutes les fois qu’un client venait à franchir le seuil. Son odieuse et narquoise sonorité trouva un vibrant écho dans chacun des nerfs d’Hepzibah. — La crise allait se produire. Sa première pratique arrivait !

Sans se donner le temps d’y penser à deux fois, elle se précipita dans le magasin toute pâle, ne sachant ce qu’elle faisait, son geste et sa physionomie exprimant un vrai désespoir, les sourcils plus rapprochés qu’à l’ordinaire, bref ayant plutôt l’air de courir au-devant d’un voleur que d’aller se placer derrière un comptoir pour y débiter gaiement quelques menus articles en échange de quelque menue monnaie. Il y avait là de quoi faire enfuir n’importe quel acheteur vulgaire. Et pourtant, au fond de ce pauvre vieux cœur, nul sentiment hostile ou farouche, pas une seule pensée d’amertume ou contre le monde en général, ou contre, aucun des individus qui le composent. À tous elle souhaitait bonne chance ; mais elle souhaitait en même temps, d’en avoir fini avec tous et de reposer en paix dans la fosse.

Cependant le nouveau venu restait debout en dedans de la porte. Tout fraîchement issu de la lumière matinale, il semblait en apporter l’influence joyeuse au sein de cette sombre boutique. C’était un jeune homme de taille élancée, âgé tout au plus de vingt et un à vingt-deux ans, et dont la physionomie, plus pensive, plus réfléchie qu’elle ne l’est ordinairement de si bonne heure, s’alliait à une vigueur, à une élasticité nerveuse tout à fait remarquables ; on l’eût dit monté sur des ressorts d’acier. Une barbe foncée, qui n’avait rien de trop soyeux, garnissait son menton sans le dissimuler complètement ; il portait aussi des moustaches courtes et son visage brun, aux traits prononcés, devait un certain relief à ces ornements naturels. Quant à son costume, il était des plus simples : un paletot d’été de drap ordinaire, des pantalons à damier et un chapeau de paille médiocrement fin. L’équipement tout entier avait peut-être été fourni par un de ces grands bazars de vêtements tout faits que nos dernières années ont vus poindre en si grand nombre. Si le gentleman se révélait par quelque indice (en supposant que notre jeune homme aspirât au titre de gentleman), c’était par la blancheur remarquable et l’exact ajustement de son linge de corps.

Les sourcils froncés de la vieille Hepzibah ne semblèrent pas l’effrayer trop ; il savait sans doute à quoi s’en tenir, la connaissant déjà, sur leur rigueur inoffensive. « La chose est donc faite, chère miss Pyncheon ? dit le photographe, — car c’était bien là l’unique locataire de l’Hôtel aux Sept Pignons, — je suis enchanté de voir que vous réalisez vaillamment vos sages projets. Ma visite n’a d’autre but que de vous souhaiter les meilleures chances et de savoir si je puis vous aider en quelque chose dans vos préparatifs. »

Les gens affligés, ou simplement aux prises avec un embarras sérieux, peuvent endurer force mauvais procédés et ne s’en trouver ensuite que raffermis, tandis que le moindre témoignage de véritable sympathie trouve immédiatement le défaut de leur cuirasse. Ainsi en fut-il de la pauvre Hepzibah qui, devant le sourire du jeune homme — sourire d’autant plus brillant qu’il éclairait une physionomie sérieuse, — et en écoutant son affectueux langage, essaya d’abord un petit rire convulsif, mais se prit ensuite à sangloter.

« Ah ! monsieur Holgrave, s’écria-t-elle aussitôt qu’elle put parler, jamais je n’aurai la force d’aller jusqu’au bout… Jamais ! jamais ! jamais !… Je voudrais être morte et reposer déjà dans le tombeau de famille à côté de tous mes aïeux… à côté de mon père, de ma mère et de ma sœur. Et j’y voudrais être avec mon frère, qui certainement aimerait mieux me rencontrer là que dans cet endroit-ci… Le monde est trop froid, trop dur, — et je suis trop vieille, trop faible, trop dépourvue d’espérance !

— Allons, allons, miss Hepzibah, dit tranquillement le jeune homme, une fois la campagne commencée, ces pénibles sentiments ne vous gêneront plus… Vous n’y pouvez échapper maintenant, debout comme vous l’êtes sur l’extrême frontière de votre long isolement, et peuplant le monde, par la pensée, de mille formes hideuses qui vont bientôt vous paraître chimériques et vaines comme les Ogresses et les Fées des contes écrits pour les enfants. Le phénomène le plus singulier de la vie, à mon sens, est que toute chose y perd sa réalité au moment même où on veut la saisir. Il en sera de même pour ce qui vous semble aujourd’hui si effrayant.

— Songez donc que je suis une femme, reprit Hepzibah d’un ton plaintif… Une lady, allais-je dire, mais cette qualification n’appartient plus qu’à mon passé.

— Soit… et qu’importe ? répliqua l’artiste dont l’attitude, toujours affectueuse, laissait cependant percer une pointe de sarcasme. Saluez le départ de ce vain titre ; en le perdant vous n’en êtes que mieux vous même… Je vous parle franchement, chère miss Pyncheon ; ne sommes-nous pas de vrais amis ?… Je regarde cette journée comme une des plus heureuses, que vous ayez vécu… Elle achève une époque, elle en commence une autre. Jusqu’à présent assise au milieu du cercle que votre naissance aristocratique avait tracé autour de vous, le sang de vos veines se glaçait peu à peu pendant que le reste du monde poursuivait sa lutte ardente avec les nécessités diverses qui servent de mobile à l’activité humaine… Dorénavant vous allez poursuivre un but précis par un effort naturel et sain ; vous allez prêter votre force, — grande ou petite — à ce combat pour lequel se concentrent toutes les énergies de l’espèce humaine… Ceci seul est une victoire, — et la plus vraie que l’on puisse remporter ici-bas.

— Il est assez naturel, monsieur Holgrave, que vous ayez des idées pareilles, répliqua Hepzibah redressant sa longue taille avec une dignité tant soit peu froissée… Vous êtes un homme, — un jeune homme, — élevé, à ce que je puis croire, comme tout le monde l’est aujourd’hui, en vue d’une fortune à gagner… Mais ma naissance avait fait de moi une lady et j’avais toujours vécu comme telle… Oui certes, si gênée que fût ma position j’ai toujours été une lady !

— À la bonne heure, mais je ne suis pas moi, un gentleman de naissance… et je n’ai jamais vécu en gentleman, dit Holgrave se laissant aller à sourire. Ne soyez donc pas étonnée, ma chère dame, si je manque de sympathie pour des susceptibilités de ce genre… Ou je me trompe, cependant, ou je puis parvenir à m’en faire quelqu’idée… Ces titres de gentleman ou de lady ont eu leur sens, dans l’histoire du Passé ; ils conféraient des privilèges, plus ou moins dignes d’être ambitionnés, à ceux qui avaient le droit de les porter. Dans l’état présent de la Société, mais surtout dans l’avenir qui se prépare pour elle, ce ne sont pas des privilèges, ce sont plutôt des restrictions qu’impliqueront ces titres surannés.

— Voilà des notions nouvelles pour moi, reprit l’antique damoiselle en secouant la tête… Je ne les comprendrai jamais et ne désire pas les comprendre.

— En ce cas, n’en parlons plus, continua l’artiste dont le sourire devint plus amical qu’il ne l’était naguère… Vous apprendrez par vous-même si le rôle d’une « vraie femme » n’est pas préférable à celui d’une lady… Mais pensez-vous donc, miss Hepzibah, qu’aucune des grandes dames de votre race, depuis que cette maison existe, ait déployé plus d’héroïsme que vous n’en montrez aujourd’hui ?… Jamais, soyez-en sûre ; et si les Pyncheon avaient toujours agi aussi noblement, je doute fort que l’anathème du vieux sorcier Maule, — cet anathème dont vous m’avez entretenu si souvent, — eût jamais obtenu comme il l’a fait, la complicité de la Providence.

— Vaines paroles ! dit Hepzibah, dont cette allusion à la malédiction de sa race, caressait secrètement les vaniteuses faiblesses. Si le fantôme du vieux Maule, ou si quelqu’un des descendants qu’il a laissés pouvait me voir aujourd’hui derrière ce comptoir, il trouverait exaucés les pires vœux qu’il ait pu former contre nous… Je ne vous en sais pas moins gré de vos bontés ; monsieur Holgrave, et je ferai de mon mieux pour me plier à mon rôle de marchande.

— C’est cela même, dit Holgrave, et accordez-moi l’honneur d’étrenner votre magasin… Je vais faire un tour au bord de la mer, avant de rentrer dans cette salle où j’abuse des rayons du soleil pour leur faire faire tant de méchants portraits… Quelques-uns de ces biscuits, trempés dans l’eau salée me fourniront le déjeuner dont j’ai besoin… Combien vendez-vous la demi-douzaine ?

— Laissez-moi rester lady quelques instants encore, » répondit Hepzibah avec une révérence à la vieille mode, que rendait presque gracieuse un mélancolique sourire. Et refusant d’en recevoir le prix, elle lui remit les biscuits demandés… « Une Pyncheon, ajouta-t-elle, ne consentira jamais, sous le toit de ses pères, à se voir payer par le seul ami qui lui reste la valeur d’une misérable bouchée de pain ! »

Holgrave la quitta un peu moins abattue qu’il ne l’avait trouvée ; mais, en peu d’instants, les scrupules et les appréhensions étaient revenus presque aussi importuns qu’auparavant. Chaque fois qu’on passait dans la rue, où même de si bon matin la circulation commençait à devenir fréquente, Hepzibah sentait battre son cœur. À deux ou trois reprises les pas se ralentirent : il y avait là quelque étranger ou quelque voisin, dont les regards s’arrêtaient sur l’étalage. Double torture, alors, pour la pauvre marchande : la honte, en premier lieu, que des yeux indifférents ou railleurs eussent le droit de contempler à loisir cette sorte d’exposition ; et l’observation (vraiment ridicule) que l’étalage n’était pas à beaucoup près aussi bien compris, aussi avantageux qu’il aurait pu l’être. On eût dit que le succès ou la facilité de son commerce dépendaient absolument de la manière dont tel ou tel article était situé, du remplacement de telle pomme tachée par une autre pomme plus irréprochable et plus appétissante. Elle faisait alors le changement requis, et aussitôt y trouvait à dire, ne s’apercevant pas que tout le mal résultait, et de l’agitation du moment, et de ces minutieuses exigences, attribut ordinaire du célibat chez les vieilles filles.

Peu après, deux ouvriers, qu’on reconnaissait pour tels à leurs voix rudes, se rencontrèrent devant le magasin. Quand ils eurent échangé quelques mots d’affaires, l’un d’eux remarqua l’étalage et le fit remarquer à son camarade.

« Voyez donc ! s’écriait-il… Et que pensez-vous de ceci ?… Le commerce prospère, à ce qu’il paraît, dans Pyncheon-street.

— En effet, voilà de quoi regarder, s’écria l’autre… Dans le vieil hôtel Pyncheon, à l’ombre du grand orme Pyncheon !… qui diable s’en serait avisé ? La vieille demoiselle monte donc une boutique à deux sous ?

— Oui… mais la fera-t-elle marcher, Dixey ? reprit son camarade… L’emplacement ne me paraît pas bien choisi… Et justement, là au coin, une boutique rivale…

— La faire marcher ? s’écria Dixey, du ton le plus méprisant et comme si l’idée seule était une hypothèse des plus absurdes. Allons donc ! Et son visage ?…

— Je le connais assez, car toute une année j’ai travaillé chez elle, au jardin.

— Il y a là de quoi effrayer le vieil Old-Nick lui-même, si jamais l’envie lui prenait de trafiquer avec elle… Personne ne s’y habituera, c’est moi qui vous le dis… Elle vous fait la grimace, avec ou sans motif, par simple méchanceté d’humeur ?

— Oh, ceci importe peu, répliqua l’autre homme. Ces mauvais caractères sont pour la plupart fort avisés et savent à merveille de quoi il retourne… Pourtant, comme vous dites ; je ne crois pas qu’elle profite beaucoup… Le temps des boutiquiers est passé ; on ne fait plus rien dans aucun commerce ni dans aucun métier… J’en sais quelque chose, moi qui vous parle ; ma femme a tenu pendant trois mois une boutique à deux sous sans autre résultat qu’une perte de cinq dollars sur sa mise de fonds.

— Pauvre spéculation ! reprit Dixey, qui semblait secouer la tête…. Pauvre spéculation, sur ma parole ! »

Pour un motif ou pour l’autre, — et nous ne nous chargerions pas volontiers d’analyser ce motif, — la conversation ci-dessus avait produit chez Hepzibah une angoisse de cœur dont l’amertume lui était encore inconnue, malgré tout ce qu’elle avait déjà souffert. Le témoignage porté contre « sa grimace » avait une importance effrayante ; il plaçait devant elle sa propre image qui lui semblait hideuse, ainsi dépouillée absolument de tous les prestiges de la vanité. Par une inconséquence absurde, elle se sentait blessée du peu d’effet que semblait produire sur la communauté — dont ces deux hommes, après tout, devaient interpréter fidèlement les impressions, — le fait, énorme à ses yeux, d’une boutique montée par elle. Un regard, trois ou quatre mots lancés au hasard, un rire brutal, et, au détour de la rue, ces deux manants avaient déjà cessé de s’en occuper. Ils n’avaient aucun souci de sa dignité, aucun souci de sa dégradation… Venait ensuite cette sinistre prophétie, dictée par l’infaillible sagesse de l’expérience, et qui tombait sur son espoir à demi défunt comme une motte de terre dans la fosse encore ouverte. — La femme de ce manant avait déjà tenté l’épreuve, et dès lors, comment une lady de naissance, recluse pendant la moitié de sa vie, totalement étrangère au monde et sous le poids de soixante années, comment pouvait-elle rêver une réussite, alors qu’une femme vulgaire, endurcie, rusée, laborieuse, faite à tout et à tous, avait perdu cinq dollars de son petit capital ?… Le succès s’offrait donc comme entouré d’invincibles obstacles, et l’espoir du succès comme une hallucination folle.

Quelque lutin malveillant, qui voulait sans doute troubler à jamais la cervelle d’Hepzibah, déroula devant son imagination une sorte de tableau panoramique représentant la principale voie d’une grande ville, véritable fourmilière d’acheteurs. Que de magasins, que de magnificences ! Merceries, boutiques de jouets, entrepôts de cotonnades et de toiles avec leurs immenses panneaux de glaces, leurs décors splendides, leurs amples assortiments de marchandises, chacun représentant une fortune, et au fond de chaque établissement d’autres glaces encore plus magnifiques, doublant toute cette opulence par la magie de leurs fantastiques reflets ! D’un côté de la rue, ce bazar superbe où vont et viennent de nombreux commis frisés, parfumés, reluisants de pommade, imbibés d’eau de Cologne, souriant, saluant, clignant de l’œil et jouant de l’aune avec une prestesse merveilleuse. De l’autre, la vieille Maison aux Sept Pignons avec son air rechigné, sa boutique en retrait sous l’étage supérieur qui l’écrase, et enfin Hepzibah elle-même dans sa robe de soie noire rougie par l’usure, installée derrière son comptoir et jetant aux passants sa grimace malveillante. Ce contraste puissant se plaçait devant elle, comme pour lui faire mieux apprécier les conditions dans lesquelles s’engageait le combat dont sa subsistance devait être le prix. — Réussir ? Allons donc ! Il ne fallait plus y songer ! — Autant eût valu qu’un brouillard éternel enveloppât la maison, tandis que toutes les autres s’épanouissaient aux rayons du soleil ; jamais un pied humain ne se hasarderait à franchir le seuil, jamais une main humaine ne se poserait sur le bouton de la porte.

Mais à ce moment même, juste au-dessus de sa tête, la clochette résonna comme celle du conte de fées. La porte s’ouvrit, bien qu’aucune forme humaine ne se fût montrée derrière les carreaux de la demi-fenêtre. Hepzibah crut sans doute avoir évoqué quelque Esprit, car elle se souleva, les yeux hagards, les mains jointes comme pour aller bravement au-devant d’un danger considérable.

« Le ciel me vienne en aide ! murmura-t-elle in petto, d’une voix plaintive : voici l’heure de la nécessité !»

Lorsque la porte, qui tournait avec peine sur ses gonds rouillés et bruyants, fut enfin tout à fait ouverte, un robuste petit marmot se montra, ayant deux pommes d’api au lieu de joues. Son tablier bleu, ses larges pantalons venant à mi-jambes, ses souliers quelque peu éculés, et le chapeau de latanier par les fentes duquel s’échappaient quelques boucles ébouriffées, lui composaient un costume fort peu élégant, mais dont les lacunes accusaient plutôt la négligence maternelle que la gêne du père de famille. Le livre et la petite ardoise qu’il portait sous son bras, indiquaient assez un écolier sur le chemin de la classe. Pendant quelques secondes, il considéra la marchande, ainsi que l’eût pu faire un client beaucoup plus âgé, ne sachant guère comment il fallait interpréter son attitude tragique et l’étrange dédain qu’elle semblait mettre à le toiser du haut en bas.

« Hé bien ! mon enfant, que voulez vous ? demanda-t-elle, reprenant courage devant un personnage si peu formidable.

— Ce bonhomme, là, sur la fenêtre, répondit le marmot tirant un cent de sa poche, et désignant du doigt la figure de pain d’épice qui l’avait séduit… Je veux dire celui qui n’a pas le pied cassé. »

Hepzibah, là-dessus, étendit son bras maigre, et prenant le « bonhomme » sur l’étalage, le remit solennellement à sa première pratique.

« Gardez l’argent ! » lui dit elle, en le poussant légèrement du côté de la porte, car sa noblesse bien enracinée se révoltait à l’aspect de la monnaie de cuivre, et il lui semblait misérable d’accepter, en échange d’un morceau de vieux pain d’épice, les précieuses économies d’un pauvre petit enfant… « Gardez votre cent ! Je vous fais cadeau du bonhomme ! »

L’enfant — à qui cet exemple de libéralité tout à fait inouï pour lui, malgré sa fréquentation des boutiques à deux sous, avait fait ouvrir de grands yeux tout ronds, — s’empara du pain d’épice, et se hâta de quitter le magasin. À peine sur le trottoir, (le petit cannibale !) la tête du « bonhomme » était déjà dans sa bouche. Comme il n’avait pas pris soin de tirer la porte après lui, Hepzibah dut se résoudre à l’aller fermer, avec une ou deux exclamations contrariées sur le dérangement occasionné par les enfants en général, et plus particulièrement par les garçons en bas âge. Elle avait eu tout juste le temps de remplacer le « bonhomme » dont elle venait de se défaire, lorsque la sonnette vibra de plus belle et, la porte encore une fois ouverte, non sans les secousses et le tirage habituels, on vit reparaître le même petit marmot qui deux minutes auparavant avait quitté la boutique. Autour de sa bouche, qui de rose était devenue brune, quelques débris accusateurs disaient assez haut que le repas du cannibale venait à peine de s’achever.

« Qu’y-a-t-il, mon enfant ? demanda la demoiselle tant soit peu impatientée… Seriez-vous revenu pour fermer la porte ?

— Non pas, répondit le jeune drôle, montrant le « bonhomme » nouvellement installé. C’est l’autre, à présent, que je voudrais.

— Prenez-le donc ! » dit Hepzibah qui le lui tendit aussitôt ; mais comprenant que cette pratique obstinée ne la tiendrait pas quitte de ses complaisances, tant qu’elle aurait dans sa boutique un seul pain d’épice, elle retira sa main trop libérale. « Voyons votre cent ! » dit-elle.

Le petit garçon tenait sa monnaie toute prête, mais, en véritable Yankee, il eût préféré des deux marchés le meilleur. D’un air quelque peu chagrin, il déposa le cent dans la main d’Hepzibah, et en s’en allant, dépêcha le second « bonhomme » à la recherche du premier. La marchande de fraîche date laissa tomber dans son tiroir le premier résultat monnayé de ses opérations commerciales… Et maintenant, c’en était fait !… La trace sordide de cette pièce de cuivre, aucun liquide connu ne l’effacerait de sa main… Le petit écolier, avec la complicité d’un bonhomme de pain d’épice, avait effectué une ruine irréparable ; tout un édifice aristocratique se trouvait démoli par lui, et on eût dit que sa petite main venait de déraciner l’Hôtel aux Sept Pignons ! Tournez, Hepzibah, tournez, la face contre le mur les effigies des Pyncheon d’autrefois ; prenez la carte de vos territoires d’Orient pour allumer demain le feu de la cuisine, et que le vain souffle des traditions de vos aïeux active cette flamme dévorante !… Désormais, qu’avez-vous à faire d’ancêtres ? Absolument rien ; pas plus que de descendants !… Et à la place d’une lady, maintenant, il ne reste plus qu’Hepzibah Pyncheon, vieille fille abandonnée, tenant une boutique à deux sous !

Cependant un grand calme venait de succéder tout à coup à ses longues inquiétudes. Elle, ressentait certainement ce que sa position avait d’étrange, mais c’était sans aucun trouble et sans aucune frayeur. Çà et là, même, germait en elle une sorte de juvénile sérénité. C’était comme le souffle fortifiant de l’atmosphère extérieure qui chassait le long engourdissement de sa monotone solitude. — L’effort est une hygiène si puissante ! si merveilleuse est l’énergie que nous possédons sans le savoir ! — Il y avait bien des années qu’Hepzibah ne s’était sentie aussi vaillante, et n’avait joui d’un pareil bien-être. La pièce de cuivre apportée par l’écolier, — si terne que l’eussent faite les petits services qu’elle avait déjà rendus çà et là dans le monde, — se trouvait être un talisman magique, exhalant le parfum du Bien, et qu’elle eût volontiers porté sur son cœur, après l’avoir fait monter en or. Sa puissance, son efficacité pouvaient se comparer à celles d’un anneau galvanique. Hepzibah, tout au moins, dut à cette subtile influence l’énergie de corps et d’esprit qu’il lui fallait pour songer à déjeuner ; et, — ce qui devait mieux encore exalter son courage renaissant, — elle mit une cuillère de plus dans son infusion de thé noir.

Il ne faut pas croire que, pendant cette première journée de négoce, son courage et sa gaieté n’eurent pas à souffrir mainte et mainte lacune. Règle générale, la Providence n’accorde aux mortels que la dose de vaillance strictement suffisante au plein exercice de leurs facultés. Pour ce qui est de notre ancienne lady, après chaque excitation nouvelle et chaque nouvel effort, le découragement habituel de toute sa vie menaçait de la ressaisir, et définitivement. On eût dit ces épais nuages que nous voyons obscurcir le ciel, et atténuer sa lumière jusqu’à l’heure où, vers la tombée de la nuit, ils ouvrent issue pour quelques moments à une échappée de soleil. Sur l’azur du ciel, cependant, le nuage en vieux s’efforce encore de reconquérir l’étroite bande qu’il a perdue.

Pendant l’après-midi, quelques pratiques se présentèrent, mais sans trop d’empressement ; parfois aussi, nous en conviendrons, avec peu de satisfaction pour eux-mêmes ou miss Hepzibah, et peu d’accroissement pour le contenu de la caisse. Une petite fille, envoyée par sa mère pour assortir un écheveau de coton d’une nuance particulière, prit celui que, sur la foi de ses yeux myopes, la vieille lady assurait être « identiquement pareil ; » mais elle revint bientôt en courant pour déclarer, d’un ton passablement maussade, « que le coton n’allait pas, et que de plus il était de mauvaise qualité ! » Il arriva aussi une femme au visage pâle et sillonné de rides profondes, vieillie avant l’âge, et dans les cheveux de laquelle, ainsi qu’un ruban d’argent, courait çà et là quelque raie grise ; une de ces femmes délicates par nature, et qu’on devine au premier coup d’œil épuisées par les mauvais traitements d’un mari brutal, — ivrogne sans doute, — ainsi que par l’éclosion d’au moins neuf enfants. Elle demandait quelques livres de farine, et présenta l’argent que la noble marchande refusa du geste, sans dire un mot, et après avoir fait meilleure mesure que si elle avait dû le prendre. Peu après, un homme se présenta, vêtu d’une jaquette de coton bleu couverte de taches, pour acheter une pipe ; non-seulement de son haleine échauffée, mais de toute sa personne s’exhalait, comme un gaz inflammable, une forte odeur d’alcool qui petit à petit envahit tout le magasin. Hepzibah se dit que ce devait être le mari de la pauvre épuisée ; il demanda un paquet de tabac, et comme elle avait négligé de s’approvisionner sous ce rapport, son grossier client lançant contre le mur la pipe dont il venait de faire emplette, sortit après avoir murmuré quelques paroles inintelligibles, qui avaient l’accent et l’amertume d’une malédiction… Hepzibah là-dessus lève les yeux, et envoie sans le vouloir, à la Providence suprême, un de ses regards les plus malveillants.

Dans le cours de l’après-midi, cinq individus, tout autant, vinrent chercher diverses espèces de bière, et n’en trouvant aucune, s’en allèrent fort mécontents. Trois de ces manants laissèrent la porte ouverte, et les deux autres la tirèrent avec un mouvement de rancune si prononcé, que la clochette rudement ébranlée communiqua ses vibrations émues aux nerfs de la pauvre Hepzibah. Survint aussi une ménagère du voisinage, grosse personne échauffée, tumultueuse, hors d’haleine, qui se précipita dans le magasin, demandant de la levure de bière avec l’accent le plus impérieux ; et lorsque, gardant son attitude de timidité glaciale, la pauvre demoiselle eut laissé entendre « qu’elle ne tenait pas un pareil article, » la ménagère émérite prit sur elle de lui administrer un véritable sermon.

« Comment donc, pas de levain chez un détaillant ? s’écria-t-elle… Jamais vous ne vous en tirerez comme ça ; cela ne s’est jamais vu… Votre commerce ne lèvera pas plus que mon pain ne va le faire aujourd’hui… Mieux vaudrait fermer boutique tout de suite.

— Peut-être avez-vous raison, » dit Hepzibah comprimant un profond soupir.

À chaque instant se renouvelait ce supplice, — et c’en était un, — de s’entendre parler sur un ton familier, — sinon positivement brutal, — par des gens qui désormais ne se regardaient plus comme ses égaux, mais comme ses supérieurs et ses patrons. Hepzibah n’avait pas compté là-dessus ; il lui semblait qu’une sorte d’auréole aristocratique survivrait à sa déchéance et lui vaudrait, de la part de tous, une espèce de subordination volontaire et tacite. D’autre part, — expliquez cela ! — rien ne la blessait plus que cet hommage à son ancien rang lorsqu’il était indiscrètement accentué. L’accueil qu’elle fit à deux ou trois manifestations sympathiques dont certains officieux ne crurent pas pouvoir s’abstenir, fut empreint d’une sorte d’acrimonie ; nous regrettons d’avoir à dire qu’Hepzibah oublia positivement les premiers principes de la charité chrétienne lorsqu’elle put soupçonner une de ses clientes de n’être venue dans le magasin, sous prétexte d’achat, que pour satisfaire une curiosité perverse. Cette créature vulgaire voulait voir, par elle-même, quelle figure pouvait faire derrière un comptoir une fleur d’aristocratie toute fanée, effeuillée et sans parfum. Pour le coup, inoffensif et machinal comme il l’était en d’autres circonstances, le froncement de sourcils d’Hepzibah fit loyalement son office.

« Jamais de ma vie je n’ai eu si peur ! s’écriait l’indiscrète en racontant l’aventure à une de ses connaissances… Vous pouvez vous en rapporter à moi, c’est une véritable sorcière… Elle ne dit guère mot, j’en conviens ; mais si vous voyiez quels yeux elle vous fait ! »

En somme la vieille demoiselle, après l’expérience qu’elle en faisait alors pour la première fois, ne fut amenée à juger très-favorablement ni le caractère, ni les façons de ce qu’elle nommait « les classes inférieures, classes sur lesquelles, du haut de sa grandeur fictive, elle avait jusqu’alors laissé tomber une douce indulgence, mêlée de quelque pitié. En revanche, il lui fallut combattre une amertume toute contraire, — une sorte de rancune virulente — contre cette oisive gentilily à laquelle jusqu’alors elle s’était fait gloire d’appartenir. Lorsque venait à passer dans cette rue écartée et solitaire, laissant derrière elle les parfums d’un bouquet de roses-thé, une belle dame dont la robe de mousseline et le voile flottant faisaient une espèce d’être aérien, et dont on était tenté de regarder les pieds chaussés de soie, pour savoir si elle foulait la terre ou nageait dans l’air, — quand une pareille vision lui apparaissait, disons-nous, le froncement de sourcils de la vieille Hepzibah ne pouvait plus, il faut du moins le craindre, s’expliquer uniquement par la myopie dont elle était affligée.

« À quoi peut servir, — pensait-elle, cédant à l’hostilité secrète qui constitue le seul véritable abaissement du pauvre en face du riche, — à quoi de bon peut servir, dans l’ordre des desseins providentiels, l’existence de cette femme ?… Faut-il donc que tout l’univers travaille et souffre pour que la paume de ses mains reste délicate et blanche ? »

Mais alors, honteuse et saisie de repentir, elle cachait son visage dans ses mains.

« Dieu me pardonnera-t-il ? » disait-elle.

Dieu lui pardonnait, n’en doutons pas. Mais — prenant en considération l’histoire intime de cette demi-journée, aussi bien que son histoire palpable, — Hepzibah se mit à craindre que, sans contribuer essentiellement à son bien-être temporel, le magasin qu’elle avait monté n’amenât bientôt sa ruine complète au point de vue de la religion et de la morale.