La Main passe !/Acte III
ACTE TROISIÈME
28, rue de Longchamp : Le salon chez les Massenay. Au fond à droite, face au public, porte à deux battants donnant dans le vestibule. — La partie gauche du fond forme un grand pan coupé, au milieu duquel est une large baie vitrée à quatre vantaux, ouvrant de plain-pied sur le balcon, lequel a vue sur la rue de Longchamp. — À droite premier plan, porte donnant sur la chambre de Massenay. Deuxième plan, une cheminée surmontée de sa glace et de sa garniture. Troisième plan, porte donnant sur le service. — À gauche, porte deuxième plan. — Sur le devant de la scène, à droite, une table de salon, le côté étroit face au public ; devant la table, une petite banquette à deux personnes ; à droite et à gauche de la table, une chaise. Près de la cheminée et au-dessus un fauteuil. À gauche de la scène, un canapé de biais ; à droite du canapé, un fauteuil ; derrière le canapé une chaise volante. Au fond entre la porte d’entrée et la baie, un petit canapé cintré ; devant ce canapé grand guéridon rond, à pieds circulaires de façon à permettre à quelqu’un de se glisser dessous ; tapis sur le guéridon. À droite du guéridon une chaise. Sur la cheminée, côté du public, un téléphone portatif. Sur la grande table, une lampe allumée, un annuaire des téléphones, un encrier avec ce qu’il faut pour écrire.
Scène première
Ah ! Une voiture !
Ça, c’est vrai, madame ; je dirais le contraire que je mentirais.
C’est peut-être Monsieur ?
Peut-être bien !
Non, elle passe !
Ça, c’est vrai, madame, elle passe. Je ne peux pas dire le contraire.
Mon Dieu, mon Dieu !
Madame devrait être raisonnable. Madame ne devrait pas se mettre dans un état pareil.
Mais s’il lui est arrivé malheur !
Quand bien même, madame, ça ne le ferait pas revenir.
Ah ! vous êtes bonne ! on voit bien que ça n’est pas votre mari !
Mon Dieu, madame, « pas de nouvelle, bonne nouvelle », comme on dit ; c’est peut-être bon signe.
Quoi ! Vous n’allez pas me dire que je dois me réjouir cependant.
Non, ça c’est vrai, madame ! je dirais le contraire que je mentirais.
Mon Dieu, où pourrais-je encore téléphoner ? Ah ! son cercle !… Il m’a bien parlé d’un grand cercle dont il faisait partie… Comment donc déjà ? Ah ! Oui ! Le Touring-Club ! (Elle va au téléphone, et tout en sonnant nerveusement.) Tenez ! pendant que je sonne, cherchez donc « Touring-Club », dans l’annuaire.
Oui, madame.
Mais, qu’est-ce qu’ils font qu’ils ne répondent pas ?
Ah ! c’est la mauvaise heure, madame ; celle où les hommes s’en vont et où les femmes arrivent.
C’est insupportable !… ils pourraient bien avoir… je ne sais pas, moi, des petits garçons pour cette heure-là.
Ça, c’est vrai, madame ! je dirais le contraire que je mentirais.
Eh bien, trouvez-vous ?
Ça n’y est pas, madame.
Comment, « ça n’y est pas » !… mais vous cherchez « C. H. » ! C’est « Touring-Club », pas « Chouring-Club » !
Ah ? c’est bien possible !
Ah ! vous avez un à-propos sinistre. (S’arrêtant brusquement.) Ecoutez !… un bruit de roues !… C’est une voiture !
Oui, madame.
Monsieur est peut-être dedans ?
Oh ! Je ne crois pas, madame, que monsieur soit dedans ; c’est une voiture de chez Richer.
Ah ! (On entend le carillon du téléphone.) Ah ! enfin ! (Elle court au téléphone, dont elle décroche les récepteurs.) Allô ! (Au moment de parler, — à elle-même.) Mon Dieu, qu’est-ce que je voulais donc ? Je ne sais plus ! (À l’appareil.) Allô ! Je vous demande pardon, monsieur, j’ai la tête perdue, je ne sais plus du tout ! C’est mon mari qui n’est pas rentré, monsieur… (Un temps.) Oui, monsieur, à cette heure-ci ! C’est inconcevable !… Jamais ça ne lui est arrivé, monsieur ! Quand il rentre passé deux heures, c’est une exception… Vous n’auriez pas de ses nouvelles, par hasard ?… Non, naturellement ; je vous demande ça : c’est l’affolement… Excusez-moi… Si j’ai besoin, je vous resonnerai… Merci, monsieur !… (Elle accroche les récepteurs, puis redescendant devant la table.) Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
Scène II
Ah ! Auguste… Eh ! bien ?
Eh ! bien… rien, madame.
Rien ?
Non !… J’ai bien fait tout ce que Madame m’a dit : D’abord, la tournée des restaurants ; tous fermés !… Chez Maxim, j’ai trouvé des garçons qui balayaient… et un pochard qu’on balayait… (Sur un mouvement de Sophie — d’un air désolé.) Ce n’était pas monsieur… (Sophie pousse un soupir.) De là, j’ai été, comme madame m’a dit, à la Préfecture ; j’ai fait la déclaration… au bureau des objets perdus…
— redressant une tête effarée.
Comment, des objets perdus ?
Oui, c’est le même bureau aujourd’hui… Pour cause d’économie du gouvernement, on a réuni les deux services ; comme c’est dans le même ordre d’idées…! De là, j’ai été à la morgue…
Ah ?
On n’y avait pas encore vu Monsieur.
Ah ! tant mieux !
Mais enfin, on m’a dit qu’il ne fallait pas désespérer, qu’il était encore de bonne heure !… (Sophie lève les yeux au ciel, en poussant un nouveau soupir — il fait un pas comme pour remonter, puis s’arrêtant dans la position de biais où il est.) Alors, j’ai laissé le signalement de monsieur : taille ordinaire… nez moyen… parlant couramment le français, l’anglais, l’espagnol… (Nouveau pas pour remonter, nouvel arrêt.) J’ai donné le numéro du téléphone, en cas qu’on aurait la chance…
C’est bien ! Merci, mon pauvre Auguste !… (On sonne.) On a sonné !…
C’est peut-être monsieur !
Non, il a sa clé… Ce doit être M. Belgence. Vous le ferez entrer.
Oui, Madame.
Toujours rien, Marthe ?
Rien, madame… Ça, c’est la vérité… je dirais le contraire que je mentirais.
Scène III
Ah ! vous…!
Eh ! bien, quoi donc, ma pauvre amie ? Qu’est-ce qui se passe ?
Ah ! mon ami, je suis folle d’inquiétude ! Vous me pardonnerez de vous avoir téléphoné à pareille heure…
Mais, comment donc !… Vous savez bien que…
… Mais, je me trouvais tellement désemparée ! tellement seule !… j’ai éprouvé le besoin de sentir un ami près de moi… quelqu’un qui pût m’être un appui, un conseil… Je ne sais plus où donner de la tête ! Mon mari ! Mon mari qui n’est pas rentré à cette heure-ci !
Oui, c’est ce que vous m’avez téléphoné. C’est épouvantable !
Qu’est-ce qu’il a pu devenir, mon Dieu ? Car enfin, ça n’est pas naturel ; ça ne lui est jamais arrivé ; je le disais encore tout à l’heure… à l’homme du téléphone, tenez !… Ah ! il y a un malheur, bien sûr !
Un malheur ! Comme vous y allez ! Un malheur n’arrive pas comme ça !
Ah ! Laissez donc… je ne me fais pas d’illusions maintenant… (Éclatant en sanglots.) Il est mort, mon Dieu, il est mort !
Voyons ! Voyons ! Ah ! là, mon Dieu !
Vous ne voyez toujours rien, Marthe ?
Rien madame.
Là, vous l’entendez ! ce n’est pas moi qui le lui fais dire.
Ça, c’est la vérité : je dirais le contraire que je mentirais !
Allons, voyons, voyons !… On est des hommes que diable ! tout n’est pas perdu ; et tant qu’il y a de l’espoir, on n’a pas le droit de se laisser abattre ! il faut agir !
Mais quoi ? quoi ? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?
Je ne sais pas, mais il faut !… Tenez, moi, j’ai agi : J’avais à passer devant le commissariat pour venir ici ; je suis entré. Le commissaire est un de mes amis ; je lui ai dit : « Mon cher Planteloup, il faut m’accompagner chez madame Massenay qui a égaré son mari… » Il m’a répondu : « Je vous suis. » Et il va venir. Il n’est pas très fort… mais enfin, il est de la police, il peut nous être utile.
Il est mort, mon Dieu, il est mort !
Ah ! là, mon Dieu ! s’il est permis de se mettre dans un état pareil… (S’asseyant à côté d’elle et s’efforçant de la consoler.) Mon amie, je vous en supplie… ! pour moi ! ça me fait mal de vous voir pleurer comme ça ! Voyons, voyons !… je vous en supplie Sophie !… (S’agenouillant devant elle.) Sophie !… Vous savez que je vous ai toujours aimée.
Quoi ?
Oh ! oui, je vous ai aimée ! Je me suis toujours tu, parce que vous étiez mariée… Mais puisqu’aujourd’hui je puis parler…
Mais c’est horrible ce que vous dites-là !
Quoi ?
Me faire une déclaration en un pareil moment !
Moi ! moi ! j’ai fait une déclaration ?
Ah ! Taisez-vous ! taisez-vous ! Un tel sacrilège !… Mais quelle femme croyez-vous donc que je sois, pour supposer que j’écouterais favorablement une déclaration ?… alors que mon mari n’est plus !
Mais non, mais non ! vous n’avez pas compris !… C’était une façon de vous dire que je vous étais tout dévoué… que vous pouviez user de moi… compter sur moi…
Ah ! c’est ça, c’est ça ! dites-moi ça ! Voyez-vous c’eût été trop mal… vis-à-vis de lui, le pauvre cher homme… (Mélodramatiquement.) Ah ! il vous aimait bien, allez !
Pauvre Émile !
Hier encore il me le disait : « Ce brave Belgence, il n’est pas toujours amusant mais c’est un bon garçon ! » (Belgence ému, s’essuie du bout du doigt une larme qui perle au coin de l’œil.) Qui est-ce qui aurait pu penser, quand il me disait ça hier, qu’aujourd’hui… !
Oui !
On a sonné ! (Appelant en remontant.) Marthe !
Marthe !
Maaarthe ! (Marthe accourt effarée.) On a sonné, voyons !
Oui, madame !
Ça doit être M. Planteloup, le commissaire de police.
Madame, c’est M. Planteloup, commissaire de police.
Vite ! Faites-le entrer !
Scène IV
Entrez, mon cher Planteloup, vous êtes attendu comme le Messie !… Voici madame Massenay dont je vous ai exposé les cruelles perplexités…
En effet, madame ! M. Belgence m’a mis au courant. Croyez que je me félicite de l’heureuse circonstance.
Comment « l’heureuse circonstance » !
Eh ! madame, pour nous autres commissaires, une cause sensationnelle est une aubaine ! C’est souvent l’avancement. Or il faut bien le dire, nous n’avons pas la part égale entre nous : j’ai des confrères, à Belleville, à Charonne, ils sont vraiment trop favorisés ! ils ont des crimes, il n’y a qu’à se baisser !
Oui, monsieur, oui…!
Mais moi, qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Nous avons un quartier déplorable : nous manquons d’Apaches !
Oui, c’est bien regrettable, en effet !… mais enfin, monsieur…!
Enfin la veine tournerait-elle de mon côté ? Monsieur Massenay, personnalité honorablement connue… brusque disparition… affaire ténébreuse… ça peut être superbe ! (En parlant il s’est dirigé vers la table de droite, sur laquelle il pose sa serviette et son chapeau. — À son secrétaire.) Tenez, asseyez-vous là, mon ami et préparez-vous à écrire ! (Le secrétaire qui était resté au fond, descend à la table, prend la chaise de gauche qu’il remonte au-dessus de la table de façon à faire face au spectateur. Planteloup s’installe à droite de la table. À Sophie, avec bonne humeur, en se frottant les mains.) Voyons, madame ! Alors nous disons que M. Massenay aurait été assassiné ?
Hein ? (Indignée.) Mais, je ne sais pas, monsieur ! je ne sais pas !
Évidemment ! Ceci est le rôle de la police de l’établir.
Oh !
Vous n’auriez pas par hasard un portrait de monsieur votre mari ?
De ce pauvre Émile.
De ce pauvre Émile, oui !
Je n’en ai qu’un… à l’âge de sept ans.
C’est un peu jeune ! il a dû changer depuis… C’est fâcheux ! très fâcheux !
On a sonné ! On a sonné !
Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
On a sonné. (Aux autres.) C’est la sonnerie de la cuisine… Vite, Auguste, courez !… Si c’était au sujet de monsieur… !
Oui, madame !
Je vous demande pardon, monsieur, je suis dans un état de nervosité…
Mais je comprends madame !… On ne perd pas son mari tous les jours.
Hein ?
Voulez-vous me permettre, madame, de vous poser une question assez délicate ?…
Allez, monsieur ! allez !
Est-ce qu’il avait des vices ?
Qui ça ?
Ce pauvre Émile ?
Émile ! Émile, des vices !
Oui, enfin, était-il joueur, alcoolique, érotomane ?
Mais non, monsieur, mais non !
Ah ! c’est dommage ! c’est dommage !
Comment, c’est dommage ?
Hé ! oui, au point de vue de notre enquête.
Ah ! mais je vais le gifler, vous savez.
Non, non ! Faites pas ça !
Scène V
Eh ! bien, qu’est-ce que c’est ?
Madame, c’est un maçon.
Un maçon ?
Qui apporte les vêtements de monsieur.
Hein ?
Comment, les vêtements de monsieur ?
Oui, madame… qu’il a trouvés dans la rue.
Oh !
Dans la rue ?
Les vêtements de monsieur ?
Eh ! bien, et monsieur ? et monsieur ?
Oui ?
Il n’était pas dedans !
Pas dedans !
Voyons ! voyons, ce n’est pas possible !
Dame, autant que j’ai pu comprendre, parce qu’à vrai dire ce maçon…
Quoi ? il ne parle pas français ?
C’est pas ça, mais il aboie.
Hein ?
Alors, c’est un peu disloqué tout ce qu’il dit.
Allez ! Allez ! faites-le entrer, nous verrons bien.
Oui, madame.
C’est ça ! c’est ça.
Ses vêtements ! ses vêtements dans la rue ! Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?
On ne peut pourtant pas admettre qu’il se promène tout nu.
Bravo ! ça se corse, ça se corse !
Non, mais regardez-le, il est content, lui ! il est content !
Voyons ! Voyons !
Oh !
Là ! entrez !
C’est vous…? C’est vous qui avez trouvé les vêtements…?
Permettez ! Permettez ! c’est à moi à poser les questions.
Non, mais pardon, je veux lui demander…
Justement ! justement, c’est moi que ça regarde.
C’est trop fort ! Enfin, il me semble que ça m’intéresse plus que vous !
Oh ! je vous en prie, madame, veuillez ne pas empiéter sur mes attributions.
Oh !
Avancez mon ami. (Lapige s’avance.) C’est vous alors qui avez trouvé les vêtements de monsieur Massenay dans la rue ? (Au moment où Lapige va répondre, Planteloup à Sophie.) C’est bien ce que vous vouliez demander, madame ?
Mais oui, monsieur ! mais oui.
Vous voyez que je pouvais le faire aussi bien que vous et au moins vous ne risquez pas de poser une question inconsidérée qui pourrait entraver la marche de notre enquête. (Sophie hausse les épaules. — À Lapige.) Répondez mon ami.
Euh… (Aboyant.) Ouahouah ! ouahouah ! ouahouah !
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il a ?
Qu’est-ce qui vous prend ?
C’est ce que j’ai dit à madame.
… Ouahouah ! Ne faites pas attention messieurs, madame, ça me prend comme ça dans les moments d’émotion et puis… (Grognement de chien.) rrrrre… ouah !… Ça passe !
Comme c’est curieux.
Voyons mon ami, ce n’est pas le moment de vous troubler.
Aboyez une bonne fois, et que ce soit fini !
Merci, monsieur, ça va comme ça.
Oui ? Alors dites-nous ce que vous savez.
Eh ! bien voilà, je me rendais ce matin à mon chantier lorsque dans la rue du Colisée…
Rue du Colisée ?
À peu près devant le no 21.
21, rue du Colisée, notez.
J’ai trouvé ces vêtements que je reconnus devoir appartenir à un M. Massenay, 28 rue de Longchamp, grâce aux papiers que renfermait le portefeuille contenu dans les poches avec d’autres menus objets.
Ah ! voyons ? voyons ?
Le portefeuille ! Oui…! oui, voilà !
Une boîte à cachous.
Une bourse, un trousseau de clés.
Ses gants, son mouchoir.
Une correspondance d’omnibus.
De la menue monnaie.
Oh !
Quoi ?
Un cure-dent ! c’est bête de mettre ça à même la poche !
Un revolver.
Oui, tout ça est bien à lui !
Toutes les cartouches sont intactes ! ceci tendrait à prouver que la victime a été surprise puisqu’elle n’a pas eu à se servir de son arme.
Mon Dieu !
Planteloup, tout en remettant pendant ce qui suit les différents objets dans les poches, à l’exception du revolver qu’il oublie sur la table, — à Lapige. Et comment se trouvaient-ils là ces vêtements, vous ne savez pas ?
Ah ! ça… ? tout ce que je puis dire c’est qu’ils étaient là sur le ouahouah ! ouahouah ! ouahouah !
Allons, bon, voilà que ça le reprend !
Mais voyons, mon ami, puisque c’était fini.
Ça allait si bien !
Ne vous troublez pas mon garçon ! Sur le quoi, voyons ?
Sur le ouahouah ! ouahouah !
Sur le trottoir ?
Rrrrre… ouah ! oui.
Eh ! bien voilà « sur le trottoir » ! Ça n’est pas difficile ! Vous voyez : madame le dit et elle ne se croit pas obligée d’aboyer. Diable ! ça va être commode si à chaque question… Il y a longtemps que ça vous est arrivé ?
Cette nuit.
Non, je parle de votre ouahouah !
Ah !… c’est de naissance !
Ah ?…
C’est ma mère qui a été impressionnée par un lévrier…
Un lévrier ! oui… oui !
Qui lui était grimpé dessus.
Oui, je comprends ! de sorte que vous seriez né de madame votre mère et de ce lévrier ?
Mais non ! Mais non ! c’est pendant que ma mère était dans une position intéressante que ouah-ouah ! ouah-ouah !
Oui-oui, oui-oui ! ne vous donnez pas la peine, j’ai compris. C’est comme qui dirait une envie à l’envers ! une envie dont on n’aurait pas eu envie ! Voilà oui, oui.
Mais enfin, monsieur, nous sortons de la question ! Il s’agit de mon pauvre mari.
Mais madame, je suis bien obligé pour étayer mes recherches… c’est drôle ça ! (À Lapige.) Et en dehors de ces vêtements, vous n’avez rien trouvé ? Aucun indice qui puisse nous mettre sur la voie ?… (Lapige écarte de grands bras en signe d’ignorance.) C’est bien mon ami, allez vous asseoir !… et n’aboyez que quand on vous interrogera.
Écrivez : « Nous, commissaire de police… etc… etc… ayant été avisé de la disparition mystérieuse de M. Massenay… »
Chut !
Qu’est-ce qu’il y a ?
Écoutez !… il me semble que j’ai entendu un bruit de clé, dans la serrure de la porte du grand escalier.
Hein ?… mais non… mais non.
Si ! si ! on marche !
Scène VI
La bougie ! la bougie ! la bougie !
Ah !
Émile ! Émile ! toi !…
Presque
simultanément |
Belgence.
Mon ami ! Mon ami ! Marthe et Auguste.
Monsieur ! C’est monsieur ! Planteloup, qui s’est levé.
Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a ? |
C’est moi ! hé ! hé !… vous… vous êtes déjà levés ?
Vivant ! tu es vivant !
Mais oui, tu vois !… Ça… ça va bien ? Il est tard, hein ?
Oh ! tard ! tard ! Est-il possible de me causer des transes pareilles ? À quelle heure rentres-tu, méchant !
Non, mais pardon, monsieur ! Qu’est-ce que vous venez faire ?
Monsieur ?
Mais c’est lui ! c’est mon mari, monsieur ! (À Massenay câline.) Oh ! que je suis heureuse.
C’est son mari.
Mais ça m’est égal !… ça ne se fait pas, ça, monsieur ! Vous êtes disparu, assassiné ; la police est saisie… on n’a pas le droit de revenir comme ça.
Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?
C’est M. le commissaire de police. Tu comprends : on croyait qu’il t’était arrivé malheur…
… alors, n’est-ce pas ? on ouvrait une enquête.
Non ? Ah ! que c’est drôle ! (À Planteloup qui est redescendu.) Eh, bien, monsieur vous voyez ! il n’y a plus qu’à la clore, votre enquête.
Oh ! Mais permettez ! Ça ne peut pas se terminer comme ça ! Nous ne sommes pas des pantins qu’on fait pirouetter à sa guise.
Non, Planteloup, écoutez !
Fichez-moi la paix ! (À Massenay.) Voilà une affaire des plus sensationnelles !… on n’en a pas si souvent !
Mais enfin qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?
Oui ? nous voudrions bien le savoir !
Oh ! pardon, monsieur ! si je rends des comptes c’est à ma femme.
Oui va ! va ! Pourquoi rentres-tu à pareille heure et dans un tel accoutrement ?
Ah ? tu… tu as remarqué !
Comment, si j’ai remarqué !
Tout cela est très louche !
Eh ! bien voilà : euh… ! (Changeant de ton et pour gagner du temps.) Si j’éteignais ma bougie, il commence à faire jour.
Il y a trois heures qu’il fait jour.
Merci monsieur.
Eh ! bien, va, va !
Eh ! bien voilà !… D’abord, j’aime autant te le dire tout de suite : ces vêtements ne sont pas à moi !
Allons donc ?
Ça !
Vous ne le croyez pas !
Si ! Si ! Si !
Mais alors ! comment ? pourquoi ?
Ah ! bien voilà ! ça c’est… c’est la faute au chemin de fer.
Au chemin de fer ?
Au chemin de fer !
Oui, mon ami, au chemin de fer ! (À sa femme.) Je m’étais laissé aller à m’endormir, n’est-ce pas ? sans réfléchir qu’il y avait des gens dans le compartiment ! alors qu’est-ce qui est arrivé ? C’est que quand je me suis réveillé : crac ! plus personne ! envolés les gens ! envolés mes vêtements ! Ça sentait le chloroforme ! et j’étais revêtu, moi, de ce costume que tu me vois !… Il ne me va pas, hein ?
Ah ! çà voyons ! qu’est-ce que tu racontes ? quoi ? quel chemin de fer ?
Hein ? « Quel chemin de… » Ah ! c’est vrai, au fait, je ne t’ai pas dit ! (À Belgence.) Je ne lui ai pas dit ! (À sa femme.) Figure-toi !… ça tient du prodige !… j’arrive d’Amiens, tel que tu me vois.
D’Amiens !
D’Amiens !
Oui, mon ami, d’Amiens ! (À sa femme.) Parce qu’il faut te dire que j’étais allé conduire à la gare deux amis pour l’express de Calais.
C’est louche !
Quoi ? quoi « c’est louche » ? Même que j’avais pris un ticket — deux sous ! — donnant accès sur le quai. (À sa femme, subitement radouci.) Alors n’est-ce pas en attendant le départ, histoire de causer, ils me disent : « Montez donc avec nous dans le compartiment. C’est ça ! — oui, oui ! — Yes, yes ! » parce qu’il y en avait un qui ne parlait pas le français : le cadet… comme étant le plus jeune n’est-ce pas… ?
Oui ! Oui !
Mais voilà t’il pas que tout à coup… C’est extraordinaire ! on ne donne plus de signal maintenant… le train s’est mis en marche, là, en sourdine… et vlan ! il m’a emmené !
Il t’a emmené !
Voyez-vous ça !
On n’a pas idée d’une chose pareille.
Et encore j’ai eu de la chance : à Amiens, on a dû stopper pour faire de l’eau ; sans ce besoin providentiel de la machine, j’allais jusqu’à Calais !
Ah ! là-là ! là-là !
Ah ! mon pauvre ami !
Tu devines mon état…! Je me disais tout le temps : « Mon Dieu ! et ma pauvre petite femme qui…! » Naturellement il a fallu revenir ; alors précisément, c’est pendant ce retour que mes vêtements…
Oui, oui.
Je dormais, il y avait des gens….
… Ça sentait le chloroforme.
Ça sentait le… oui ! Comment savez-vous ?
C’est vous qui venez de le dire.
Ah ?… Ah !… eh ! bien vous voyez ? ça concorde bien.
C’est épouvantable !
Épouvantable !
Épouvantable.
Mais oui, épouvantable ! Quoi ?… Il ne croit à rien cet homme-là.
Évidemment ! évidemment ! c’est très palpitant ! Et peut-on vous demander, monsieur…?
Monsieur ?
… par quel mystère, étant donné que l’on vous dépouillait de vos vêtements entre Paris et Calais, on a pu retrouver lesdits vêtements sur le trottoir de la rue du Colisée ?
Diavolo !
Mais oui, au fait ?
Mais oui !
Ah ! on… on a… ?
On a ! oui monsieur.
Sur… sur le… ?
Sur « le », parfaitement !
Tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! tiens !
Ça vous la coupe, ça ?
Quoi ? quoi « Ça me la coupe » ?
Soit, monsieur !… veuillez donc m’expliquer… ?
Mais voilà ! voilà ! si vous croyez que ça me gêne ?… ah ! bien !… J’étais dans le train n’est-ce pas ?… Il marchait… et alors le,… il marchait même vite… quand tout à coup n’est-ce pas, le… (Furieux.) ah ! et puis dites donc ! vous m’embêtez, vous à la fin !
Aha !
Mais absolument, quoi !
Voyons Émile, pas de colère !
C’est vrai ça ! il est là à m’asticoter.
Monsieur !
Émile ! Émile !
Est-ce que je sais moi, comment mes vêtements sont allés échouer rue du Colisée ? Puisque je n’étais pas avec eux !
Evidemment !
D’abord qui est-ce qui les a trouvés mes vêtements ?
C’est cet homme !
Oui !
Ah ! c’est vous ? Eh ! bien alors vous pouvez dire : est-ce que j’étais avec eux ?
Euh… ouah-ouah ! ouah-ouah !
Quoi ?
Ouah-ouah ! ouah-ouah !
Qu’est-ce que vous avez à faire le chien ? Je vous demande si j’étais avec eux ?
Rrrre ! ouah ! non…
Là, « Non » ; vous l’entendez ! Eh ! bien, du moment qu’on n’est plus ensemble, on n’est pas responsable les uns des autres ! Et puis enfin, est-ce que ça me regarde tout ça ? Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je ne suis pas de la police, moi ! c’est votre affaire à vous.
Comment donc ! vous ne croyez pas si bien dire ! Voilà une affaire que nous allons instruire sans tarder.
Eh ! bien, c’est ça, si ça vous intéresse ! (Passant devant Belgence pour aller à Planteloup.) Pour moi, du moment qu’on a retrouvé mes vêtements intacts…
Oh ! pardon, veuillez laisser ça !
Comment ! mais c’est à moi !
Du tout ! du tout ! désormais, c’est une pièce à conviction ! Cela appartient à la justice.
Ah ! mais dites donc vous à la fin… !
Voulez-vous !… Voulez-vous… !
Ensemble
|
Sophie, retenant Massenay par les épaules.
Émile ! Émile ! Belgence, qui est entre Planteloup et Massenay, au-dessus d’eux, cherchant à les séparer.
Mon ami ! Mon ami !… Planteloup, voyons ! |
Mais enfin c’est trop fort ! Non seulement il se mêle de ce qui ne le regarde pas, mais encore il me chauffe mes effets.
Qu’est-ce que c’est ?
Ami ! Ami !
Fiche-moi la paix toi !
Veuillez ne pas oublier que je représente la loi, ici !
Planteloup ! mon ami !
Allez vous promener !
Non, mais quel est l’animal qui m’a amené ce commissaire-là ?
Hein ?
C’est moi, mon ami.
Eh ! bien je te félicite ! tu peux le rapporter où tu l’as pris.
Vous dites ?
Je parle à monsieur !
Oui, eh ! bien moi je vous parle et je vous dis que votre conduite dans tout cela est très équivoque.
Mon Dieu ! Mon Dieu ! je vous en prie, Belgence, arrangez cela.
Planteloup ! Mon ami !
Du tout ! du tout ! il n’y a plus d’ami maintenant ; il y a un magistrat qui instrumente ! (À Lapige.) Suivez-moi, le maçon ! (Lapige quitte sa place et redescend de façon à être placé pour suivre Planteloup quand il s’en ira.) Et pour commencer, vous voudrez bien vous tenir à notre disposition.
Voyons, Planteloup !
Non ! non !… inutile ! (Se retournant, ne sachant pas Lapige derrière lui.) Venez, vous ! (Il se cogne dans Lapige qui n’a pas prévu sa volte, et lui marche sur le pied.) Oh !
Ahuhu ! ahuhu ! ahuhu ! ahuhu !
Oh ! pardon je vous ai marché sur la patte… sur le pied… je ne l’ai pas fait exprès.
Ahuhu ! ahuhu !
Ah ! et puis zut, là, l’aboyeur !… donnez-lui une boulette !
Scène VII
Ah ! non, quelle brute ! quelle brute ! quelle brute !
Bah ! qu’est-ce ça fait ? l’important : c’est que tu sois là, que tu me sois rendu.
Ma chérie !
Monsieur n’a plus besoin de nous ?
Hein ? non !… si !… apportez-moi mon vêtement d’intérieur… Et vous, Marthe, du thé bien chaud… avec du rhum.
Oui, monsieur.
Sophie, qui pendant ce qui précède a de nouveau traversé la scène, et un genou sur le canapé, l’avant-bras sur le bois du dossier, dévore son mari des yeux. Ah ! mon chéri ! mon chéri ! j’ai cru que je devenais folle ! je ne pouvais pas supposer ce voyage, n’est-ce pas ?
Évidemment ! évidemment !
Oh ! mais maintenant je ne regrette pas les moments d’angoisse que je viens de traverser ! Au contraire ! je ne sais pas si ça n’est pas salutaire ces émotions-là ! il me semble que ça retrempe l’amour ! qu’on savoure mieux son bonheur après ! (Sur un ton profond.) Vois-tu, il faut vraiment perdre son mari pour comprendre combien on l’aime !
Diable ! c’est cher !
Le vêtement de monsieur.
Ah ! merci.
Le thé de monsieur !
C’est bien ! posez ça là !
Oui, monsieur !
Voyez donc, Auguste ! on sonne au téléphone.
Oui, madame ! (Il décroche le récepteur, puis.) Allo ! Allo ! Eh ! ben ?… hein ?… Ah ! parfaitement.
Qu’est-ce que c’est ?
C’est de la morgue, monsieur !
Comment de la morgue ?
Oui, monsieur… (Reprenant sa communication.) Allo !… hein ! qu’est-ce que vous dites ?… Comment « on l’a repêché » ?
Quoi ? qu’est-ce qu’on a repêché ?
C’est pour avertir qu’on a repêché le corps de monsieur…
Comment on a repêché… ?
… dans un état de décomposition avancé.
Oh ! mon pauvre chéri !
Mais non, mais non ! mais c’est pas vrai ! ils sont fous !
Qu’est-ce qu’il faut répondre ?…
Mais dites qu’ils sont fous ! que ça n’est pas !… Attendez ! (Complètement rhabillé, il va au téléphone et prend le récepteur des mains d’Auguste, qui, dès lors, va ramasser les vêtements que Massenay vient de quitter.) Allo !… Bonjour monsieur ! mon domestique me dit… il y a sûrement une erreur… quoi ? Mais je vous assure !… c’est lui-même qui vous parle !… hein ? Si vous pouvez en disposer ? Mais je crois bien ! disposez ! disposez !… Comment ?… du tout, du tout, il n’y a pas de mal !… Je vous remercie, vous êtes bien aimable. (Il raccroche le récepteur, puis descendant et gagnant la gauche pendant qu’Auguste emporte les vêtements dans la chambre de droite.) Ils sont très obligeants à la morgue ! Ils me disent : « Tout à votre service à une autre occasion. »
Tu vois tout de même, ton équipée ?
Eh ! oui, elle a remué le monde mon équipée ! (S’étalant avec délice.) Ah ! ça fait tout de même du bien de se sentir tranquille chez soi… après tant de tribulations ! on respire.
Qu’est-ce que c’est que ça ?…
Au secours ! au secours ! voulez-vous me laisser…
Mais c’est la voix de Marthe.
Allons voyons bébé !
Mon Dieu ! est-ce que je rêve ?…
Aïe !… ah ! mais dites donc, impudent personnage…
Émile ! qu’est-ce c’est encore ?
Je ne sais pas !
Au secours ! Monsieur !… un ivrogne ! il y a un ivrogne !
Un ivrogne ?…
Dieu !
Oui, madame… qui est lubrique sur moi !…
Qu’est-ce que vous dites ?
Il m’a pris le fond, madame !
Oh !
Oui, madame, c’est la vérité ! je dirais le contraire que je mentirais.
Hubertin ! Hubertin encore ! Ah ! non, ça ne va pas recommencer !
Émile je t’en prie va voir ! mets-le à la porte.
Oui, par exemple ! ça ne va pas traîner.
Non, non, n’y va pas seul. (Allant jusqu’à la porte de droite et appelant.) Auguste ! Auguste !
Madame !
Vite ! il y a un ivrogne qui s’est introduit dans l’appartement.
Un ivrogne !
Allez avec Monsieur !
C’est ça venez avec moi.
Ah ! bien par exemple, celui-là !…
Ah ! quelle journée, mon Dieu, je m’en souviendrai !
Ça c’est la vérité, madame, je dirais l… (Poussant un cri en apercevant Hubertin qui entre par la porte droite, deuxième plan.) Ah !
Ah !
Scène VIII
Hubertin, il est dans la tenue du second acte, c’est-à-dire complètement dévêtu, recouvert simplement de son grand pardessus ; il a son chapeau claque sur la tête. N’ayez donc pas peur, mes poulettes ! C’est moi ! Hubertin !… C’est peureux, les femmes ! (Il va s’asseoir à droite de la table — apercevant le service à thé.) Tiens, du thé… c’est gentil d’y avoir pensé !… Après une nuit de bombe, une tasse de thé, ça remonte. (Tout en parlant, il vide le flacon de rhum dans la tasse sans y verser, bien entendu, la moindre goutte de thé ; il prend le sucrier comme quelqu’un qui va se servir, puis, le remettant en place.) Non, merci ! jamais de sucre dans mon thé. (Buvant sa tasse d’un trait.) Ah ! ça fait du bien ! (Après réflexion.) Un peu froid !
Là ! monsieur, là ! il est là !
Où ça ? où ça ? (Courant à Hubertin.) Ah ! par exemple vous allez me fiche le camp, vous ! et un peu vite !
Ah ! Émile, tu sais ! faut pas me parler comme ça.
Oui, attendez ! je vais mettre des gants !… Allez ! allez ! ou je vous fais sortir par mon domestique.
Émile !
Et puis, il n’y a pas d’Émile ! Je vous défends de m’appeler « Émile » ! vous ne me connaissez pas…
Ah ! maman… !
Ah ! mon Dieu, mon Dieu !
Écoute !
Non.
Je voudrais poser une question !
Rien du tout…
Une question, et je pars.
Oh !… Eh bien ! quoi ? dépêchez-vous !
Pourquoi as-tu pris mes vêtements ?
Hein ?
Moi ! moi j’ai… !
Évidemment, puisqu’on ne les a pas retrouvés dans la chambre.
Comment, alors les vêtements que monsieur avait, c’était… ?
Quoi ? quoi ? de quoi vous mêlez-vous ? Qu’est-ce que vous allez vous imaginer ? Puisqu’ils viennent d’Amiens mes vêtements.
Moi, tu sais, ce que j’en fais, c’est pas pour moi ! C’est Gaby qui m’a flanqué à la porte, en me disant : « Tu ne rentreras que quand tu auras retrouvé tes vêtements ! »
Oui, bon ! ça va bien ! Je vais vous en faire donner des vêtements ; mais à une condition : c’est que vous ficherez le camp après. (Signe d’acquiescement d’Hubertin.) C’est juré ?
Hubertin, tendant le bras devant lui comme pour prêter serment, et envoyant un jet de salive dans le visage de Massenay toujours arc-bouté contre lui. Tthue !… c’est juré !
Oh !… cochon.
Oh ! Eh ! ben quoi, on se quitte ?
Oh ! non, non ! mais qui est-ce qui a donné mon adresse à cet homme-là ?
Chut, là ! eh !… c’est notre concierge ! chut.
Notre c… ! Ah ! bien ! celui-là, quand je le verrai !
Scène IX
Eh ! bien ? il est parti ?
Allons bon ! ma femme !…
Ah ! madame, croyez bien que…
Lui !
Assez ! taisez-vous !
Hein ?
Mon Dieu ! et tu es là tout seul avec lui ? Il ne t’a pas fait de mal ?
Non, non ! il est très raisonnable, va, va ! ne reste pas là !
Jamais de la vie, je ne veux pas te laisser seul…
Oh ! mais à quoi est-ce que je pense ? Je suis là avec mon chapeau et mon pardessus… !
Allons, bon !
Dans un salon, c’est parfaitement incorrect.
Mais non, mais non ! Voulez-vous garder ça !
Du tout ! Du tout ! les convenances avant tout !
Ah !
Mon Dieu ! Mon Dieu !
Il n’a pas de vêtements !
Oui, oui, tu sais : il a l’ivresse impudique.
Valet de pied ! mon chapeau, mon paletot au vestiaire !
Hein ?
Va, va ! tu ne peux pas rester ici. (Allant à Hubertin.) Vous n’avez pas honte ? devant ma femme !
Où ça, ta femme ?
Mais là ! madame !
Ah ! non, mon vieux ! ta femme, tu me l’as déjà présentée cette nuit !
Quoi ?
Ou alors, t’es bigame !
Ouh ! l’animal !
Comment ? qu’est-ce qu’il raconte ? quoi, « tu lui as présenté ta femme cette nuit » ?
Mais non ! mais non ! tu ne vas pas croire maintenant à toutes les stupidités qui germent dans le cerveau de ce pochard ! est-ce qu’il sait ce qu’il dit ? (À Hubertin.) Allez ! allez ! ivrogne, soulard, rebut de l’humanité ! vous ne rougissez pas de votre turpitude !
Oh ! tu parles comme ma femme !
Eh ! bien, elle a raison votre femme, si elle vous parle ainsi.
Oui, oui, c’est ça ! fais-moi honte ! tu m’en diras jamais autant que je le mérite ! (Pleurant.) Je ne suis pas digne de décrotter la boue de tes souliers.
Absolument.
Car je ne suis pas seulement un ignoble pochard ! je suis un grand criminel ! un assassin.
Hein ?
Ciel !
J’ai tué un homme.
Ah ! mon Dieu !
Vous !
Un homme !
Et pas de la petite bière ! Un député ! un nommé Coustouillu.
Il a tué Coustouillu !
Mais non ! Mais non !
Mais si ! mais si ! et toi aussi je t’ai tué !
Moi ?
Oui, oui ! tu ne peux pas le dire pour ne pas me faire de la peine, mais je le sais bien que tu es mort ! Ah ! mon pauvre vieux !
Allons ! Allons ! (À part.) Ah ! non ! la période larmoyante ! non !
Si, si… j’étais dans le lit, quand il m’a giflé ! alors pan ! (Ce disant, comme il a trouvé sous sa main droite le revolver de Massenay oublié par Planteloup, tout naturellement, en parlant, il tire un coup de revolver.) Et puis pan !… et pan !… et pan !… et pan !
Ah ! là, là ! Ah ! là, là !
Prenez garde ! sauvez-vous !
Au secours ! Au secours !
Qui est-ce qui tire ? qui est-ce qui… ?
Et pan !
Ah ! là là ! Ah ! là là !
Ah ! je suis la honte de l’humanité !
Fini ?… il a fini de tirer ?
Ah ! monsieur, qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?
Ah ! je n’en sais rien ! il sera cause de ma mort.
Mais il ne peut pas rester là ! C’est un danger pour la société ! il faut le chasser !
Évidemment ! mais comment ?
Oh ! le revolver ! il l’a lâché !
Quelle idée ! passez-le-moi ! (Auguste gagne en rampant jusqu’au revolver et s’en empare ; il le passe à Massenay pendant qu’Hubertin continue à sangloter.) Et maintenant ça ne va pas traîner ! (Se levant et allant secouer Hubertin.) Allons ! Allons !… assez sangloté comme ça !
Laisse-moi ! je veux pleurer ici jusqu’à ma mort.
Vous irez pleurer jusqu’à votre mort où vous voudrez, mais hors de chez moi ! Allez, filez ! ou gare à vous !
C’est ça, insulte-moi ! brutalise-moi ! je l’ai mérité !
Prenez garde ! c’est moi qui ai le revolver, maintenant ! Filez ! ou je tire !
Tire, va ! tire ! je suis prêt à mourir.
Je ne ris pas, vous savez ! prenez garde !
Va, va ! tu peux tirer ! D’abord, je ne crains pas les balles ! Quand je suis saoul, je suis blindé !
Oh ! c’est trop fort… ! Mais sapristi ! Je ne peux pourtant pas le tuer !
Mais parfaitement.
Eh ! bien, va ! qu’est-ce que tu attends ?
Ah ! et puis dites donc ! je tirerai si ça me plaît ! je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous !…
Alors fais donc pas tout ce chichi ?… Valet de pied ! J’ai soif !… apportez-moi un brandy soda.
Allons ! Allons ! en voilà assez ! puisque la diplomatie ne sert à rien, il faut employer les grands moyens ! (Brusquement, à Auguste le faisant passer au 2.) Allez ! prenez-moi cet homme-là et jetez-le dehors !
Moi, monsieur !
Oui vous !
Mais je ne pourrai jamais ! il est trop lourd !
Mais si ! allez ! à nous deux !… Moi je vais le prendre par les genoux ; vous par les aisselles !
Je veux bien essayer… mais j’ai bien peur… !
Si, si ; vous allez voir !…
Bien monsieur !
Eh ! ben !… Eh ! ben, quoi donc ?
Ne vous occupez pas, vous ! (À Auguste.) Vous voyez, ça va tout seul ; il ne pèse rien !
Peut-être sous les genoux ! Mais sous les aisselles ! ouf ! il doit peser ses cent kilos.
Cent huit !
Qu’est-ce que je disais ! (Brusquement, avec angoisse.) Monsieur ! monsieur ! je lâche, je ne peux plus !
Mais si ! Mais si ! Un peu de courage.
Je ne peux plus ! je ne peux plus !
Ah ! ça allait si bien !
C’est fini, les montagnes russes ?
Zut !
Eh ! bien ?
Eh ! bien, voilà ! nous sommes en train de le sortir.
Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Ce n’est pas encore terminé ?…
Si tu crois que c’est commode.
Pas d’accident, au moins ? pas de blessés ?
Non ! non ! (À Auguste.) Qu’est-ce que vous voulez, Auguste ? il n’y a qu’un moyen : il faut envoyer chercher des déménageurs.
Oui monsieur, je ne vois que ça !
Eh ! bien, garçon ! mon brandy-soda.
Oh ! quelle idée ! Monsieur veut-il me permettre ?
Quoi ?… faites !
Oui, monsieur ! (Faisant le tour de la table de façon à descendre à droite et très correctement.) Le brandy-soda de monsieur est servi !
Mon brandy-soda !
Oh !… dire qu’à nous deux nous n’avons pas pu le remuer, et qu’à lui tout seul… !
Où ça ? Où ça, mon brandy-soda ?
Par ici monsieur !
All right ! un brandy-soda, un !
Boum ! servi !
Ah !
Et voilà ! c’est pas plus malin que ça !
Bravo ! Et maintenant, habillez-le prestement et faites le filer par l’escalier de service.
Oui, Monsieur.
Scène X
Ah ! là-là, là-là, là-là, là-là !
Oh ! non, mon ami, c’est trop de secousses pour un seul jour !
À qui le dis-tu !
On a sonné.
Allons bon ! quelle nouvelle tuile encore ?
Ah ! non, non, assez comme ça !
Y a… y a plus de danger ?
Non ! Quoi ?
Ah ! ben vrai ! c’est pas pour dire… !
Oui, bon ! Qu’est-ce que c’est ?
C’est monsieur Coustouillu !
Nom d’un chien ! qu’est-ce qu’il vient faire ?
Oh ! bien, lui, faites-le entrer.
Hein ! non, non !
Pourquoi pas ?
Hein ! non… oui… je ne sais pas. (À Marthe.) Je dis bien : faites-le entrer.
Si monsieur veut entrer !
Mon Dieu, est-ce qu’il saurait quelque chose ?
Toi ! il faut que je te parle !
À moi ?
Ah ! mon pauvre ami, pourquoi cet air à l’envers ?
Rien ! rien ! bonjour chère madame ! (Sophie lui serre la main.) Je vous demande pardon, je suis un peu…
Ah ! bien mon ami pas plus que nous ! si vous saviez par quelles émotions nous venons de passer : une espèce de pochard… !
Oui, madame, oui. (À Massenay.) Mon ami ! j’ai besoin de toi ! je me bats.
Toi ?
Vous ?
Oui ! je ne peux pas encore dire pourquoi ; plus tard peut-être… si le scandale éclate !… Mais jusque-là… ! C’est un nommé Hubertin !…
Hubertin ? c’est Hubertin ?
Tu le connais ?
Pas du tout !
Non ! « Hubertin », c’est la première fois que nous entendons ce nom-là !
Oui ! ah ! bien, c’est un joli monsieur !
Non mais figurez-vous que tout à l’heure un affreux ivrogne… !
Oh ! mais j’aurai sa peau !
Allons voyons ! calme-toi !
Scène XI.
C’est fait monsieur ! je suis arrivé à l’habiller !
Auguste ! oh ! nom d’un chien ! (Vivement et bas.) Chut !
Il m’a dit son nom, monsieur ! Il s’appelle Hubertin !
Hum ! Hum !
Qu’est-ce qu’il a dit ?
Mais monsieur ! mais monsieur !
Hubertin ? Vous avez dit Hubertin ?
Hein ! Mais non, mais non… ! Qu’est-ce que tu vas entendre avec ton Hubertin ?… Il te poursuit en rêve, ma parole ! Il a dit Vertin ! ça n’a aucun rapport !
Vertin ? il a dit Vertin ?
Hein ?… Oui Monsieur.
Ah ?… c’est drôle !… Qu’est-ce que c’est que ce Vertin ?…
Rien !… Quoi ? C’est un mendiant !… un pauvre vieux mendiant à qui je fais donner des vêtements. Tu n’as jamais vu de mendiants à domicile ? Tiens ! veux-tu lui donner quelque chose ?
Non !
Eh ! bien alors, laisse-nous tranquille !
Oui, enfin… !
Allez Auguste ! allez expédier votre pauvre homme (Plus bas.) Et quand ce sera fini vous me préviendrez…
Mais monsieur il ne veut s’en aller qu’après avoir fait un poker…
Eh ! bien mon ami, qu’est-ce que vous voulez ? Faites un poker !
Mais je ne sais pas y jouer…
Eh ! qu’est-ce que ça fait ? Vous savez la manille !… eh ! bien, qu’il joue le poker et vous la manille… il est saoul ; il ne s’en apercevra pas. Allez !
Ah ?… (Avec un soupir.) Oui, monsieur !
Allons bon, encore la sonnette !
Alors mon ami, pour en revenir…
Oui, tout de suite. (Il va au fond d’où l’on entend un bruit de voix, il entr’ouvre la porte qu’il referme vivement.) Oh ! nom d’un chien, les Chanal !
… Voici ce que…
Oui, mon ami, tout à l’heure… Voilà des personnes qu’il faut que je reçoive tout de suite.
Qu’est-ce que c’est ?
Rien ! des personnes avec qui j’ai rendez-vous. Veux-tu emmener Coustouillu par là… (À Coustouillu.) le temps de les expédier, je suis à toi dans cinq minutes.
Soit !
Tenez, si vous voulez venir avec moi, mon cher Coustouillu ?
C’est ça ! mais fais vite.
Oui ! (Vivement, et bas à sa femme.) et surtout pas un mot du pochard.
Sois tranquille ! j’ai compris ! (À Coustouillu.) Par ici.
Oh ! cette journée ! Cette journée !
Scène XII
Je te dérange ?
Hein ?… Du tout ! du tout !
Entre, Francine !
Madame !…
Oh !… appelle-la Francine ! (Tête de Massenay.) Si je n’étais pas là, tu l’appellerais Francine ?… Eh bien, ne te gêne donc pas pour moi !
Écoutez, mon cher !… Je comprends l’ironie de vos paroles… je conçois que vous m’en vouliez, et je suis prêt…
Moi, t’en vouloir ? Et pourquoi, mon Dieu ? (Comme si la chose lui revenait mais très lointaine.) Ah ! parce que ma femme et toi, vous avez… ? Mais voyons !… en voilà une affaire ! Qu’est-ce que ça prouve ? que ma femme t’a plu. Eh bien, mon vieux ! pourquoi ne t’aurait-elle pas plu ?… Elle m’a bien plu à moi…
Je ne te dis pas, mais…
Laisse donc ! Il faut être philosophe !… surtout devant ce qu’on ne peut pas empêcher. (Tout en parlant et bien comme chez lui, il est allé prendre le fauteuil qui est à droite du canapé, et l’a planté au beau milieu du théâtre face au public, — du ton le plus naturel.) Tiens ! assieds-toi, ma chérie !
Écoute, mon cher ! je ne sais pas… mais tu me stupéfies !…
Chanal, qui est allé, comme pour le fauteuil, chercher la chaise volante qui est derrière le canapé, et la plantant au niveau et tout près du fauteuil où est Francine, mais de profil au public, de façon que lorsqu’il s’assiéra, ses genoux seront presque contre les jambes de sa femme. Laisse donc !… Ah ! je ne dis pas que sur le moment, dame… ! oui, j’ai vu rouge ! Vous été là, je vous aurais tués tous les deux… Seulement, vous n’y étiez pas ! Vous m’avouerez que c’était difficile à exécuter en votre absence ! Alors, ma foi, ça m’a permis de réfléchir. Je me suis dit : « Mon vieux, tu l’es ! »
Ensemble dans un même sentiment de pudeur
|
Massenay.
Chanal ! Francine.
Mon ami ! |
Laissez ! il faut savoir appeler les choses par leur nom !… (Reprenant.) « Ça y est… Ça y est !… tout ce que tu diras ou rien ! Donc le mieux est de faire contre fortune bon cœur. »
Ah !
« Au fond, ces enfants ! ils n’ont pas fait ça pour t’embêter !… »
Oh ! non.
Eh ! je le sais bien, mes pauvres petits. Mais alors si vous ne l’avez pas fait pour m’embêter, c’est donc que vous vous aimez ? (Tous deux lèvent les yeux au ciel.) Et j’irais moi, me mettre en travers pour vous en empêcher ? Allons donc !
Oh !… Chanal !
Alors, voici ce que j’ai décidé !… (Changeant de ton.) Tiens ! assieds-toi donc ! (Massenay avec une obéissance empressée, prend la chaise qui est près de lui, et la descend au niveau et près du fauteuil de Francine, de façon à faire face à Chanal. Une fois Massenay assis, Chanal reprenant son discours.) Je fais constater le flagrant délit…
Ah ? tu… ?
Ah ! oui mon gros ! ça, c’est entendu ! parce qu’enfin j’ai ma situation à régulariser…
C’est trop juste.
Mais tout ça, sans bruit, sans trompette !… pas d’éclat !… un petit flagrant délit de rien du tout… tout ce qu’il y a de plus modeste.
Le flagrant délit des pauvres !
C’est ça ! de façon à ce que ça passe tout à fait inaperçu… On retiendra le nom de Francine, parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement… mais le tien ne sera pas prononcé ; on poursuivra contre inconnu : Madame Chanal contre trois étoiles.
Oh ! mon ami, tu es d’une délicatesse.
Mais, voyons ! Ce n’est pas parce que j’ai éprouvé un déboire conjugal que je vais obéir à de vils sentiments de représailles… Ah ! bien !… ce serait d’une jolie nature ! (Se levant, et tout en tenant le dossier de sa chaise comme un homme qui se dispose à rapporter celle-ci où il l’a prise.) Non, il ne s’agit plus de moi maintenant ! il s’agit de toi ! il s’agit de ton bonheur ! (Remontant avec la chaise pour la rapporter à sa place.) Il s’agit de celui de ta femme.
Il pense même à ma femme.
J’irais briser l’avenir de deux êtres qui ont tout pour être heureux ?… Jamais !
Écoute, tu es sublime ! (À Francine, en se courbant légèrement pour lui parler.) Il est sublime !
Sublime !
Mais non, il faut être comme ça !… (La main sur le dossier du fauteuil de sa femme.) J’estime que le mariage est comme une partie de baccara ! Tant que vous avez la veine, vous gardez la main… Après une série plus ou moins heureuse, arrive un monsieur plus veinard qui prend les cartes contre vous ; il gagne le coup ?… La main passe !… Eh bien, c’est ainsi que j’entends qu’il en soit : J’ai perdu le coup ; il y a une suite : À toi les cartes ! La main passe !
Massenay, qui a écouté toute cette profession de foi en ponctuant chaque phrase d’une approbation de la tête — après un petit temps, frappé tout à coup par le dernier mot de Chanal. La main ?… Quelle main ?
Eh bien, celle de ma femme, parbleu ! (Tout en parlant, il a sorti la main de Francine de son manchon, et la lui présentant en la tenant par le poignet.) Elle est à toi… Je te la donne !
Hein ?
Moi ! Moi ! Épouser ta femme ! Tu es fou ? Tu plaisantes ?
Pourquoi ça ?
Mais est-ce que je peux, voyons ? Mais je suis marié, moi !
Tu es marié !
Mais dame !
Ah ! diable ! (Un temps, — se mord les lèvres, en hochant la tête, comme un homme qui ne s’attendait pas à cette révélation, puis.) C’est embêtant ça !
Ah !
Chanal, un temps ; semble réfléchir en hochant toujours la tête, puis à Francine, lui donnant une petite tape sur l’épaule, comme pour la consulter. C’est embêtant !
Dame ! sans ça… !
Ah ! tu es marié !
Mais oui, mon pauvre vieux !
Oui, oui, oui ! (Changeant de ton.) Eh ! bien, je ne te dis pas, mais qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?
Hein ?
Ça ne me regarde pas ! (L’abdomen appuyé contre le dossier du fauteuil de sa femme, de façon, dans la discussion, à déborder au-dessus de la tête de Francine.) T’étais bien marié déjà, quand avec ma femme tu… ? oui… ? Eh bien, mon vieux, tant pis pour toi ; il fallait y réfléchir avant.
Massenay, de l’autre côté du fauteuil et au même niveau que Chanal, discutant presque nez à nez avec ce dernier, au-dessus de Francine. — Croisant les bras dans un geste d’indignation. Ah ! bien, elle est forte celle-là ! Je ne peux pourtant pas devenir bigame !
Eh ! bien… divorce !
Mais c’est fou ! mais tu es fou ! Mais il est fou ! (En appelant en désespoir de cause, à Francine.) Enfin, voyons ?…
Oh ! moi, vous savez… !
Je ne connais qu’une chose : quand un homme a été la cause du divorce d’une femme mariée, il lui doit de l’épouser.
Mais quand je le voudrais, nom d’un chien ! mais il y a ma femme ! Qu’est-ce que tu veux que j’aille lui dire ?
Tu n’as qu’à lui dire ce qui s’est passé !… je t’assure que ça simplifiera tout.
Ah ! non !
Si ça te gêne, veux-tu que je m’en charge ?
Non !… non, merci !
Enfin, mon ami, il n’y a pas ! Choisis : ou tu épouses !… ou alors, — tant pis pour toi — je t’ai pincé, les tribunaux !… Dans les deux cas, nous arrivons au même résultat ; seulement, au lieu de pouvoir te dire : « Je me suis conduit en galant homme ! », tu as sur la conscience d’avoir agi comme un pignouf.
Mais enfin, c’est du chantage !
C’est tout ce que tu voudras… mais il faut choisir.
Scène XIII
Monsieur… ?
Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que c’est ?
Ce sont des commissionnaires avec des malles.
Comment « des malles » ?
Ah ! oui, je sais ! (À Marthe.) Qu’ils entrent ! (Marthe sort. À Massenay du ton le plus naturel.) Ce sont les malles de ma femme.
Hein ?
Là ! tu vois, on apporte ses malles. Allons ! décide-toi, voyons !… Quelle chambre lui donnes-tu ?
Mais jamais de la vie ! Mais aucune chambre ! (Bondissant et se précipitant en voyant entrer trois commissionnaires[4] traînant chacun une malle.) Voulez-vous emporter ça ! vous autres ! Voulez-vous emporter ça !
Du tout ! du tout ! n’écoutez pas !
Mais pas du tout ! je vous dis d’emporter ça !
Allez ! Allez ! C’est bien ! Allez-vous-en !
Ah ! mais tu sais, Chanal… !
Oh ! pardon, n’est-ce pas ?…
Il n’y a pas de « n’est-ce pas » !
Scène XIV
Mais qu’est-ce qu’il y a donc ? pourquoi cries-tu ?
Ma femme !
Oh ! pardon !
Monsieur Chanal, ma femme ! (À Francine.) Ma femme ! Madame Chanal ! (Échange de salutations. Souriant bêtement pour cacher son trouble.)}} Voilà !… c’est ça ! c’est ça !
Mais qu’est-ce que c’est que ces malles ?
C’est pas des malles !
Comment, c’est pas des malles ?
Euh !… Si, si, c’est des malles !
Ce sont les malles de ma femme.
Nom d’un chien !
Ses malles ?
Oui !… oui-oui !
Dis donc ! veux-tu que je lui dise ?
Non-non !
Alors, dis-lui, que diable !
Mais qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?
Eh bien, voilà, c’est… Oh ! tu sais, c’est très peu de chose…
Oui, eh ! bien, va !
Eh ! bien, voilà… (Ne sachant que dire et tout en regardant Chanal duquel il se rapproche en parlant.) C’est… mon ami Chanal. (Lui serrant la main tout en ayant envie de le mordre.) Mon vieil ami Chanal ! Mon vieux camarade de collège. (Tout en parlant il lui donne dans le dos une bonne tape comme on fait à un bon camarade, puis à part et entre les dents, en le quittant pour aller à sa femme.) Salaud, va ! (Haut.) Alors il est venu passer quelques temps à Paris, avec… avec ses malles…
Mais non ! Qu’est-ce que tu dis ?
Mais si, mais si !
Mais pas du tout…
Mais si, voyons ! Je te dis que si !
Mais non, mais non ! (À Francine.) Voici madame…
Ah ! et puis en voilà assez !
Qu’est-ce que tu dis ?
Il n’y a pas de « qu’est-ce que tu dis ? » !
Ah ! mais pardon !
Oh ! pardon toi-même.
Messieurs ! messieurs !
Mais dites donc ? on m’oublie.
Ah ! non, toi, assez ! fiche-nous la paix ! Merci ! j’ai assez d’eux !… (Le poussant par les épaules, et le faisant pivoter chaque fois qu’il se retourne pour lui parler.) Tiens ! va par là ! va par là.
Oh ! Mad… euh !… Chan… Chan… al…
Oui, c’est bon ! tiens, va par là ! (Une fois Coustouillu disparu, il traverse la scène à grands pas.) Ah ! non, non, on me rendra fou aujourd’hui.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ah ! mon Dieu, je l’ai fourré avec Hubertin !
Ah !
Ah ! là là là ! Assez ! Au secours !
Chameau ! Canaille ! Vendu ! (L’envoyant d’un coup de poing s’effondrer sur la chaise gauche de la table.) Député ! (Il lui enfonce d’un dernier coup de poing son chapeau jusqu’aux yeux, tandis que Coustouillu n’a cessé de crier « assez ! ») Vous m’en rendrez raison !
Ah ! mon pauvre Coustouillu !
Ah ! mes amis !… mes amis !… Qu’est-ce que c’est que cet énergumène ?
Calmez-vous ! Calmez-vous !
Ah ! c’est pis qu’à la Chambre !
Monsieur Planteloup !
Encore lui !
Qu’est-ce qu’il vient faire ?
Monsieur Massenay ! vous vous êtes moqué de moi… !
Hein ?
Votre voyage à Calais n’est qu’une balançoire !… Vous avez été bel et bien surpris cette nuit, rue du Colisée, en flagrant délit d’adultère avec l’épouse d’un monsieur Chanal… !
Hein ! C’était lui !
Qu’est-ce que vous dites ?
Eh bien, oui, quoi ? tout le monde le sait !
Tu as été surpris, toi ! Ah ! misérable !
Oh !
C’est bien, monsieur ! n’attendez de moi ni colère ni violence… ! tout est fini entre nous…
Sophie !
Tout ! (À Planteloup.) Suivez-moi ! monsieur le commissaire.
Je suis à vos ordres.
Oh ! (Allant à Coustouillu, comme pour en appeler à lui.) Enfin, voyons… !
L’amant, c’était vous !
Quoi ?
Tiens !
Oh ! (Se rebiffant aussitôt). Ah ! toi par exemple… !
Vous recevrez mes témoins !
Et vous les miens !
Eh bien, tu vois, mon vieux… la main passe !
- ↑ Belgence 1 ; Sophie 2 ; Lapige 3 ; Auguste 4, un peu au-dessus ; Planteloup 5 ; Marthe au fond ; le secrétaire à la table.
- ↑ Au fond Lapige (1), Marthe (2), Auguste (3). Sur le devant de la scène, Sophie (1), Massenay (2), Belgence (3), Planteloup (4). Le secrétaire toujours à la même place.
- ↑ Aug. I — M. 2 — H. 3.
- ↑ Les commissionnaires placent successivement les trois malles au fond et un peu en zig-zag, le côté étroit face au public. Massenay se précipite sur la première comme s’il allait l’enlever. Chanal se précipite également pour défendre les malles ; il pousse la seconde contre la première de sorte que Massenay se trouvera emprisonné dans l’angle des deux malles.