La Maison aux phlox/3/14

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 159-161).


Premier Septembre 1939

Sans électricité, sans auto, sans radio, isolés sur notre dune comme dans une oasis, nous ne savions rien encore du tumulte croissant du monde. Le matin s’était levé calme, bleu, doré. Seul, le vent plus frais nous avertissait que ce matin était un matin de septembre. Et peut-être aussi les montagnes à l’horizon, que l’atmosphère, déjà d’automne, rendait plus nettes, plus foncées, mieux peintes et mieux dessinées. Comme une glace au tain parfait, le Barachois sans rides mirait fidèlement leurs couleurs, leurs courbes, et en relief et à l’envers, quelques maisons aux toits clairs.

Alors il faisait si beau que nous n’avons presque plus pensé à la guerre. La veille, les rumeurs venues jusqu’à nous n’étaient-elles pas plus rassurantes ?

La mer brillait au soleil et battait la plage de son rythme accoutumé. Des goélands volaient oisifs et nonchalants.

Il était sept heures d’abord. Puis il fut huit heures, puis neuf heures. C’était vendredi, jour de marché. Il fallait aller au village. Une auto vint nous chercher. Nous avions aussi à voir la couturière. Du coin, en descendant chez elle, c’est la voix quotidienne de Jovette Bernier que nous reconnûmes, dominant le souffle de la machine à coudre. Tant mieux. Tout était donc normal, tout allait comme les matins de tous les jours. Il faisait si beau.

Mais deux secondes plus tard, nous savions :

— Hitler a attaqué Dantzig, il bombarde la Pologne.

Notre cœur bondit. La couturière ne donnait la nouvelle que comme un fait divers un peu plus alarmant que les autres ; un fait divers lointain, qui dans sa vie paisible ne dérangerait probablement pas grand’chose, qui ne pouvait encore nous attrister que superficiellement.

Elle sembla surprise de notre consternation. Mais nous savions les craintes qui habitaient nos cœurs, et quels amis très près le malheur allait atteindre. Nous savions aussi comme il nous faudrait prier, supplier le Ciel, pour que notre propre pays fût épargné, pour que les nôtres ne fussent pas entraînés à augmenter un peu plus le chaos du monde, sous le prétexte splendide de sauver la civilisation. Au retour, même dans notre oasis, l’alarme avait aussi sonné. Le laitier promenait la mauvaise nouvelle avec ses bouteilles. Pourtant, l’oasis gardait sa sérénité extérieure, son immobilité heureuse. Nous étions à pied maintenant, et attentives à la tranquillité des choses, pendant que notre pensée approfondissait la grandeur du cataclysme. Notre gorge se serrait. Nous ne pouvions plus parler.

Un petit hangar au bord de l’eau, blanchi, avec un toit rouge, brillait devant nous de fraîcheur et de joie au soleil ; et à côté son ombre se découpait, nette, plaquée, dans l’herbe au bord du barachois.

Et l’ombre et l’eau du barachois paraissaient absolument solides comme la terre sous nos pieds.

Et il me sembla que jamais nous ne pourrions oublier cette paix inouïe du paysage, au moment où déjà, là-bas, recommençaient les massacres, les courses dans le feu, le flot de sang…