Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 184-186).

II

Le tremplin

Le soir, dans l’eau lisse et luisante de la baie qui s’assombrit, avec son ombre, le tremplin ressemble à une grande bête aquatique : un crocodile, gueule large ouverte.

Quand des yachts passent, le crocodile, nonchalant, passif, endormi, paresseux, se laisse balancer, de l’avant à l’arrière, d’un côté à l’autre sur la vague ; lentement, il se contente de tourner sur lui-même.

Il se repose.

Car, trois fois par jour, et parfois encore à la veillée, quand il a fait très chaud, le tremplin subit l’invasion des barbares ; baigneurs et baigneuses l’envahissent, le secouent, le penchent sous leur poids ; à chaque coup de pied d’un plongeur, il tressaute ; et pour s’amuser les baigneurs se rangent tous à un bout, où l’eau les submerge, et avec eux, le tremplin qui s’incline à sombrer. Mais brusquement, les baigneurs se laissent couler à pic et le tremplin soupire et remonte. Un jeune dieu de bronze, aux jambes droites comme des colonnes, au dos poli bien luisant, prend alors un vigoureux élan, monte dans l’air, puis comme une flèche entre ensuite dans la bonne, la belle eau bleue du lac… Pendant qu’il ressort ruisselant et bat la surface ridée et douce du mouvement rythmé de ses longs bras, un autre adolescent pirouette et plonge à l’envers.

Les baigneurs qui nageaient ou flottaient autour du tremplin reviennent alors tous ensemble et recommencent le jeu de balançoire ; parfois, quatre, cinq sautent ensemble ; les uns avec art, les autres maladroitement. L’eau claque, jaillit, pendant que les cris fusent en chœur.

Un oiseau passe très haut à tire d’ailes. Des baigneurs, ou de l’oiseau, lequel est le plus heureux ? L’air est-il meilleur que l’eau ?

L’eau est meilleure, pensent les baigneurs qui reviennent, assaillent de nouveau le plongeoir mouillé, ballotté, secoué ; il craque, il gémit, il enfonce, il va couler. Les maillots rouges, bleus, verts, les maillots noirs les uns après les autres s’élancent, sautent et enfin s’éloignent pour tout de bon. Le bain est terminé.

Le tremplin tranquillement reprend son aplomb ; et, grisâtre, la gueule ouverte, le crocodile se sèche le dos, se repose sur les rides emmaillées d’or de l’eau ensoleillée…