La Maison aux phlox/3/13

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 155-158).


Israël

De l’Anse-aux-Canards, tous les matins il nous arrive, depuis que les bleuets sont murs. Il est maigre et mal vêtu, — à peine vêtu, plutôt, à travers les trous de son chandail ! — sa peau est brunie par l’air, ses cheveux roussis par le soleil.

Au premier abord, nous n’avons vu en lui qu’un enfant malingre, parmi d’autres aussi miséreux. Puis, nous avons regardé ses yeux bien coupés, couleur de mer, ses cils noirs, ses sourcils fins, son nez délicat. Et nous avons dit après son départ :

— Mais il est beau, cet enfant, et il est intelligent !

Car, si jeune, il avait tout de même su nous arracher la promesse de l’attendre pour acheter des bleuets, de ne jamais en prendre de personne d’autre…

Pourtant, Dieu et nous, savons s’il en passe, des petits vendeurs, et de bon matin ! Ils commençaient à heurter la porte à six heures, six heures et demie… Ils nous éveillaient et ils étaient fort mal reçus. Alors, nous avons cloué cette belle affiche :

« Défense de frapper avant sept heures et demie. »

Depuis, lorsque nous sortons au réveil, pour notre premier bain de mer, nous trouvons notre petit homme sagement assis sur les marches du perron, notre petit homme et son gallon de bleuets.

Le voyant ainsi chaque jour, nous apprenons peu à peu son histoire. Sa tante l’élève. Il n’a ni père, ni mère. Il s’appelle Israël. Il vend des fruits pour avoir les moyens de s’habiller et d’aller à l’école.

Nous avons par hasard regardé ses pieds. Ils sortaient, minces et nus, de vieux souliers de tennis, trois fois trop grands ; des souliers dont seules subsistaient les semelles tenues par l’empiècement des lacets, empiècement attaché d’une corde.

Les chaussures que nous mettons parfois pour descendre à la mer, traînaient sur la véranda. Une petite paire n’était vieille que parce qu’elle était démodée et sans boutons. Nous la lui avons essayée. Elle faisait. Israël est parti ravi.

Hier, pour nous récompenser, il est arrivé souriant de toutes ses dents, fortes et blanches ; souriant, parce que, pour la première fois, il nous apportait des framboises.

Comme il en recevait le prix, il a ri, et nous lui avons dit :

— Tu vas devenir riche.

Vingt-cinq sous de framboises l’après-midi ; trente sous de bleuets de bonne heure le matin ; le prix de six morues, une fortune, ma foi ! Et puis, nous voici tellement attachées à Israël que, même si nous n’avons besoin de rien, nous achetons. Il y aura des mauvais jours, sans doute, où il ne viendra pas. Nous mangerons alors nos confitures.

— Mais Israël, à quelle heure peux-tu bien te lever ? — lui avons-nous demandé, comme nous sortions plus tôt, un matin, pour le trouver déjà à attendre.

— À six heures, je crois.

— À six heures ! Tu dois te tromper. Tu as déjà ramassé tes bleuets et tu es ici à six heures et demie !

Alors, il a avoué qu’il ne savait pas, vraiment, à quelle heure il se levait.

Nous étions à conclure que les horloges devaient être rares chez lui, lorsque nous l’entendîmes ajouter :

— C’est si beau, le matin.

Nous avons soudain aperçu sa richesse…

Il se lève à l’aurore pour cueillir des bleuets. Il voit la forêt toute brillante encore des toiles d’araignée tissées la nuit ; il voit les couleurs neuves de l’aube, et il s’en vient sans hâte vers nous dans le silence, sur la plage douce et lisse et pure de toute trace de pas… Parfois, l’aube est toute blanche et la mer luit sous un laiteux brouillard. Parfois le ciel est rose, le soleil rouge, la mer bleu foncé. Parfois tout est lavé et verni ; la petite île du Barachois est verte comme une pierre de prix, sur l’eau de la lagune si calme qu’on la dirait solide, et la mer, de l’autre côté du banc de sable, paresseuse, nonchalante, bat la plage d’un mince friselis de mousse éclatante. Au large, les bateaux de pêche, immobiles, se dressent debout sur l’horizon.

Et Israël étrenne le jour et à neuf ans, il sait que le matin est beau.