Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 31-45).


II

La fenêtre du magasin.


Une courte nuit d’été venait de s’achever, et le soleil devait encore faire attendre son lever pendant une demi-heure, quand Miss Hepzibah Pyncheon s’éveilla, si tant est que la pauvre dame eût clos la paupière. À tout événement, elle quitta son oreiller solitaire pour consacrer ses soins à ce qu’on ne pourrait appeler, sans raillerie, l’ornement de sa personne. Loin de nous l’inconvenante idée d’assister, même en imagination, à une toilette virginale. Aussi attendrons-nous Miss Hepzibah sur le seuil de sa chambre, nous permettant tout au plus de noter deux ou trois profonds soupirs qui çà et là s’échappèrent de sa poitrine pendant qu’elle était à l’abri de tous les regards. La vieille fille habitait seule la vieille maison. Seule, c’est-à-dire en ne comptant pas un jeune homme estimable et rangé, un « artiste en daguerréotypie » qui avait loué depuis trois mois un des pignons les plus écartés ; — maison séparée, à vrai dire, que mainte porte munie de serrure, de verrous, et de barres de chêne isolait du corps de logis principal. Par conséquent, les soupirs orageux de Miss Hepzibah ne pouvaient s’entendre, non plus que le craquement de ses genoux roidis alors qu’elle s’agenouilla près de sa couchette, ni la prière gémissante qu’elle murmurait à voix basse en implorant l’Être céleste pour toute la durée du jour qui allait poindre. Miss Hepzibah s’attendait sans doute à quelque rude épreuve, elle qui depuis un quart de siècle vivait dans une stricte réclusion, ne prenant aucune part ni aux affaires ni aux plaisirs de la vie. Ce n’est pas avec une telle ferveur que prie le reclus engourdi, quand il n’a devant lui que le calme froid et stagnant d’une journée semblable à toutes celles qu’il a vues, l’une après l’autre, tomber dans les gouffres du Passé.

L’antique demoiselle a terminé ses dévotions. Va-t-elle franchir le seuil de notre récit ? Pas encore. Elle prend son temps, il faut l’attendre. Il y a d’abord à ouvrir le vieux bureau, — tiroir par tiroir, non sans difficultés, non sans une succession d’efforts spasmodiques ; — et tous ces tiroirs devront se refermer de même, offrant autant de résistance et d’obstacles surmontés à grand’peine. Puis on entend bruire un épais tissu de soie ; des pas traînants vont çà et là par la chambre. Nous soupçonnons Miss Hepzibah de monter sur un fauteuil pour se mieux voir de tous côtés, et de la tête aux pieds, dans le miroir ovale, au cadre terni, qui domine sa table de toilette. C’est, ma foi, cela, — et qui l’eût pensé ? Tant de précieuses minutes devaient-elles être prodiguées aux réparations matinales et à l’embellissement d’une personne mûre, qui jamais ne sort, jamais ne reçoit personne, — et dont il serait charitable, de détourner les yeux même alors qu’elle s’est décorée au mieux de ses moyens ?

Maintenant, elle est sous les armes ou à peu de chose près. Excusons chez elle un autre retard ; il est consacré au seul sentiment, ou pour mieux dire, — vu l’intensité que lui ont donné le chagrin et la solitude, à la passion dominante de sa vie. Cette clef que nous avons entendue tourner dans une petite serrure ouvre le tiroir secret d’une écritoire dans laquelle est cachée une certaine miniature, due à quelque grand artiste, et représentant un visage digne de servir de modèle aux pinceaux les plus délicats. Il m’a été donné autrefois de voir ce portrait. C’est celui d’un jeune homme vêtu d’un peignoir de soie, à l’ancienne mode, dont les teintes douces et opulentes conviennent merveilleusement à sa physionomie rêveuse, à ses lèvres en cœur, et à ses beaux yeux, enfin, animés d’une douce et voluptueuse émotion, mais où on chercherait vainement le travail de la pensée. Rien à demander aux possesseurs de traits pareils, si ce n’est qu’ils prennent du bon côté les difficultés de la vie et tâchent d’en extraire la plus grande somme de bonheur possible. Se pourrait-il que ce fût là un ancien amoureux de miss Hepzibah ? Non, certes ; jamais la pauvre fille n’a eu d’amoureux, — comment s’y fût-elle prise pour en avoir ? — et jamais son expérience personnelle ne lui a servi à traduire le mot « amour. » Il n’en est pas moins vrai que sa fidélité vivace, ses souvenirs inaltérables et son dévouement absolu, consacrés à l’original de cette miniature, ont été l’unique aliment dont son âme se soit jamais nourrie.

On dirait qu’elle a mis de côté le portrait et qu’elle s’est replacée devant la glace de sa toilette. Quelques larmes à essuyer, probablement. Puis encore un certain nombre de pas, çà et là, et finalement, — avec un dernier soupir, froide bouffée d’air qui semble sortir de quelque caveau longtemps fermé, mais dont la porte s’est entre-bâillée par hasard, — miss Hepzibah Pyncheon paraît enfin !… Elle vient lentement le long du corridor ténébreux, grande femme vêtue de soie noire, taille longue et courbée, marchant à tâtons du côté de l’escalier, comme une personne myope qu’elle est effectivement.

Le soleil, cependant, s’il n’avait pas dépassé la ligne de l’horizon, s’en rapprochait de plus en plus ; quelques rares nuages, planant au plus haut du ciel, recevaient déjà ses premiers rayons et en jetaient le reflet doré vers les fenêtres de la Maison aux Sept Pignons qui, même après tant d’aurores, avait un sourire pour celle-ci. La chambre où miss Hepzibah pénétra lorsqu’elle eut descendu l’escalier était une pièce à plafond bas, lambrissée de bois brun, et dont la vaste cheminée de briques peintes, fermée par un rideau de tôle, ne servait plus qu’à recevoir le tuyau d’un calorifère moderne. Sur le parquet s’étalait un tapis dont les couleurs, naguère brillantes, avaient presque disparu l’une après l’autre dans le cours de ces dernières années. Le mobilier se composait de deux tables dont l’une, d’une menuiserie fort complexe, se dressait sur des pieds nombreux, tandis que l’autre, plus délicatement ouvragée, perchait sur quatre tiges longues et minces tellement fragiles qu’on ne s’expliquait pas la longue existence de cet antique guéridon. Une demi-douzaine de chaises tapissaient la chambre, anguleuses et roides, ingénieusement combinées pour donner la plus grande somme de malaise possible à quiconque s’y voulait asseoir, fatigantes pour le regard lui-même et donnant une fort mauvaise idée de la société aux besoins de laquelle avaient pu s’adapter de pareils meubles. Au milieu d’elles brillait par le contraste un fauteuil suranné, à dossier haut, orné de sculptures compliquées, mais dont les bras élargis compensaient par leur vaste capacité le manque de ces courbures artistiques mises par les tapissiers modernes au service de notre paresse.

Quant au mobilier purement décoratif, il consistait, si nos souvenirs sont fidèles, en deux articles seulement. L’un était une carte des « territoires » jadis concédés aux Pyncheon, exécutée à la main par quelque ancien dessinateur dont l’habile crayon y avait dispersé, par manière d’arabesques, des Indiens fabuleux, des monstres sauvages au nombre desquels se remarquait un lion, tant l’histoire naturelle de ces régions était alors peu connue des géographes naïfs qui essayaient de la décrire. L’autre cadre renfermait le portrait du vieux colonel Pyncheon, presque de grandeur naturelle, représentant un personnage à la mine puritaine, aux traits sévères, en chapeau à coiffe ronde, rabat de dentelles, barbe grise, tenant la Bible dans une main et de l’autre soulevant une épée à poignée de fer. Ce fut en face de ce portrait que miss Hepzibah Pyncheon vint s’arrêter, une fois entrée ; elle le contemplait avec un bizarre froncement de sourcils qu’on aurait pu prendre, ne la connaissant pas, pour l’expression de quelque mauvais vouloir plein d’amertume. Rien de pareil n’existait en réalité. Ce visage peint lui inspirait une vénération dont une arrière-petite-fille, une vierge flétrie par l’âge, pouvait seule se montrer susceptible ; et ce froncement de sourcils qui semblait si peu obligeant ne tenait en définitive qu’à sa myopie, à l’effort qu’il lui fallait faire pour préciser les vagues contours de l’image qu’elle avait sous les yeux. Cette désastreuse habitude de plisser son front chaque fois qu’elle regardait attentivement quelque objet, avait joué à miss Hepzibah le tour de la faire passer pour méchante. Elle-même, en face du miroir terni où parfois elle étudiait son visage, se sentait sous la même impression que les passants lorsqu’ils la voyaient à sa fenêtre. Sa physionomie refrognée lui déplaisait comme à eux, et souvent, après s’être dit : « Que j’ai l’air grognon ! » elle dut conclure comme eux de l’expression de son visage aux défauts de son caractère. Mais son cœur, lui, n’avait pas de rides. Il était naturellement tendre, ouvert aux sensations, frémissant, palpitant au moindre sujet, et garda toujours ces faiblesses intimes, tandis que le visage de la timide Hepzibah, s’obstinant dans sa rudesse, prenait un aspect de plus en plus farouche. Je m’aperçois, cependant, qu’une couardise secrète me retient encore au seuil de mon récit. J’éprouve, s’il faut l’avouer, une répugnance invincible à révéler ce qu’allait faire miss Hepzibah Pyncheon.

Il a déjà été dit qu’au rez-de-chaussée du pignon jouxtant la rue, un ancêtre indigne avait monté un magasin, dans le courant du siècle passé. Depuis la retraite et le trépas de ce noble commerçant, on ne s’était pas borné à laisser subsister la porte du magasin ; les aménagements intérieurs étaient restés les mêmes et la poussière des siècles, s’accumulant sur le comptoir et les rayons, avait à moitié rempli, comme si sa valeur lui donnait le droit d’être pesée, une vieille paire de balances. Dans la caisse entre-bâillée, cette poussière épaisse, trésor d’un nouveau genre, était venue ensevelir une fausse pièce de monnaie, équivalent exact de l’orgueil héréditaire que l’entreprise mercantile du vieil ancêtre avait si profondément humilié.

Durant toute l’enfance de la vieille Hepzibah, lorsqu’elle et son frère venaient jouer à cache-cache dans ce recoin abandonné, telle était la condition du petit magasin ; elle était restée la même depuis lors, si ce n’est peu de jours avant celui où se produisirent les incidents que nous allons raconter. Mais alors, un changement remarquable, — dérobé au public par les rideaux bien fermés de la petite croisée, — s’était accompli à l’intérieur de ce capharnaum. On avait soigneusement balayé du plafond les lourds festons de toiles d’araignées, que cent et cent générations d’intrépides tisseuses avaient consacré leurs innombrables vies à rendre plus épais et plus riches. Comptoirs, rayons, parquet, on avait tout épongé, tout brossé ; ce dernier même avait disparu sous une couche de beau sable azuré. Les brunes balances, elles aussi, avaient passé un rude quart d’heure, car on avait fait d’inutiles efforts pour en enlever la rouille, qui, çà et là, par malheur, les avait traversées départ en part. La vieille petite boutique était approvisionnée à nouveau. Un curieux, admis à faire l’inventaire des marchandises qu’elle renfermait et à regarder derrière le comptoir, y aurait découvert un baril, — que dis-je, deux ou trois demi-barils, — dont l’un renfermait de la farine, un autre des pommes, et un troisième peut-être du blé de Turquie. Il y avait aussi une caisse carrée en bois de pin, pleine de savons en barre, et une autre, de mêmes dimensions, où étaient rangées des chandelles de suif de dix à la livre. Une petite provision de cassonade, de haricots blancs et de pois cassés, avec quelques autres marchandises à bas prix, d’une consommation régulière et quotidienne, formaient la portion la plus encombrante de l’assortiment commercial. Sauf que certains articles étaient d’une forme ou d’une, substance à peu près inconnues au temps jadis, — par exemple, un paquet d’allumettes phosphoriques, une des merveilles de l’époque moderne, — on aurait pu prendre tout ceci pour une résurrection fantastique des rayons pauvrement pourvus que le vieux Pyncheon d’autrefois avait si longtemps administrés. Il était donc évident que ce défunt épicier allait avoir un successeur. Mais qui serait ce téméraire ? Et pourquoi la Maison aux Sept Pignons avait-elle été précisément choisie comme théâtre de ses spéculations commerciales.

Revenons maintenant à notre vieille demoiselle. Ses yeux, à la longue, se détachèrent du sombre portrait ; — elle poussa un soupir, et sur la pointe du pied, avec cette allure discrète qui caractérise les femmes d’un certain âge, elle traversa la chambre, suivit un long corridor, et ouvrit une porte communiquant avec le magasin que nous venons de décrire. Grâces à la projection de l’étage supérieur, — mais surtout à l’ombre épaisse de l’Orme-Pyncheon qui s’élevait presque en face du pignon central, — le crépuscule, ici, ressemblait à la nuit pour le moins autant qu’au jour. Autre soupir de miss Hepzibah, dont la poitrine était ce jour-là un véritable antre d’Éole. Arrêtée un moment sur le seuil, et jetant vers la fenêtre du magasin un de ces regards myopes auxquels ses sourcils froncés donnaient l’expression de la haine, elle entra ou plutôt elle se jeta dans la boutique par un mouvement brusque, inquiétant, tel en un mot qu’aurait pu l’imprimer à son corps une décharge de la pile voltaïque. Avec des mouvements nerveux, une espèce de fièvre, pourrions-nous dire, elle se mit à étaler, sur les rayons et derrière les vitrages de la fenêtre, quelques jouets d’enfants et autres menus objets de mercerie. L’aspect général de cette femme âgée, aux belles manières, aux noirs vêtements, au pâle visage, avait quelque chose de profondément tragique, bien difficile à concilier avec la mesquinerie presque risible de l’occupation qu’elle se donnait. C’était une flagrante anomalie que de voir une personne si solennelle et si mélancolique avec un jouet à la main ; c’était un miracle que, dans l’étreinte du fantôme, le jouet ne s’évanouît pas ; c’était enfin une idée absurde que la préoccupation où s’absorbait son intelligence dépourvue de souplesse et de sérénité, en cherchant les séductions qui pourraient attirer l’enfance autour d’elle. Et cependant, elle visait à rendre sa boutique attrayante pour les gamins de la ville. Mais ses mains tremblantes, tantôt laissaient échapper un éléphant de pain d’épices qui, tombant à ses pieds, perdait sa trompe et trois jambes ; tantôt renversaient un panier de billes qui s’éparpillaient dans l’obscurité comme autant de lutins invisibles. Hélas ! gardons-nous de nous moquer en voyant la pauvre Hepzibah se traîner sur ses mains et ses genoux, squelette rigide et rouillé, à la recherche de ces billes vagabondes. Même dans le besoin de rire que nous éprouvons et qui nous force à détourner la tête, n’y a-t-il pas, au fond, de quoi pleurer ? N’assistons-nous pas à up des spectacles les plus mélancoliques dont la vie nous puisse rendre témoin, la décadence d’une personne bien née, les angoisses finales et, pour ainsi dire, l’agonie de sa dignité aux abois ?… Une lady, — nourrie dès l’enfance de ces réminiscences chimériques, l’orgueil de sa race, et pour qui c’était un dogme religieux que « la main d’une dame est à jamais souillée par le moindre travail mercenaire, — cette même lady, après soixante ans d’une gêne toujours croissante, se voit contrainte de quitter le piédestal imaginaire où son rang l’avait maintenue. La pauvreté dont elle a toujours senti le souffle froid sur son épaule, la pauvreté la tient enfin la domine. Il faut ou gagner sa vie, ou mourir de faim ; et c’est à ce moment précis où la patricienne va descendre au niveau de la plus vile plèbe que nous avons, — sans assez de respect, hélas ! — pénétré furtivement chez miss Hepzibah Pyncheon. C’est là une tragédie que notre régime républicain et l’instabilité orageuse de notre existence sociale reproduisent chaque jour, ou, pour mieux dire, à chaque minute. Mais, puisque nous avons eu le malheur de présenter notre héroïne sous un jour aussi défavorable et dans des circonstances aussi critiques, nous revendiquerons pour elle le bénéfice de tous les détails accessoires qui rendaient sa chute plus solennelle. Il faut donc nous rappeler que nous avons sous les yeux « une dame » dont l’origine se perd dans la nuit des temps, — qui compte deux cents ans de noblesse sur le Nouveau continent et peut-être trois fois autant de l’autre côté de l’eau ; — il faut nous rappeler ses arbres généalogiques, ses portraits d’ancêtres, ses écussons, ses traditions de famille et ses droits éventuels, comme cohéritière, sur cette principauté d’Orient qui n’est plus un désert sauvage, mais un vaste pays populeux et en pleine culture ; — il faut nous rappeler qu’elle est née dans Pyncheon-street, à l’ombre de l’Orme-Pyncheon, dans cette Pyncheon-House qu’elle n’a jamais quittée, — et c’est dans cette maison même, résidence héréditaire de ses ancêtres, qu’elle va installer une misérable vente au détail ! Dans une situation comme celle de notre pauvre recluse, les femmes n’ont guère d’autres ressources. Celle-ci, avec sa myopie, le tremblement nerveux de ses mains, ne pourrait se livrer à un travail de couture, bien que sa collection de patrons, âgée d’un demi-siècle, témoignât qu’elle avait abordé jadis les broderies les plus compliquées. Souvent elle avait pensé à monter une école de marmots et passé en revue ses anciennes études élémentaires pour se préparer au rôle d’institutrice. Mais l’amour des enfants n’avait jamais pris racine dans le cœur de la vieille fille ; il y était profondément engourdi sinon tout à fait éteint ; et quand elle regardait, de sa fenêtre, ces petits êtres incommodes et bruyants, elle ne se sentait aucune envie d’établir avec eux des rapports plus intimes. En notre temps, d’ailleurs, l’A B C lui-même s’est grandi aux proportions d’une science beaucoup trop abstraite pour qu’on l’enseigne en promenant une épingle d’une lettre à l’autre. Un enfant, de nos jours, enseignerait à la vieille Hepzibah bien des choses que la vieille Hepzibah ne pourrait pas enseigner à l’enfant. C’est ainsi que, — nonobstant maint frisson de cœur, à l’idée de ce contact sordide avec un monde dont elle s’était toujours tenue à l’écart, chaque jour de retraite ajoutant pour ainsi dire une pierre à celles qui bouchaient l’entrée de son ermitage, — la pauvre créature fut amenée à se rappeler l’ancienne boutique sur la rue, les balances rouillées, le coffre-fort poudreux. Elle eût pu sans doute tenir bon quelques mois encore, mais sa décision fut précipitée par un incident dont nous n’avons pas encore parlé. En conséquence, elle fit ses préparatifs et l’entreprise allait débuter.

Oui, nous devons en convenir, tandis qu’elle disposait son magasin de façon à capter les regards du public, l’attitude de cette vierge surannée était souverainement ridicule. Elle se rapprochait de la fenêtre furtivement, sur la pointe des pieds, comme si elle avait cru à l’existence de quelque bandit, embusqué derrière le vieil ormeau et tout prêt à faire feu sur elle. Pour mettre à la place qu’elle lui destinait, soit une carte de boutons de nacre, soit une guimbarde ou quelque autre article insignifiant, elle étendait dans toute leur longueur ses bras maigres et, ceci fait, rentrait à l’instant même dans les ténèbres, comme si elle eût voulu se dérober une fois pour toutes aux regards du monde. On eût pu croire qu’elle espérait satisfaire aux besoins de la petite cité, comme une divinité, sans corps, une enchanteresse aux mains invisibles ; mais elle ne se repaissait point d’une si flatteuse chimère. Hepzibah savait bien qu’il faudrait en définitive se mettre en avant, et se manifester dans toute son individualité ; mais ainsi que beaucoup d’autres personnes, accessibles aux mêmes susceptibilités, elle ne voulait pas être surprise pendant l’élaboration graduelle de cette métamorphose ; — il lui convenait mieux de se présenter tout à coup aux regards du monde ébloui.

Le moment inévitable ne pouvait être ajourné beaucoup plus longtemps. Le soleil descendait peu à peu sur la façade de la maison vis-à-vis, et des fenêtres qu’il éclairait l’une après l’autre se frayant leur voie à travers les rameaux du grand orme, les brillants reflets arrivaient dans le magasin dont l’obscurité commençait à diminuer. La ville semblait se réveiller. Une charrette de boulanger, avait déjà promené par la rue le bruit de ses roues et la dissonance de ses clochettes, enlevant ainsi jusqu’au dernier vestige du silence sacré des nuits. Un laitier distribuait de porte en porte le contenu de ses boîtes, et on entendait au loin les notes aigres du coquillage musical qui annonce les marchands de marée. Pour Hepzibah aucun de ces signes n’était perdu ; le moment fatal arrivait. Tout retard ne ferait que prolonger sa souffrance. Il ne restait plus qu’à ouvrir la porte du magasin pour en livrer l’entrée libre, — et plus que libre, bien venue, — à tous les passants dont les yeux pourraient être attirés par l’étalage. Hepzibah remplit alors cette formalité suprême, soulevant la barre et la laissant retomber avec un bruit qui produisit le plus singulier effet sur ses nerfs déjà surexcités. Puis comme si la seule digue qui la séparât du monde une fois renversée, — un torrent de conséquences funestes devait aussitôt jaillir, elle s’enfuit dans l’arrière-salon, se jeta sur le grand fauteuil où tant d’aïeux s’étaient assis… et laissa couler ses larmes.

Pauvre Hepzibah ! il est dur que le désir de représenter la nature telle qu’elle est, — l’ambition d’un dessin correct et d’une couleur sincère, — force un écrivain à laisser voir les côtés inférieurs et grotesques d’une situation éminemment pathétique. Combien on pourrait rendre imposante, en faussant légèrement les conditions de l’art, la scène que nous indiquons ! Et qu’il sera difficile, au contraire, de replacer à sa véritable hauteur le récit d’une expiation solennelle des crimes d’autrefois, lorsque nous nous voyons forcés dès le début de présenter un de nos principaux personnages, — non pas comme une jeune et belle femme, non pas même comme une beauté majestueuse dont les restes flétris survivent au choc des orages, — mais sous les traits d’une maigre damoiselle au front jaune, aux articulations rouillées, portant robe de soie à longue taille et, Dieu me pardonne, coiffée d’un turban !… Elle n’a pas même le bénéfice d’une laideur accentuée. La contraction de ses sourcils au-dessus de ses yeux myopes, est le seul trait qui donne un caractère quelconque à son insignifiante physionomie. Enfin, pour comble de malheur, la grande, la suprême épreuve de sa vie, paraît consister en ceci, qu’après soixante années d’une oisiveté complète, elle juge à propos de ménager un peu de pain à ses vieux jours, en montant un petit commerce de détail. N’importe : si nous examinons à fond les destinées héroïques de l’homme, nous y trouverons toujours le même amalgame de bassesse ou de trivialité avec ce que nos joies ou nos chagrins ont de plus noble. La vie est faite de marbre et de boue. Si nous n’avions foi dans cette vaste Sympathie qui plane au-dessus de nous, nous trouverions sur le masque de fer que porte le Destin une teinte d’ironie mêlée à son expression d’inflexible rigueur. Ce qu’on appelle « la seconde vue poétique » est la faculté de discerner — dans cette sphère d’éléments si étrangement mêlés — la beauté, la majesté réduites à se dissimuler sous de si sordides haillons.