La Maison aux phlox/3/15

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 162-166).


Notre jardin

Nous avons le plus grand, le plus beau des jardins, et le plus grand des jardiniers : le bon Dieu.

Le plus beau des jardins, allongé entre la nappe bleue de la mer et l’eau du barachois lisse et brillant comme une glace. Voulez-vous un bouquet ? Le plus varié des bouquets ? En juin, nous n’aurions pu vous offrir que du muguet sauvage, des quatre-saisons et de modestes boutons d’or. Puis, les pois de mer ont marqué de pourpre et de violet la verdure du jardin qui bientôt après s’est aussi garni d’iris mauves.

Il en reste encore, et qui disparaissent à présent dans l’éclatant, dans le riche fouillis des autres fleurs ; les courants des pois s’entrelacent à ceux du jargeau bien fleuri et, joue contre joue, se tassent les trèfles, roses, blancs ou rouillés. Mais c’est en ce moment par-dessus tout le triomphe des marguerites…

Jamais dans les jardins soignés de main d’homme, jamais vous n’en verrez d’aussi belles. Elles sont hautes comme des petites filles, la collerette de leur uniforme est large, immaculée, bien repassée ; leur visage doré est tout sourire… Elles sont heureuses, elles sont curieuses et vives, et peut-être coquettes, car elles dominent de haut les autres fleurs et font des grâces à tous les vents.

Pourtant, elles ne sont pas les plus belles. Venez avec moi voir celles qui les dépassent ; là-bas, près de la clôture, vous apercevez tout ce rose ? Nos églantiers en sont couverts. Nulle part ailleurs vous ne reverrez tant de pétales couleur d’aurore. Admirez ; les boutons si merveilleusement pliés sont presque rouges. Penchez-vous. Respirez-en le parfum. Mais ne les cueillez pas, je vous prie. Vous vous piqueriez inutilement les doigts. Nos roses sauvages sont délicates et farouches. Au moindre souffle, ou par timidité, elles s’effeuillent. Dans l’herbe il y a déjà de quoi faire une moisson de pétales tombés. Laissons aux fragiles fleurs leurs courtes heures de beauté, allons plus loin, voir de près l’or des épervières. Ces fleurs sont-elles assez haut perchées sur leurs longues tiges ? Admirez vite leur face ouverte, car, au crépuscule, tous ces petits soleils s’éteindront avec le grand…

Dans l’air, sentez-vous l’odeur de nos trèfles mêlée à l’odeur sucrée des résineux ? Et tenez, voici l’épée rose de quelques épilobes qui déjà s’épanouissent… et à côté un grand sureau. Et ce n’est pas tout. Ah ! vous désirez savoir le nom de ce petit arbrisseau à la tige rugueuse et rouge, qui fleurit si joliment ?… Vous admirez les corolles rondes et brillantes, d’un pâle jaune… Eh bien, c’est peut-être de l’onagre, je ne sais plus. Je sais seulement que le parfum de ces belles fleurs m’est désagréable, je ne les aime que de loin… M’écouter, je demanderais même à notre bon jardinier de les détruire, mais ce serait un peu gênant, vous pensez bien… Ce serait même ingrat. Il nous a donné de si belles choses. Regardez encore au bord de la route, et qui essaient de se faire voir, les exquises campanules. Sont-elles bleues, sont-elles mauves ? Qui pourrait le dire ?

— Mais retournons, voulez-vous ? et marchons sur notre beau tapis d’argentine ; marchez sans crainte ; la floraison des toutes petites étoiles n’en restera pas moins fraîche. Il en pousse, il en pousse toujours de nouvelles. Elles sont d’un beau jaune, aussi. Le jaune, en définitive, cela doit être la couleur favorite de notre Jardinier. Il en a mis partout.

Ah ! et j’ai oublié de vous montrer que notre jardin se prolonge jusque sur la voie ferrée, et qu’il y a là des trèfles nains, couleur de soleil, si serrés, si touffus, qu’avec leur délicat feuillage, ils font des coussins splendides entre les traverses. On voudrait s’y coucher.

Quand toutes ces fleurs seront passées, nous aurons les immortelles, et nous aurons surtout les verges d’or. Ici, elles sont d’une teinte aussi joyeuse que celle des mimosas, tant chantés ailleurs. Notre Jardinier est bon, allez, c’est le meilleur des jardiniers !

— Votre Jardinier ? Mais c’est le jardinier de tout le monde. Des jardins comme le vôtre, n’appelle-t-on pas cela tout simplement des champs ?

— Tout simplement des champs, si vous voulez. Mais peut-on voir pareille beauté, et se taire et ne pas remercier Celui qui soigne ces innombrables fleurs et nous les donne ?

Chez nous, c’est peut-être que nous ne connaissons pas mieux, mais nous admirons du matin jusqu’au soir.

Du matin jusqu’au soir, la mer chante au soleil, le barachois luisant et calme reflète les montagnes, l’île ronde, les nuages. Du matin jusqu’au soir, dans nos épinettes glorieuses de leurs pousses neuves, des pinsons chanteurs répètent leur joie.

Leur joie, que nous partageons du matin jusqu’au soir, jusqu’au moment des journaux et de la prière, où, soudain, nous retrouvons la pensée des tracas que donne le monde à notre bon Jardinier, tracas dont en ce moment Il nous préserve.

Alors, de nouveau, émus et tristes de l’inquiétude de l’univers, mais toujours entourés de la beauté et de la joie de notre grand jardin, un peu confus d’avoir été tout le jour si heureux, nous demandons à Dieu de faire que cette félicité vécue parmi ses fleurs, Il veuille qu’elle soit méritoire, qu’elle soit même expiatoire, puisque nous la lui offrons, et que nous brûlons de reconnaissance.