La Maison aux phlox/3/22

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 186-189).

III

Ô nature…

Ah ! la vilaine pluie qui détruit notre beau royaume. La vilaine pluie qui emporte nos belles feuilles, nos feuilles blondes, nos feuilles rousses, nos feuilles d’or.

Elles volent toutes ensemble, comme des oiseaux migrateurs mais elles ne volent qu’un peu de temps et tombent, jonchant les jardins, jonchant les bois, jonchant la rue, jonchant le fond du lac où tristement elles se noient.

Les pauvres feuilles ! Elles étaient si belles, si indiciblement belles. Elles faisaient des arbres les plus splendides bouquets du monde et, avec ces bouquets, tendaient sur les montagnes une inimitable tapisserie.

Qui aurait osé parler de la mélancolie de l’automne ?

L’automne était l’apothéose de toutes les saisons, l’automne réunissait toutes les couleurs, toutes les richesses, toutes les pierreries même. Car le ciel, et le lac, et la petite rivière au fond de la vallée creusée entre les formidables et flamboyantes montagnes, tout cela devenait bleu comme des turquoises, du lapis lazuli.

Ah ! c’était beau, je vous le jure, l’automne sur ce merveilleux pays, l’automne vu de notre village haut perché.

C’était beau, il y a dix jours, c’était encore beau hier. Nous avons traversé la forêt montante, quitté le paysage de lac, de champs, de maisons étagées aux flancs escarpés des collines, pour ne plus voir que ce qui semblait une belle avenue dans un beau bois d’érables, de hêtres, d’ormes et de bouleaux.

Ah ! le feuillage tendre de ces bouleaux. Et ces érables qui se dressent à part des autres, et de loin ne sont que rouille, et de près révèlent leurs feuilles au cœur jaune clair, bordées du plus bel écarlate. Nous nous arrêtions, éblouis : tant de feuilles, et si fraîches dans leurs robes vertes, résisteraient encore indéfiniment…

Mais tant d’autres étaient tombées ! Nos pieds crissaient en s’enfonçant dans leur masse séchée, brunie, où éclatait ici et là le ton chaud de quelques feuilles rouges fraîchement perdues dans cette brousse. Le bois embaumait, de cette odeur indéfinissable d’automne, qui nous revient des jours d’enfance avec son cortège d’impressions joyeuses. La large avenue escaladait doucement la montagne, sans autre vue que la forêt dense, aux troncs minces, blancs, droits ; et soudain, à travers, il nous sembla voir un lac ou une mer, d’un bleu de rêve, pastel, ouateux…

Nous connaissons encore peu la région ; était-ce bien de l’eau, ce bleu qui apparaissait là-bas entre les arbres, ce bleu pastel étonnant ? Nous quittâmes l’avenue et marchâmes vers ce spectacle. Mais ce qui de loin nous avait semblé de l’eau n’était qu’une vapeur fine qui enveloppait les montagnes. Elles s’estompaient sous cette buée bleue et translucide, et la vallée avait tout à coup un aspect nouveau. Les monts gigantesques semblaient soudain irréels, et pareils aux pics neigeux qu’échafaudent parfois, au bord du ciel, les gros nuages du couchant.

Insensiblement, nous avions atteint l’autre pente de la montagne. Ces maisons luisantes, était-ce Piedmont ? À notre gauche, deux cheminées d’usine identifiaient Mont-Rolland.

De la forêt, nous avions entendu comme un bruit de torrent. Au creux, nous aperçûmes, produisant ce bruit, la route couverte d’autos qui roulaient incessamment, à une vitesse vertigineuse, armée folle, absurde, en fuite éperdue.

Et nous qui nous plaignons parfois d’être sans voiture, nous aspirions avec délice l’air parfumé de la forêt devenue blonde et toute trouée des rayons du soleil tombant. Nous n’étions pas pressés. Nous allions en regardant toutes les nuances, en savourant ces tableaux.

Et ces tableaux restent maintenant suspendus en notre souvenir pendant que la pluie matinale secoue les feuilles et change de nouveau l’aspect des monts.