La Main passe !/Acte II
ACTE DEUXIÈME
La garçonnière de Massenay, rue du Colisée. — Entresol coquet, tendre, féminin. — À gauche premier plan, pan oblique au centre duquel un lit de milieu avec son baldaquin. — Entre le lit et le manteau d’arlequin, petite table ronde à dessus de marbre tenant lieu de table de nuit. — À droite, premier plan, porte donnant dans le cabinet de toilette ; le battant de la porte a été supprimé et remplacé par une portière sans embrasse. — Deuxième plan droit, en pan coupé, une porte à deux vantaux ouvrant en dedans de la scène et donnant directement sur l’escalier de la maison ; à cette porte une serrure praticable. — Deuxième plan gauche, en pan coupé, une cheminée surmontée de sa glace. — Dans le panneau face au public entre les deux pans coupés, une fenêtre à hauteur d’appui, avec sa barre d’appui extérieure. — Rideaux pareils à la portière et dans leur embrasse dès le lever du rideau, pour permettre d’ouvrir la fenêtre plus rapidement, — rideaux de vitrage en tulle brodé. — Dans le petit panneau qui sépare le cabinet de toilette de la porte d’entrée, petit meuble d’appui, sur lequel sont, entre autres objets, une pendule, le chapeau de Francine, un tire-bouton. — Sur la cheminée un bronze, deux potiches avec des fleurs, un bougeoir et des allumettes. À côté du lit, presque au pied, faisant face à la table de nuit, un tabouret en forme d’X. Adossé au pied du lit, un tout petit canapé bas, de la dimension tout au plus d’un très large fauteuil. — Sur ce canapé, l’habit noir complet de Massenay. — De l’autre côté du lit, vers le pied et regardant la tête une chaise volante ; sur cette chaise, le jupon de Francine. — Contre le lit, et au-dessus, un tuyau acoustique le long du mur. — Sur la table de nuit, une veilleuse allumée et une montre. — Sur le lit, en plus des draps et des couvertures, et jeté seulement, de façon à pouvoir s’enlever facilement, un couvre-pied de satin piqué, ouaté. — À droite de la scène un canapé, légèrement de biais au public. — À gauche du canapé, légèrement plus bas en scène une toute petite table sur laquelle est un plateau, une carafe, un verre avec sa cuillère ; un sucrier et une bouteille d’eau de fleur d’oranger. — À gauche de la table et un peu au-dessus, de façon à former presque un coin avec le canapé, un fauteuil. — De chaque côté de la fenêtre du fond, une chaise volante ; sur celle de gauche le manteau, la jupe et le corsage de Francine. — De l’autre côté du lit, contre le mur, un petit tabouret sur lequel est le pyjama de Massenay. — Par terre, du même côté, les pantoufles de Massenay, et celles de Francine, placées de façon à pouvoir les chausser facilement en sortant du lit. — Un peu plus bas vers le pied du lit les souliers de ville de Massenay. — Sur le dossier du canapé de droite, le paletot de Massenay, le foulard par dessus, et par dessus le foulard le chapeau haut de forme, le tout placé de façon à donner dans l’obscurité une vague silhouette humaine. — Sur le tapis, jetées çà et là, des carpettes.
Scène première
Massenay, sous l’action du cauchemar, se dressant sur son séant et les yeux grands ouverts, indiquant dans la chambre un point imaginaire. Là !… là !… le ballon !… Santos Dumont !…
Hein ? quoi ? quoi ? où ça ?
Là ! là ! dans la chambre… il vient sur nous.
Mais voyons… tu as le cauchemar.
Mais si, là !… gare ! gare ! le voilà… !
Émile ! Émile ! voyons, réveille-toi… !
Hein ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Ah ! c’est bête ! tu m’as fait une peur !
Qu’est-ce qu’il y a eu donc ?
Il y a que tu as rêvé tout haut. Ah ! J’en ai des palpitations !
Oh ! c’est vrai ?
Tiens, regarde comme mon cœur bat.
Oh ! pauvre petite, je te demande pardon !… (Il saute hors du lit, enfile ses pantoufles, et tout en allumant le bougeoir qui est sur la cheminée.) Attends, je vais te donner un peu d’eau de fleur d’oranger… ça te remettra.
Ah ! non, tu sais, si tu es somnambule…
Je ne suis pas somnambule, seulement j’ai l’habitude de dormir très peu couvert ; tu as voulu garder la couverture ouatée… Alors moi, ça ne manque pas ! ça me donne le cauchemar.
Oh ! mon pauvre chéri, alors c’est ma faute ? Oh ! je suis désolée…
Mais je t’en prie, ne vas-tu pas me plaindre ?… pour un cauchemar ! en voilà une affaire ; d’abord moi j’adore cauchemarder : ça donne des réveils délicieux !
Ah ! si c’est du raffinement !
Et puis est-ce que ce n’est pas moi qui suis impardonnable d’avoir eu des cauchemars quand je dormais dans tes bras ?… Car nous avons dormi, madame, dans les bras l’un de l’autre.
Oh ! oui, comme un petit mari et une petite femme… Oh ça, ça, je voulais ! ça m’a semblé si bon de m’endormir ainsi… gentiment… après !… avec la satisfaction de l’oubli du devoir accompli.
Oui, hein ?
Ça m’a changée de mon mari.
Ah ! bien dis donc, je l’espère !…
Vois-tu, c’est dans ces moments-là que l’on savoure vraiment son bonheur.
Sûr !
Il s’assied sur le bord du lit et pendant ce qui suit se revêt de son pyjama.
Ces sommeils-là, c’est le meilleur de l’amour. Aussi des amants qui n’ont pas dormi ensemble, c’est pas des amants : c’est des gens qui ont eu des rapports… et ça, c’est ce qu’il y a de moins bon dans l’amour.
Ah ! cependant… !
Ah ! Laisse donc !… Je sais bien que dans tout roman d’amour on ne voit que ça… Mais c’est surfait. Je t’assure qu’à l’user…! la preuve c’est qu’après, on a toujours un petit moment de… de…
D’ « animal triste. »
Comment dis-tu ça ?
Rien, rien, c’est du latin…
Eh ! bien, hein, « tristé » ? ça prouve bien !… C’est pour ça que je dis qu’une bonne fortune qui se réduit à l’indispensable, pffut ! ça me fait l’effet d’un gourmet qui dîne au buffet de la gare entre deux trains ; il s’est nourri, peut-être ; mais il n’a pas dîné.
Oh ! mais dis donc : je crois que pour quelqu’un qui traite les autres de raffinés…!
Francine, se laissant retomber sur le dos, la tête sur l’oreiller, tandis que Massenay s’assied de biais sur le bord du lit. Ah ! Qu’est-ce que tu veux ? je passe par des impressions neuves, je les analyse… Et puis vois-tu, il y a autre chose qui est à considérer : un bon dodo, comme ça, outre la saveur qu’on y trouve, ça donne tout de suite à l’amour une petite allure conjugale qui le relève. Ça efface le côté clandestin et pour une femme honnête c’est beaucoup plus convenable.
Comme j’aime la délicatesse de tes sentiments…
C’est égal, tout de même, c’était écrit que tu devais être mon amant ! Ce sont des choses fatales qui se décident au premier regard !… Au fond, s’il y avait une justice dans ces choses-là, c’est Coustouillu qui devrait être l’élu ; car enfin, il y a longtemps qu’il se dessèche ; il pourrait invoquer les droits de l’ancienneté ; eh ! bien, non, lui, jamais !
Pauvre Coustouillu !
Non mais plains-le !… Tu sais, si tu veux que je…
Ah ! non.
Il va porter le verre à sa place primitive sur la petite table.
Tandis que toi, la première fois que je t’ai vu, je ne te connaissais pas, tu ne me connaissais pas, eh ! bien, du coup, v’lan ! j’ai senti quelque chose en moi qui me disait : « Voilà celui qui ! » et toi aussi, au même moment, tu t’es dit : « Voilà celle que ! »
Moi ?
Oh ! ne dis pas non ! C’est le fluide, ça ; c’est comme au télégraphe : on frappe d’un côté : « pan, pan » ! ça correspond de l’autre. Tu avais beau être à l’orchestre et moi dans une loge, nos regards se sont rencontrés tout de suite, comme si on s’était prévus et c’est sur le champ que mon quelque chose m’a dit…
« Voilà celui qui ! »
Positivement ! (Dans un élan de tendresse.) Ah chéri !
Je t’aime.
Oh ! c’est bon ! Et dire que si nous étions mariés, ça serait tous les jours comme cela.
Mais oui !
Ah ! tu es heureux, toi, tu es libre ! Dis, si j’étais libre moi aussi, tu m’épouserais tout de suite ?…
Sûr !
Ah ! chéri, comme ce serait gentil ! pouvoir savourer son bonheur dans toute sa plénitude, quand on veut et tant qu’on veut ! N’avoir pas à se préoccuper du temps qu’on a, de l’heure qu’il est…
Ah ! oui !… sans compter qu’il faudrait peut-être y songer à l’heure qu’il est… Nous avons fait là un bon somme et il ne faut pas oublier que nous n’avons que la permission de théâtre, or, à vue de nez, il ne doit pas être loin de minuit.
Déjà ! Oh !… et à vue d’œil ?
Eh bien, à vue d’œil il est… (Sursautant.) Quoi ?
Eh bien ?
Voyons ! c’est pas possible ! Elle bat la breloque…
Quoi ? il est plus de minuit ?
Six heures du matin !
Comment six heures du matin ?
Mais oui !
Mais elle ne va pas, voyons ! nous n’avons pas dormi sept heures !
Mais non, évidemment, c’est ce que je me dis ! et pourtant tiens, écoute : tic, tac, tic, tac, elle marche.
Elle marche ! elle marche ! mais elle ne va pas… Enfin, on se rend bien compte à peu près du temps qu’on a dormi… (À ce moment la pendule sur le meuble d’appui se met à sonner.) Attends !…
… Deux… trois… quatre… cinq… six…
… Sept…
Quoi « sept » ? Où ça, sept ? il n’y a que six.
Oui, six… il est bien six heures.
Ah ! bien nous sommes bien !
Nom d’un chien de nom d’un chien !
Eh bien ! je suis dans de jolis draps !
Ah ! Et moi donc !…
Toi, toi… tu n’es pas intéressant !… tu es libre…
Comment je suis libre ! Eh bien ! et ma femme ?
Tu es marié ?
Hein ! moi non ! hein ? quoi ? Ah ! zut ! oui !
Marié ! tu es marié ! mais c’est infâme, mais je ne veux pas. Vous m’aviez dit que vous étiez célibataire.
Eh bien, oui, je l’ai dit… parce que vous, vous ne compreniez pas qu’on s’éprît d’un homme marié !
Il est marié !…
Mon Dieu… qu’est-ce que je vais lui dire, moi, à ma femme !
Eh ! laissez-moi tranquille avec votre femme, vous n’aviez qu’à ne pas vous marier ! Mais moi, moi ? Qu’est-ce que je vais pouvoir dire à mon mari en rentrant ?
C’est fou ! C’est fou !
Ce n’est pas une réponse ça !… (Se lamentant.) C’est fini ! je suis une femme perdue !
Aussi pourquoi avez-vous voulu dormir ?
Eh ! Je n’ai jamais demandé à dormir !… (Après un petit temps.) J’ai demandé à m’endormir, c’est tout autre chose.
N’empêche que, comme résultat, nous sommes dans un joli pétrin… (Se prenant la tête dans les mains.) Qu’est-ce que je vais faire, mon Dieu ?…
Mais enfin vous ne pensez qu’à vous !… vous me voyez mortellement inquiète…
Eh ! Je le suis encore bien plus que vous ! je le suis doublement ! je le suis pour vous et pour moi…
Qu’est-ce qu’on va faire, mon Dieu ? comment sortir de là ?
Ah ! il n’y a pas plusieurs planches de salut ! Je n’en vois qu’une ! Courir chez votre mère où vous êtes censée être. Si nous avons la chance que votre mari ne vous ait pas précédée, vous avouez toute la vérité…
Moi ? moi, oser avouer à ma mère ?… (Avec décision en passant devant lui.) Jamais !
Bah ! une mère est une femme et toute femme a eu plus ou moins dans sa vie…
Maman ! maman ! des amants !
Hein ! Mais non, mais non ! mais qui est-ce qui a dit ça ?… On sait très bien qu’une mère n’a jamais eu d’amants… Seulement elle a pu avoir autour d’elle des amies qui… Enfin une mère a des trésors d’indulgence ! Pour vous sauver, elle se fera votre complice : elle enverra immédiatement quelqu’un chez votre mari pour lui dire que vous vous êtes sentie souffrante chez elle et qu’elle vous a gardée…
Ah ! C’est le ciel qui me punit d’avoir trahi mes devoirs !
Mais non, mais non ! le ciel ne se mêle pas de ces choses-là !… Il n’est même pas levé le ciel !
Enfin, donnez-moi un peigne ! quoi ?… que je me recoiffe !
Tenez, par là…
Ah ! si je m’en tire, je jure bien que je ne prendrai jamais plus d’amant !
Ah ! moi non plus, allez ! moi non plus !…
Scène II
Ffiuitt ! (Parlant dans la direction du lit, croyant être chez lui et s’adresser à sa femme.) It’s me, Gaby, dont be afraid ?… (Il fait un effort pour se mettre en branle, descend jusqu’au souffleur, s’arrête, sourit, puis.) On ne voit rien ici !… (Indiquant sa lanterne dont il s’éclaire l’estomac.) Je ne sais pas ce qu’elle a ma lanterne, elle éclaire à l’envers !… (Perdant légèrement l’équilibre ce qui lui fait faire deux pas en arrière.) Ça me fait marcher à reculons. (Il souffle comme un homme gris, essaie de relever ses paupières alourdies, regarde le public, sourit, puis.) Je suis un peu saoul… pas beaucoup, mais un peu… (Il remonte de deux pas, puis s’arrête.) Qu’est-ce que je voulais dire ?… rien !… Ah ! si !… (Indiquant la porte dont le battant est resté grand ouvert.) la porte ! (Se parlant à lui-même et se répondant.) Hubertin ! — Quoi ? — T’as pas fermé la porte ! — Mais c’est vrai mon vieux !… C’est pas parce qu’on est saoul qu’il faut pas être prudent ! (Il oscille une ou deux fois du haut du corps sans que ses pieds bougent de place, fait un violent effort pour démarrer, puis remonte à reculons comme poussé en arrière par la projection de sa lanterne sur sa poitrine. Arrivé au fond de la scène il s’arrête un instant, vise de l’œil la porte, fait deux pas en avant, recule d’un pas, refait deux pas, recule à nouveau.) Nom d’un chien ! qu’elle est loin ! (Prenant brusquement son élan, la tête en avant, ce qui entraîne le reste de son individu, il va d’une traite à la porte, dont il referme le battant par le seul poids de son corps.) Ouf ! ça y est ! (Parlant à la porte contre laquelle il s’arc-boute de la main gauche pour ne pas tomber, tandis que de la main droite il fouille dans sa poche pour prendre la clé qui va à la serrure.) Attends ! j’ai pas fini… (Brandissant sa clé.) Là ! (Il essaie de l’introduire dans la serrure.) Eh ! bien quoi donc ?… Ah ! ma clé a enflé ! (Nouvel essai infructueux.) Non !… c’est la serrure qui fait son étroite !… (Il rit.) Ah ! ma chère !… (Nouvel essai réussi cette fois.) Aïe ! donc ! Ah ! ça y est ! (Il donne un double tour de clé, puis tout en remettant la clé dans sa poche, redescendant.) Là !… comme ça, on est chez soi ! (Fourrant sa lanterne dans la poche de son gilet.) C’est curieux quand on a sa bombe, il y a des choses qui n’arrivent que dans ces moments-là… C’est vrai !… (Tout en monologuant, il est arrivé à côté du fauteuil près du canapé de droite ; ses regards tombent sur le chapeau et le paletot de Massenay ; afin de se rendre compte de ce qu’il aperçoit, il avance le haut du corps au-dessus du fauteuil, en clignant les yeux pour mieux voir, puis brusquement.) Aoh !… Allô !… (Avec un petit bonjour de la main au personnage imaginaire qu’il croit voir.) Good night ! (Puis sans plus s’en occuper, au public, reprenant le fil de son histoire.) Ainsi je demeure au cinquième… (Un temps.) je n’ai monté qu’un étage… (Un temps.) et je suis chez moi… (Un temps.) Comment expliquez-vous ça ?… C’est des choses qui n’arrivent jamais à l’état normal… (Court moment de silence comme en ont les pochards ; il pousse un soupir de fatigue, puis.) Mon Dieu que j’ai mal à la tête… (Un temps.) J’ai comme un poids !… (Levant son bras droit au-dessus de sa tête de façon à palper le sommet de son chapeau du bout de ses doigts.) C’est là !… On dirait, je ne sais pas ?… comme un petit casque !… (Il retire son chapeau avec précaution, en l’élevant de bas en haut, puis une fois retiré, laisse glisser son bras le long de son corps. — Sur sa tête qu’il n’a pas cessé de tenir bien fixe, on aperçoit planté un porte-allumettes de restaurant. — Il reste ainsi sans bouger et sans parler un bon instant, se contentant de souffler, la paupière lourde, épuisé par la migraine. — Une fois l’effet bien produit, il porte la main comme il a fait une première fois pour le chapeau ; délicatement prend le porte-allumettes en le surplombant du bout des doigts. — Ses yeux expriment l’angoisse.) Oh !… c’est énorme ! (S’apercevant que l’objet est mobile.) Tiens !… ça ne tient pas ! (Il porte le porte-allumettes à portée de ses yeux et se tord de rire.) Crrr !… Un porte-allumettes !… Il m’est poussé un porte-allumettes !… (Brusquement sérieux et sur un ton profond, tout en se recouvrant de son chapeau.) Et bien ! voilà des choses qui n’arrivent jamais à l’état normal… (Tout en parlant il va déposer le porte-allumettes sur la petite table du milieu de la scène. — Apercevant à nouveau le chapeau de Massenay et s’adressant à lui.) C’est pas vrai ?… (Un temps.) Il y a longtemps que t’es là ? (Un temps, puis confidentiellement au public, en indiquant le chapeau.) Il dort ! (Passant à une autre idée.) On ne voit pas clair ici ! où sont mes allumettes-bougies ?… (Il étale sur sa poitrine en le passant sous ses aisselles son pardessus qu’il n’a pas déposé depuis son entrée et qu’il tient toujours la tête en bas. — Puis à tâtons il cherche à la hauteur où il trouverait les poches si le pardessus était dans le bon sens, — ne les trouvant pas.) Eh ! ben ?… (Il regarde et étonné de la forme de son paletot due à ce renversement des choses.) Ah ! sont-ils bêtes !… Ils n’ont pas mis de bras à mon pardessus ! (Se penchant davantage et apercevant les manches ballantes à ses pieds.) Ah !… et ils ont mis des jambes… (En ce disant il fait marcher les deux manches avec ses jambes puis brusquement il envoie son manteau derrière le lit en le jetant par-dessus son épaule.) Mon Dieu, que je suis saoul… (Il enlève son mouchoir de son cou, et s’éponge avec.) Eh bien ! va te coucher !… Quand tu répéteras tout le temps « Dieu que je suis saoul ! » personne te dit le contraire… (Tout en parlant, machinalement, il a bordé la ceinture de son pantalon avec son mouchoir de façon à s’en faire un tablier.) T’as raison ! Vais me déshabiller. (Tout en faisant mine de retirer son habit, il arrive devant le petit canapé du lit, aperçoit l’habit de Massenay et le prenant en mains.) Ah !… mes vêtements !… Faut-il que j’en aie une bombe tout de même ? je me suis déshabillé sans m’en apercevoir !… (Reposant les vêtements où ils étaient.) Eh bien, Hubertin, puisque t’es déshabillé… tu vas pas rester à te promener en bannière pour attraper froid… (En même temps il indique son mouchoir pendu à sa ceinture.) couche-toi ! — T’as raison ! je vais me coucher !… (Tout en grimpant tant bien que mal dans le lit.) It’s me Gaby, dont be afraid ! (Arrivé sur le lit, il se laisse tomber la tête en arrière sans même s’apercevoir qu’il est toujours coiffé de son chapeau. — Mais il a mal pris ses mesures en montant, de sorte qu’il n’a pas la tête à la hauteur des oreillers, mais beaucoup plus bas, et que ses pieds dépassent par-dessus le pied du lit. — Il replie une ou deux fois les jambes et les détend aussitôt dans l’espoir d’arranger les choses mais chaque fois elles viennent butter de la cheville contre le rebord du devant du lit. — Alors bien naïvement.) Tiens ! J’ai grandi !
Scène III
Je vais voir ! il doit être tombé sur le lit !
Aoh ! Gaby, what are you doing !
Ah ! (Se sauvant éperdue.) Émile ! Émile !
Oh ! What is it ? Gaby !… Gaby !
Où ça ? où ça l’homme ?
Là ! dans le lit !
Un homme dans la chambre de ma femme !
Qui êtes-vous, monsieur ?
Je suis cocu !
Qu’est-ce que vous dites ?
Je dis que je suis cocu.
Hein ! Mais c’est mon pantalon ! Mais voulez-vous laisser mes vêtements !
Émile ! Émile !
Mais laissez-moi donc voyons !
Émile ! je vous en supplie !
Ah ! c’est tes vêtements ! eh bien, tu vas voir, tes vêtements… !
Mais voyons ! mais il prend mes vêtements !
Ah ! tu es l’amant de ma femme !
Mais qu’est-ce qu’il fait !
Eh bien, tiens !
Oh !
Émile ! Émile !
Il a jeté mes vêtements dans la rue !
Et maintenant, monsieur, sortez !
Mon Dieu, c’est un fou !
Un fou ! Au secours ! Au secours !
Mais ne criez donc pas ! Vous allez ameuter la maison !
Ah ! Je vous en prie ! Sauvons-nous ! Allons-nous en !
Je ne peux pas m’en aller comme ça.
Eh ! bien monsieur !… j’attends.
Oui ! eh ! bien, attendez un peu ! c’est moi qui vais vous sortir.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
Vite, le tuyau acoustique, là ! sifflez le concierge.
Oh ! Oui !… oui !
Et maintenant, à nous deux.
Ehé ! Gaby…
Émile ! Émile ! Il vient sur moi !
N’ayez pas peur. Je suis là !
Oho !
Si vous croyez que c’est ce bonhomme-là qui me fera reculer !
Mon Dieu, mais il ne répond pas le concierge !
Allez, ho ! (Hubertin le regarde en souriant d’un air abruti.) Allez ! allez ! houste ! (Même jeu de scène d’Hubertin. — Massenay se montant.) Mais nom d’un chien !… (Il l’empoigne à bras le corps pour le sortir ; longs efforts infructueux pour déboulonner Hubertin qui semble rivé au sol. — Reprenant haleine sans quitter le bras le corps.) Ouf ! Il est plus lourd que je ne croyais.
Eh ! ben ?
Oh ! Vous êtes étonnante, si vous croyez qu’il se laisse faire ! (Reprise de la lutte ; impossibilité absolue pour Massenay de bouger Hubertin. Avec rage.) Mais faites donc pas le lourd !
Allons ! voyons. (Nouveau baiser.) Ah ! çà, avez-vous fini là-haut !
Enfin ! Qu’est-ce que vous faites ? Sortez-le donc !
Massenay, qui maintenant perd du terrain, poussé par le simple poids d’Hubertin, finit par se caler en appuyant son pied droit contre le bord du petit canapé du pied du lit. Eh ! bien voilà, quoi ? Attendez ! Ça ne va pas être long.
Oh !
Ah ! (Elle traverse la scène, éperdue ; puis, arrivée à l’extrême droite. — Avec anxiété.) C’est lui ?
Mais non !… C’est moi.
Oh !
Oh ! mais ça ne fait rien ! J’ai un autre moyen ! vous allez voir. (Il se précipite le poing en avant sur Hubertin qui, toujours placide, attend les événements.) Tiens ! (Hubertin, froidement, pare son coup de poing, et lui en envoie un sur l’œil.) Oh !
Oh ! nom d’un chien !
Mais qu’est-ce que vous faites, enfin ?
Mais quoi ? quoi ? Je fais ce que je peux ! Allez donc chercher la bougie au lieu de demander… vous voyez bien que je ne vois pas ses coups de poing, alors je les reçois dans la figure !
La bougie ? Oui !… oui !
Massenay, traversant la scène pour aller à Francine et jetant un regard de haine à Hubertin, tout en prenant sa distance au moment où il passe devant lui. Il n’y a pas moyen de se battre dans ces conditions-là.
La bougie !… La bougie !… Attendez !
C’est ça ! la bougie ! On va se battre à la bougie.
Oui, et vous ne perdez rien pour attendre !
C’est ça… c’est ça !…
Voilà la bougie. (Dans son élan, elle a dépassé légèrement Massenay, se trouve nez à nez avec Hubertin, pivote brusquement autour de Massenay, de façon à se coller dos à dos avec lui. Ce mouvement doit durer l’espace d’un clin d’œil — d’une voix étranglée, tout en se dissimulant derrière Massenay.) Dieu ! C’est Hubertin !
Quoi « Hubertin » ?
Un ami de mon mari.
Ah ! bien, c’est un rude chameau !
Ah !
Quoi ?
Je ne suis pas chez moi !…
Hein !
C’est donc pas le cinquième ici ?
Il me demande si ce n’est pas le cinquième !
Mais non, monsieur, c’est l’entresol ! C’est l’entresol !
Mais alors, pourquoi suis-je ici ?…
Quoi ?
Qu’est-ce que vous avez après moi ? je ne vous connais pas.
Non ! mais je vous en prie ! Est-ce que c’est nous qui sommes allés vous chercher ?
Eh bien ! alors, allez-vous-en !
Mais c’est vous, « Allez-vous-en » ! Nous sommes chez nous, entendez-vous ! nous sommes chez nous.
C’est honteux, monsieur, de pénétrer ainsi chez les gens pour se ruer sur eux !
Ah !
Quoi ?
Ma-da-me Cha-nal !
Hein !
Nom d’un chien !
Quelle charmante surprise ! Et vous allez bien, madame Chanal ?
Non, non ! C’est pas moi ! C’est pas moi !
C’est pas elle ! C’est pas elle !
Et monsieur Chanal, comment va-t-il ?
Connais pas ! Connais pas !
Connaissons pas ! Connaissons pas ! Nous ne sommes pas madame Chanal !
Comment ?…
Non, non ! madame est ma femme.
Oh ! Je vous demande pardon, excusez-moi. Quand on est saoul on voit de travers… (Se recoiffant de son chapeau melon — et à Massenay.) Ainsi vous, je vous vois comme ça (Il fait avec le doigt un geste en demi-lune.)… en concombre !
En concombre !
Oui.
Oui, eh ! bien, quand on est saoul, on n’envahit pas le domicile des gens qu’on ne connaît pas.
Si vous n’aviez pas pris ma serrure !…
Moi, j’ai pris votre serrure !…
Bien oui, puisque ma clé allait dedans.
Elle est forte, celle-là !… Ah ! et puis, en voilà assez !
Nous n’allons pas causer comme ça jusqu’à demain…
Ah ! madame Chanal, c’est pas gentil !…
D’abord, je vous défends d’appeler madame, madame Chanal…
Je sais pas son petit nom.
Et puis, vous allez me faire le plaisir d’aller chercher mes vêtements que vous avez flanqués dans la rue.
Tes vêtements ?
Oui, mes vêtements !
Bon ! (Il fait quelques pas comme pour aller les chercher, s’arrêtant brusquement.) Tu y tiens ?
Évidemment que j’y tiens ! Avec quoi voulez-vous que je m’en aille ?…
Bon-bon !
Ah !
Quoi ?
Ils n’y sont plus !
Qui ?
Mes vêtements !… On les a ramassés, parbleu ! sans ça on les verrait, ils n’ont pas pu s’envoler
Ah ! que c’est drôle !
Qu’est-ce que nous allons faire maintenant ?
Ah !
Quoi ?
J’ai une idée !… Si on faisait un poker !
Ah ! non !…
Ah ! çà, est-ce que ça va durer longtemps, cette plaisanterie-là ? (Sourire béat d’Hubertin.) Allez, fichez-moi le camp !
Ah ! dis donc, toi ! Tâche donc d’être poli ! Il me semble que je suis poli avec toi, moi… espèce de brute !
Écoutez, mon petit ami, la patience a des limites ; je vous ai déjà infligé une correction tout à l’heure ? mais si vous voulez que je recommence !… (Hubertin qui l’a écouté avec un sourire placide, brusquement et sans se démunir de son calme, lui envoie une bonne poussée de l’abdomen dans le ventre qui projette Massenay au loin : — Celui-ci manquant de tomber.) Oh !
Mais allez donc chercher le commissaire ! vous voyez bien qu’il n’y a que ce moyen.
Le Commissaire, mais oui, vous avez raison ! il faut que ça finisse.
Émile ! Émile ! Ne me quittez pas !
Alors, tu ne veux pas faire un poker ?
No-o-on !
Alors… le duel !
Allez vous promener !
Allons, prends ton revolver ; voilà le mien.
Émile ! Émile ! Il a un revolver !
Eh ! là ! Eh ! là !
Au secours, sauvons-nous.
Mon Dieu que je suis saoul !
Ah !… Allons bon, la porte !
Mais, ouvrez-la, voyons ! Qu’est-ce que vous attendez ?
Mais je ne peux pas ! Elle est fermée à clé !
Ah ! mon Dieu, mon Dieu !
Et ma clé est dans la rue… dans mon pantalon !
Mais alors, nous sommes à sa merci !
Ah bien, nous sommes bien !
Eh ! bien, y es-tu ?
Non-non ! Non-non !
Francine, gagnant à croupeton jusqu’au canapé, et ne laissant passer que la moitié de la tête au-dessus du dossier — d’une voix suppliante à Hubertin. Monsieur ! Monsieur ! Je vous en supplie. (Hubertin interpellé, se découvre galamment.) Nous avons grand plaisir à être avec vous !… et certainement, une autre fois !… Mais vous voyez j’ai à m’habiller !… je ne suis pas dans une tenue… vous, vous êtes en habit ! mais moi (Indiquant sa matinée.) je suis en chemise.
Eh ! ben ?
Eh ! bien, ça me gêne !…
Elle vous gêne ?… Enlevez-la !
Hein ? Ah ! non !
Si ! Si ! on va se déshabiller !… Moi aussi !… d’abord avant tout il faut être poli… il ne sera pas dit que je resterai couvert devant une femme.
Émile ! Émile ! il se déshabille à présent.
Ah ! non alors ! Ah ! non.
Si ! Si ! on sera plus à l’aise pour jouer au poker.
Voulez-vous !… Voulez-vous ! Ah ! çà voyons ! (Voyant son impuissance à arrêter Hubertin.) Oh !
Enfin, c’est insensé ! est-ce que vous allez tolérer ça longtemps ?
Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?
Hubertin, qui a achevé de retirer son pantalon, le jette d’un air détaché par-dessus son épaule, de façon à l’envoyer tomber de l’autre côté du lit. Là !… et maintenant !…
Ah !
Ah ! la ! la ! Ah ! la ! la !
Au secours ! Au secours !
Mon Dieu, que j’ai envie de dormir !
Personne ne viendra donc à notre secours !
Et cette porte ! cette porte qui est fermée !
Oh ! mais il y a des courants d’air…
Eh ! bien qu’est-ce qu’il y a donc en dessous ? Qui est-ce qui tire des coups de revolver ?
Dieu ! C’est le ciel qui l’envoie !
Fermez donc la fenêtre là-bas.
Au nom du ciel, monsieur, au secours ! Prévenez le concierge, dites-lui de monter avec les agents : il y a un fou chez moi !
Un fou ?
Oui, un fou…
Descendez, monsieur, descendez ! qu’on prévienne la police !
Je cours ! je cours !
Ah ! la, la ! mon Dieu !
Eh ! bien, où est-il ?
Où est-il passé ?
Il dort !
Il dort ! C’est le moment de filer.
Mais comment voulez-vous ? la porte est fermée.
Puisque les agents vont venir.
Et puis, je ne peux pas m’en aller en caleçon.
Eh bien, prenez ses vêtements… ils sont là qui ne font rien.
Vous avez raison ! Je ne vois pas pourquoi je me gênerais avec lui.
Vite, dépêchez-vous !… (Tout en parlant, cherchant partout sa jupe.) Ma jupe ?… où est ma jupe ?
Massenay, qui a passé le pantalon d’Hubertin, traversant la scène d’un air empressé. Le pantalon trop court lui va à mi-jambe ; quant à la ceinture, il y a place pour mettre une autre personne comme lui. Sa jupe ? où est sa jupe ? (Il va ainsi, tenant son pantalon d’une main, jusqu’à l’extrémité du canapé droit, puis toujours cherchant revient jusqu’au pied du lit. Une fois là, il s’aperçoit seulement de la taille de son pantalon.) Mon Dieu, que son pantalon est large !
Ah ! bien, qu’est-ce que vous voulez ? Nous ne sommes pas là pour faire du chic !
Oui ! (Cherchant des yeux autour de lui.) Mes souliers ? Où sont mes souliers ?
Eh ! bien, là, voyons ! ils ne sont pas sur les meubles !
Ah ! oui, oui. (Allant s’asseoir pour se chausser sur le petit canapé du pied du lit.) Heureusement qu’il ne les a pas jetés aussi par la fenêtre.
Oui, bon, dépêchez-vous.
Allons bon !… ah ! crés souliers, va !
Quoi ! qu’est-ce que vous avez ?
Je ne peux pas les mettre sans corne.
Eh bien, prenez-en une.
Mais j’en ai pas…
Ah ! vous n’avez jamais rien, vous !…
Oh !
Oh ! là, là, l’imbécile.
Qu’est-ce que c’est encore ?
Massenay, qui n’a toujours pas pu entrer dans ses souliers, se dirigeant tant bien que mal vers l’appareil, obligé qu’il est de marcher avec les talons appuyant sur les contreforts. C’est le concierge, dans le tuyau.
Mais faites-le taire voyons, il va éveiller le pochard.
Mais oui ! Mais tais-toi donc imbécile ! (Arrivé au tuyau, il enlève le sifflet et souffle dans l’appareil, après quoi :) C’est vous ? Eh bien, qu’est-ce que vous attendez, voyons ? On a dû vous dire d’aller chercher les agents ?… hein ? mais oui !… nous sommes enfermés avec un fou !… Dépêchez-vous, que diable !… Quoi ?… Eh bien, courez au commissariat, on vous en donnera… (Il rebouche le cornet ; après quoi, tout en retournant au canapé qu’il a quitté.) Oh ! ce concierge !… quand il se remuera !… Il dit qu’il n’a pas d’agents sous la main… ce n’est pas moi qui peux lui en donner… (S’épuisant en vain à vouloir chausser ses souliers.) Oh ! ces souliers ! Ces souliers !
Eh ! aussi, on n’a pas idée d’avoir des souliers dans des circonstances pareilles.
Eh ! bien, qu’est-ce que vous voulez qu’on ait ?
Eh bien… (Donnant une tape de la main sur sa bottine.) on a des bottines.
Ah ! bien oui, mais…
Ah ! ça m’apprendra à tromper mon mari !
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Je ne sais pas !
Au nom de la loi, ouvrez !
Le commissaire ! C’est le commissaire.
Nous sommes sauvés !
Voilà ! voilà, monsieur le commissaire.
Ouvrez !
Ah ! diable, je ne peux pas… j’ai pas la clé !…
Eh ! bien, voyons ?…
Je n’ai pas la clé, monsieur le commissaire ! elle est dans la poche de mon pantalon.
Eh bien, prenez-la.
Je ne peux pas !… mon pantalon est dans la rue.
Quoi ? Quoi ?
Si ! Si ! Il dit la vérité.
Allons ! Voulez-vous ouvrir ?
Mais je ne demanderais pas mieux, monsieur le commissaire. (En laissant retomber ses bras le long son corps, sa main vient se cogner contre un corps dur qui est dans la poche du pantalon. Poussant un cri.) Ah ! … dans la poche du pantalon… la clé du pochard !
Mais oui…
Puisqu’elle a ouvert d’un côté, elle doit ouvrir de l’autre. (Ouvrant.) Ca y est ! Venez, monsieur le commissaire. Voilà ce dont il s’agit ! …
Un instant… (S’adressant à quelqu’un qui est à l’extérieur.) Entrez, monsieur !
Francine, qui était en train de se débattre avec son corsage, relevant la tête à cette invite du commissaire et bondissant en voyant entrer Chanal.) Mon mari !
Dieu !
Scène IV
Massenay ! C’était Massenay !
Inutile de vous cacher, madame.
Ce n’était pas Coustouillu !
Vous entendez, madame ?
Monsieur ?
Toi ! Toi, malheureuse !
Quoi ?… Quoi ?… Qu’est-ce que tu vas encore t’imaginer ?
Comment ?
Alors, parce que tu me trouves ici…?
Ah ! non, non, je t’en prie… (Au commissaire.) Monsieur le commissaire, veuillez… !
Francine, qui s’est levée à ce mot, tout en restant au bord du lit, en protégeant ses épaules nues avec les couvertures. Jouant l’indignation. Le commissaire ! (Donnant une légère tape sur l’épaule de Massenay pour en appeler à lui.) C’est ça, il me soupçonne !…
C’est admirable !
C’est bien, monsieur le commissaire, je ne m’abaisserai pas jusqu’à me disculper. Constatez, monsieur, constatez !
Mon Dieu, que c’est embêtant !
Vous reconnaissez madame que vous êtes madame Francine Moustier, femme Chanal ?
Je le reconnais, monsieur.
Et vous, monsieur ?
Moi aussi.
Non ! Votre état civil.
Ah ! mon… ? Émile Massenay.
Massenay ?
Non, non !
Non !… Ça n’est même pas lui !
Trente-sept ans, rentier, demeurant 28, rue de Longchamp.
Et vous reconnaissez avoir été surpris tous les deux en flagrant délit !…
Tout, monsieur le commissaire, tout… et encore davantage. Ça vous suffit-il ?
Mon Dieu, je crois qu’on serait exigeant d’en demander plus que ça. (À Chanal.) N’est-ce pas ?… Geste d’acquiescement de Chanal.
Bon ! eh ! bien, maintenant, monsieur le commissaire, je voudrais bien m’habiller, par conséquent, n’est-ce pas… ?
Comment donc ! nous n’avons plus qu’à nous retirer. Vous voudrez bien seulement, madame… (À Massenay.) et monsieur, passer aujourd’hui à notre commissariat entre une heure et deux pour signer le procès-verbal de constat que je vais faire préparer… (Signe d’assentiment de la part de Massenay et Francine. À Chanal.) Monsieur Chanal, vous avez des instructions à me donner… si vous voulez m’accompagner…
Je vous suis ! (En remontant il est forcé de passer devant Massenay qui s’escrime toujours à chausser ses souliers. Il l’a à peine dépassé qu’il s’arrête et d’un air méprisant par-dessus son épaule.) Vous venez, monsieur ?
Oui monsieur ! Seulement…
Seulement quoi ?
C’est mes souliers… (Relevant la tête seulement à ce moment et bien naïvement.) Vous n’auriez pas une corne ?
Vous dites ?
Non-non ! Non-non !
Je vous assure ! Je n’ai pas voulu…
C’est bien, monsieur ; vous voudrez bien être à une heure au commissariat… (Remontant et trouvant le commissaire qui attend.) Passez, monsieur le commissaire.
Je vous en prie
Je n’en ferai rien !
Vous êtes chez vous.
Hein ?… Mais pas du tout ! mais pas du tout ! je ne suis pas chez moi !
Pardon ! Ce n’est pas ce que je voulais dire.
Scène V
Francine, qui est allée à leur suite jusqu’à la porte, la refermant avec violence ; puis, sur la place, se retournant vers Massenay effondré sur son canapé. Bien posément, bien amère, en se croisant les bras. Eh ! ben ?…
Eh ! ben ?…
Vous pouvez vous vanter de m’avoir mise dans une jolie situation.
Ma chère amie, je suis désolé !…
Ah ! « je suis désolé » ! Si vous trouvez que ça arrange quelque chose !
Bien oui, je sais bien, mais qu’est-ce que vous voulez ?
Eh ! mon cher, quand un galant homme a en mains l’honneur d’une femme, c’est le moins qu’il lui doive de le sauvegarder.
Mais qu’est-ce que je pouvais faire ?
Ah ! tenez, vous m’agacez !… Mais, finissez donc de mettre vos souliers, voyons !… Si vous n’avez pas de corne, prenez une fourchette…
Mais oui ! C’est une idée !
Mais dame ! Enfin, c’est élémentaire.
Une fourchette ? J’en ai par là !
Ah ! la la, regardez-moi ça. (Massenay est sorti.) Ça veut être un amant et ça ne sait même pas qu’on peut se chausser avec une fourchette.
Mon Dieu qu’on est mal dans ce fauteuil.
Ah ! quelle expiation ! Quelle expiation ! (Elle a ouvert la porte et va s’en aller, quand, s’arrêtant.) Mais enfin qu’est-ce qu’il fait, voyons ? (Laissant le battant ouvert et descendant par l’extrême droite jusqu’à proximité du cabinet de toilette.) Enfin, y êtes-vous ?
Voilà ! voilà !
Ah ! non, mon ami, non ! je descends ; vous me rejoindrez dans l’escalier !
Vous !
Oh ! c’est bête ! vous m’avez fait une peur !
Vous !… vous !…
Eh bien, oui, moi ! Qui vous a dit que j’étais ici ?
Votre mari… il m’avait dit… va !… va la retrouver, 21, rue du Colisée… Alors, à l’instant en bas… il m’a dit : elle est là-haut… avec son… avec son… amant… Oh !
Ah ! non, mon ami, non ! pas de nerfs, j’ai assez des miens !…
Madame !…
Au revoir !
Oh ! Un amant ! elle avait un amant ! Ah ! si je le tenais !… (À ce moment ses yeux tombent sur le lit près du pied duquel il est, et il gagne entre la cheminée et le lit à hauteur du milieu de ce dernier. Avec rage.) Et dire que c’est là !… là !… là !
Oh ! What is it ?
Hubertin ! son amant ! (Il prend du champ et appliquant un soufflet sur la joue d’Hubertin.) Tiens !
Oh !… god damn !
Oh ! là, là ! Oh ! là, là !
Hein ! Il tire encore ! (Nouveau coup de revolver.) Au secours ! au secours ! (Il se sauve en courant, passe devant le canapé, saisit au passage le pardessus et le chapeau qui y sont, remonte toujours courant par le milieu de la scène et gagne la porte en se faisant aussi petit que possible et en s’abritant la nuque avec son chapeau.) Ah ! quelle nuit !
Au rappel, quand le rideau se relève Hubertin est toujours sur le lit, dans la même position de chasseur aux aguets, et quand Francine, Massenay, et Coustouillu viennent saluer le public, il décharge une dernière fois son revolver sur ces personnages qui se sauvent en débandade.
- ↑ Il est important, pour donner bien le caractère du rôle, de marquer la distance qui existe entre l’ivresse de l’homme du monde qui est celle d’Hubertin et l’ivresse vulgaire. Hubertin ne doit pas tituber, mais seulement osciller en marchant ; de temps en temps un pied s’accroche dans l’autre mais l’homme reprend tout de suite son équilibre : l’ivresse est surtout dans la tête ; la paupière est lourde, mais le parler est net, jamais traînard, s’embarrasse quelquefois sans tomber jamais dans le pâteux.
- ↑ (Ces trois dernières répliques ne sont là que pour permettre à Hubertin son jeu de scène, sans que Massenay s’y interpose ; par conséquent Hubertin devra enchaîner la réplique suivante avec la précédente sans tenir compte de ce qui se dit pendant ce temps-là.)
- ↑ Avis : pour qu’on entende le bruit du coup de poing, à chaque coup porté par Hubertin le souffleur en donnera le son en se frappant le plat de la main gauche d’un coup de poing de l’autre main.
- ↑ Pour obtenir l’effet plus comique il est bon d’avoir placé là avant le lever du rideau un pantalon beaucoup plus large de ceinture et plus court de jambes que celui d’Hubertin. C’est ce pantalon que Massenay revêtira comme si c’était réellement celui d’Hubertin.