La Main passe !/Acte I
ACTE PREMIER
Un salon chez les Chanal. — À gauche deuxième plan, une porte à deux battants, menant aux appartements. Au fond, grande baie vitrée ouvrant sur un vaste hall comme il s’en trouve dans les appartements modernes. — À droite, partant du deuxième plan pour se relier avec le fond, grande baie vitrée en pan coupé donnant sur le cabinet de travail de Chanal. — Ces deux baies sont chacune à quatre vantaux, les deux du milieu mobiles, les deux autres fixes. Aux vitrages des « brise-bise » en guipure. — À droite premier plan, une cheminée surmontée d’une glace à trumeau. — Sur la cheminée, sa garniture ; au pied, des chenets.
Mobilier riche et de bon goût. — À gauche premier plan, à un mètre environ du décor, pour permettre la circulation autour, un piano « quart de queue » dit « crapaud », revêtu de sa housse en étoffe ancienne. — Le clavier est tourné vers le milieu de la scène, perpendiculairement au public ; le côté formant angle droit avec le clavier est donc parallèle à la rampe. — Adossé à ce côté du piano, face au public, un petit canapé à deux personnes ; (coussins). — Contre le mur de gauche, à hauteur du canapé et le regardant, un fauteuil. Contre le même mur, mais au-dessus de la porte, une chaise. — Devant le piano, son tabouret et une chaise volante. À droite de la scène, à quelque distance de la cheminée, une table de salon assez grande (1 m. 20 environ) de forme rectangulaire mais aux angles arrondis, est placée perpendiculairement à la scène, le côté étroit parallèle à la rampe ; sur la table un encrier, un buvard, etc ; à droite de la table un tabouret pour s’asseoir ; à gauche, une chaise pareille au mobilier ; sous la table, un tabouret de pied. — Entre la cheminée et la baie du cabinet de travail, un fauteuil. — Entre les deux baies du fond, une petite table volante dite « Rognon ». — Au milieu de la scène, entre la table rognon et le piano, une chaise volante visiblement hors de sa place habituelle. — Boutons électriques : un, à droite de la cheminée, l’autre, près et au-dessus de la porte de gauche. — Sur le piano un phonographe, le pavillon tourné du côté du public ; deux boîtes de cylindres, l’une pleine, l’autre vide (le cylindre que cette dernière contenait étant déjà en place dans le phonographe au lever du rideau). — Bibelots un peu partout, tableaux, plantes ad libit. — Lustre. — Dans le cabinet de travail, on aperçoit le bureau de Chanal et le fauteuil de bureau placés de telle sorte que, lorsque la porte est ouverte, la personne assise au bureau est vue de dos par le public. — Dans le hall, contre le mur de droite, une grande table profil au public et dont une partie seule est en évidence. — Devant la table ou à côté, suivant la place dont on dispose, un petit fauteuil. — Sur la table, un petit plateau d’argent, un buvard, encrier, etc. — Toutes les entrées par le hall se font de gauche.
NOTA. — Toutes les indications sont prises de la gauche du spectateur placé censément au centre de la salle ; « un tel passe à droite ; un tel passe à gauche », signifiera donc qu’un tel sera à droite, qu’un tel sera à gauche du spectateur. Même l’expression « un tel est à gauche d’un tel » indiquera qu’un tel est à gauche de cet un tel par rapport à ce même spectateur, alors qu’en réalité et par rapport à lui, il sera à sa droite. Cependant, quand les indications, au lieu de « à droite de… à gauche de… » porteront « à la droite de… à la gauche de… », il est évident qu’il s’agira alors de la gauche et de la droite réelles, du personnage désigné.
Scène première
Ma chère sœur !… (Il tousse.) Hum !… Ainsi, c’est un fait accompli ! De ce jour, te voilà mariée ! Ce matin t’a faite femme devant la loi ; ce soir te fera femme devant la nature. (Parlé.) Pas mal, ça ! (Reprenant.) Combien cette pensée me trouble, moi, qui sais de quoi il retourne !
Me voilà, moi !
… Et je ne suis pas près de toi, lors d’une pareille épreuve ! Hélas ! un océan nous sépare ; je veux du moins que ma voix traverse les mers, pour t’en donner les conseils… de mère…
Francine, qui pendant ce qui précède, tout en considérant son mari avec un étonnement amusé, est redescendue peu à peu de façon à se trouver au-dessus de l’épaule gauche de Chanal, pouffant de rire. Ah ! Ah !
Nouveau soubresaut de Chanal, même air furieux, même geste impératif.
Tu vas connaître le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles…
Mais qu’est-ce que tu fabriques ?…
Mais tais-toi donc !
Oh ! oh ! Monsieur est à la grinche !
Mais vas-tu te taire, nom d’un chien ? Comment veux-tu que je parle au phonographe !
Eh ! je m’en moque de ton phonographe !… A-t-on idée de cette invention idiote…
Oh !…
… de choisir le salon pour parler dans le phonographe ?
C’est extraordinaire, cette manie de parler ! Tu ne veux pas te taire ?… Voilà un cylindre gâché !
Oh ! bien, un de perdu… !
Non !… non !… pas « dix de retrouvés !… » Les proverbes, ça ne dit que des bêtises !… et toi aussi !
Francine, qui avait déjà entr’ouvert la porte pour sortir, piquée par cette appréciation, laissant retomber le battant de la porte et faisant un pas vers son mari. Quoi ?
Tu vois que je suis en train de parler dans mon instrument…
Oh ! pfutt… Qu’est-ce que tu lui disais, à ton instrument ?
Je lui disais… je lui disais… rien !… Seulement, tu arrives, là… je prononçais le discours que j’ai préparé pour Caroline à l’occasion de son mariage avec son Yankee… tu te mets à jacasser, naturellement le phonographe, ce pauvre appareil, il ne sait pas ! il ne distingue pas ; il enregistre ce qu’il entend…
Elle est bien bonne !… Alors, tout ce que nous avons dit, ça y est ?…
Mais dame !… Tiens, si tu en doutes !…
Ma chère sœur… (Bruit de toux.) Hum !… Ainsi, c’est un fait accompli… De ce jour te voilà mariée ! ce matin t’a faite femme devant la loi, cette nuit te fera femme devant la nature… Pas mal, ça !…
Quoi ?
C’est toi qui le dis !
Combien cette pensée me trouble, moi qui sais de quoi il retourne !… (Voix de Francine.) Me voilà, moi…
Là ! Te voilà, toi !
Et je ne suis pas près de toi lors d’une pareille épreuve ! hélas ! Un océan nous sépare ! Je veux du moins que ma voix traverse les mers, pour t’en donner les conseils… de mère… (Rire.) Ah ! ah !… (Voix de Chanal.) Tu vas connaître le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles… (Voix de Francine.) Mais qu’est-ce que tu fabriques ? (Voix de Chanal.) Mais tais-toi donc !… (Voix de Francine.) Oh ! oh ! Monsieur est à la grinche… (Voix de Chanal.) Mais vas-tu te taire, nom d’un chien ! comment veux-tu que je parle au phonographe !… (Voix de Francine.) Eh ! je m’en moque de ton phonographe !… A-t-on idée de cette invention idiote… (Voix de Chanal.) Oh !…
Voilà ! Voilà ton œuvre !
J’ai jamais dit un mot de tout ça.
Oh !
Non !
Non, mais dis tout de suite qu’il ment.
Je n’ai jamais dit du phonographe : « A-t-on idée de cette invention idiote ! », ce qui serait idiot ! J’ai dit : « a-t-on idée de cette invention idiote… (Appuyant.) de choisir le salon pour parler dans le phonographe ! » Il ne faudrait pas me faire dire ce que je n’ai pas dit !
Oui, oh ! ça, c’est un détail. (Indiquant le phonographe.) C’est pas de sa faute à lui, j’avais coupé.
Eh bien, quand on ne sait pas, on se tait !… C’est comme ça qu’on fait les potins.
Je te fais ses excuses, là !
Quant à ton cylindre, eh ! bien, tu le recommenceras ! d’autant que ce ne sera pas un mal, si ça te permet de supprimer ta phrase sur les mers.
Sur les mers ?
Oui : « Je veux que ma voix traverse les mers pour t’en donner les conseils… de mère. » Tu trouves ça spirituel ?
Quoi ? C’est drôle ! C’est une saillie.
Justement ! On n’envoie pas une saillie pour le mariage de sa sœur ! C’est pas le frère que ça regarde !
Oh ! Charmant !
C’est comme ce qui suit.
Quoi ?
« Ce matin t’a faite femme devant la loi, cette nuit te fera femme devant la nature. » Tu trouves ça convenable à dire à une jeune fille ?
Je lui dis ce qui doit lui arriver.
Eh bien ! elle s’en apercevra bien ! elle n’a pas besoin de toi pour ça ! Vraiment, faire un discours à une jeune mariée pour lui dire des cochonneries…
Cochonneries !
Ah ! non, mais si tu crois que ça fera plaisir au mari, ton initiation ! Tu es bien comme ces spectateurs qui, au théâtre, ont la manie de vous raconter la pièce au fur et à mesure qu’on la joue : « Vous allez voir, il va faire ceci, elle dira cela ! C’est extraordinaire ! » Alors, on s’attend à des choses…! Et rien du tout ! Naturellement, quand les scènes arrivent, rien ne porte ! On a une déception… parce que l’imagination dépasse toujours la réalité… Alors on dit : « Quoi, v’là tout ! » et l’effet est fichu ! Eh bien ! qu’est ce qui te dit que ce n’est pas cette déception que tu ménages à ta sœur ? Et qu’elle aussi ne dira pas : « Quoi, v’là’tout ! » ? Voilà un service à rendre au mari !… Laisse-les donc se débrouiller, ces enfants ! Caroline aura peut-être un moment d’estomaquement ! Elle dira peut-être : « Eh bien !… Eh ben ! quoi donc ? » Mais elle aura du moins l’attrait de la surprise et l’effet n’aura pas été raté.
Ah ! là, de quoi je me mêle ? Tu es étonnante, tu tranches là… ! D’abord, qu’est-ce qui te dit qu’il ratera ?
Qui ça ?
L’effet !
Ah ! le… l’effet ! oui, oui… Mais… la loi des probabilités !
Ah ! laisse-moi donc tranquille, tu n’entends rien à l’art des préparations ! (En ce disant, il est allé à son phonographe ; pendant ce qui suit, il en retire le cylindre abîmé qu’il remet dans sa boîte, et le remplace par l’autre qu’il retire également de sa boîte.) Tiens ! va donc plutôt te mettre à table ! Sonne qu’on te serve ! (Elle va à la cheminée et sonne.) J’ai fini de déjeuner depuis un bon moment et tu n’as pas commencé ! Il n’y a pas de maison possible, si monsieur déjeune à une heure et madame à une autre.
Tu n’avais qu’à m’attendre ! Je n’ai pas pu rentrer plus tôt.
C’est ça ! C’est moi qui suis dans mon tort.
Scène II
Madame voudrait déjeuner.
Bien, monsieur.
Mais enfin, qu’est-ce que tu peux faire dehors ? C’est tous les jours la même chose. Tu es sortie depuis neuf heures.
C’est heureux ! Ça m’a permis de rentrer moins tard…
Vraiment, c’est à se demander… !
Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que tu vas encore imaginer ?… Non, mais dis tout de suite que j’ai un amant.
Ma foi…!
Oh !… As-tu l’esprit assez perverti pour voir toujours le mal dans tout !… (Redescendant.) Un amant, j’ai un amant maintenant ! (Chanal hausse les épaules.) Quoi ? (Elle fait le geste de Chanal.) Qu’est-ce que ça veut dire, ce geste ?
Mais non, ma pauvre enfant ! Je sais très bien que tu n’as pas d’amant.
Ah ?
Un amant, toi ? Ah ! je suis bien tranquille.
Et pourquoi ça, je n’aurais pas d’amant ?
Parce que !… Parce que tout en toi démontre le contraire. Parce qu’il y a des femmes qui sont faites pour avoir des amants et d’autres qui ne le sont pas
Oh !
Parce que je n’ai pas vécu cinq ans avec toi sans te connaître à fond. Toi, un amant ? allons donc ! Tu as l’étoffe d’une brave petite femme, d’une bonne mère de famille… (Badin.) à qui il ne manque que des enfants pour l’être tout à fait ; mais ça, ça n’est pas de notre faute. (En ce disant, il l’embrasse joyeusement ; maussade, Francine dégage sa tête.) Enfin… enfin, tu n’as pas de tempérament… Que diable !… je le sais bien !
Ah ! c’est comme ça ! Eh bien ! je ne voulais pas te le dire, mais puisque tu m’y forces, (Frappant du poing sur le piano.) eh bien ! j’ai un amant, là !
Oui dà ?
Parfaitement !… et que j’aime !… et qui m’aime.
Mais… c’est bien, ça !
J’ai un amant, j’ai un amant, j’ai un amant !
Eh bien ! tu lui diras bien des choses de ma part !
Oh !
Ah ! ma pauvre enfant, comme tu t’y prends mal pour me faire peur. Un amant, toi ! laisse-moi donc tranquille !… Tiens ! veux-tu que je te dise ? Tu te vantes.
Moi !
Oui, madame ! C’est très humiliant, mais vous n’êtes qu’une honnête femme !
Ce qu’il faut s’entendre dire !
Avoue que j’ai raison !
Non.
Si.
Non.
Allons donc ! (Brusquement.) Tiens ! Ose donc me le dire en face que tu as un amant !
Oh ! tu m’agaces !
Eh ! tu vois bien ! (Lui donnant une tape amicale sur la joue.) Tiens ! t’es une grosse bête !
Scène III
Monsieur, c’est un monsieur qui demande monsieur.
Hubertin ! Qu’est-ce qu’il me veut ?… Faites entrer.
Qui est ça ?
Un collège du cercle.
M. Hubertin !
Bonjour, mon cher.
Bonjour, cher ami. (À Francine qu’Hubertin salue.) M. {{PersonnageD|Hubertin|c|un camarade du Sporting… (À Hubertin.) Madame Chanal.
Madame, enchanté…
C’est moi, croyez bien…
Si je ne me trompe, madame, il me semble que ce n’est pas la première fois…
Vraiment, monsieur ?
Oui, plus je vous regarde et plus je… Est-ce que vous ne connaissez pas quelqu’un dans ma maison ?
Mon Dieu, monsieur, c’est que j’ignore où vous demeurez.
21, rue du Colisée.
Non !… non, non !… Vous faites erreur, monsieur.
Ah ?
Oui, oui, vous faites erreur, nous ne connaissons personne.
Ah ? ah ?… Pardon ! Erreur n’est pas compte.
… n’est pas compte ; oui, oui.
Et qu’est-ce qui me vaut votre visite ?
Mille grâces, je ne veux pas abuser de vos instants. (Changeant de ton.) Vous ne devinez pas ? Les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures, et je suis votre débiteur.
Oh ! il ne fallait pas vous déranger pour ça ! Ce sont là des règles qui sont faites pour les professionnels, mais elles ne sauraient avoir force de loi, entre gens qui se connaissent.
Du tout, du tout ! les bons comptes font les bons amis.
Et puis, vous l’avouerai-je ? J’ai quelques scrupules à considérer la partie que nous avons faite ensemble comme bien régulière. (Confidentiellement et presque à l’oreille.) Il me paraît que nous n’avons pas joué tout à fait à chances égales…
Pourquoi donc ça ?
Chut ! chut ! (Avec beaucoup de gêne.) Je ne sais pas, mais il me semble que…
Ah ! je vous comprends !… parce que j’étais pochard, hein ?
Oh ! je n’ai pas dit…
Laissez donc ! J’ai le courage de mes actes… (À Francine, de la place où il est, et très satisfait.) Oui, madame, j’ai pris l’habitude, tous les jours, à partir de cinq heures… d’avoir ma petite bombe.
Ah ?…
Ce n’est pas du vice chez moi : c’est de l’américanisme !
Ah ! alors !
Oui, j’ai longtemps fait des affaires en Amérique. Or, là-bas, qui dit « affaires », dit « bars » ; tout se traite au whisky ! Qu’est-ce que vous voulez ?… il a bien fallu que je me mette au diapason !… pour mes affaires !… Seulement, voilà où nous sommes en état d’infériorité, nous autres Français : L’Américain, lui : dix whisky… douze whisky… ça ne lui fait rien !… il jouit d’un privilège ! Moi, malheureusement, j’ai la tête française, — c’est de naissance ! — J’ai pu, peu à peu, naturaliser mon estomac ; mais (Se donnant une tape sur le front.) ma sacrée caboche qui était patriote, n’a jamais rien voulu savoir !… de sorte qu’aujourd’hui, il y a antagonisme entre ces deux parties de mon individu. Mon estomac, qui est devenu américain, une fois cinq heures, réclame ses whisky ; ma tête, elle, se rebiffe : d’où conflit ! Et finalement, comme c’est ma tête qui est la plus faible, c’est toujours elle…
… qui faiblit.
Voilà… Mais comme vous voyez, madame, mon cas est tout à fait spécial : on ne peut pas dire que je me pocharde, non, je… je m’américanise !
Oui, oui.
Oh ! c’est tout à fait autre chose.
Tout de même, ça ennuie bien ma femme !
Mon Dieu, monsieur, je n’aurais pas osé… mais du moment que vous le dites : je vous avouerai que… je la comprends un peu.
Bien oui, n’est-ce pas ? Voilà une femme qui vous avale dix, douze whisky à la queue leu leu, ça ne lui fait rien ! c’est une américaine, pas vrai ?… elle jouit du privilège… De quoi ai-je l’air à côté d’elle ?… alors n’est-ce pas ? Ça la vexe de voir que moi, ça me fiche par terre… Ah ! c’est toujours embêtant de se trouver dans un état d’infériorité vis-à-vis de sa femme.
Évidemment, évidemment.
Alors, nous disons que je vous dois trente-cinq louis ? Voici mille francs. Et, pour en revenir à la question de jeu, que votre délicatesse ne se mette pas en émoi ! Je vous assure que quand je suis dans l’état… que vous savez, je suis tout aussi lucide qu’à l’état normal. Je le suis même davantage : je vois double !
Diable ! c’est quelquefois mauvais pour compter les points.
Du tout ! Je le sais, pas vrai ? Alors, rien de plus simple : je divise par deux.
Ah ! En effet ! en effet !…
Mais dame !
Nous disons mille francs. Je vais vous chercher votre monnaie.
Scène IV.
Monsieur Coustouillu !
Coustouillu ? (À Étienne.) Faites entrer.
Quel Coustouillu ?
Mais… lui-même ! le seul ! Coustouillu le député, le leader de l’opposition, le fameux tribun.
Oui ? Oh ! que je serais heureux… ! J’admire tellement son éloquence ! Vous permettez ?
Comment donc !
Entre, mon vieux ! justement on parlait de toi.
Ah ? Aha ? (Profondément troublé, il éprouve on ne sait pourquoi le besoin d’aller fermer la porte par laquelle il vient d’entrer. Mais ses mains sont prises, l’une par sa botte d’asperges, l’autre par son chapeau ; pour en libérer une, il met son chapeau sur la tête ! Au moment où il ferme la porte, Étienne ferme de l’autre côté ; il n’arrive qu’à se faire pincer les doigts.) Oh !
Laisse donc, Étienne fermera
Vi ! Vi ! (Il dépose son chapeau sur la petite table au fond puis, se donnant un air dégagé, il va à Chanal la main tendue.) Ça va bien ?
Mais pas mal, merci.
Ah ?… vivi… (En se retournant pour aller saluer Francine, il donne naturellement dans la chaise qu’il renverse.) Oh !
Naturellement !… Enfin tu devrais la connaître depuis le temps que tu l’accroches chaque fois que tu entres dans ce salon. (En riant, à Hubertin.) Ça finit par avoir l’air d’être de l’adresse.
Coustouillu, qui, pendant ce qui précède, a ramassé la chaise tombée, et ahuri, au lieu de la poser, la conserve pendue à son poignet, très troublé. Hein ? Oui… non… tu sais c’est que c’est le… hein ?
Bon, ça va bien ! Va, ne te trouble pas.
Mais c’est toi qui le troubles toujours ! (À Coustouillu.) Allons ! Monsieur Coustouillu, ne vous occupez pas de ce que vous dit mon mari, et venez me dire bonjour.
Oh ! (Dans sa précipitation, avec le pied de la chaise qu’il tient, il accroche et renverse la chaise volante qui est à côté du tabouret du piano.) Oh !
Chanal, pendant que Coustouillu ramasse comme il peut la chaise tombée, sans déposer celle qu’il a en main et va la replacer un peu au-dessus du piano. Là, v’lan ! Non, ne dirait-on pas qu’il vise ?
Coustouillu, de plus en plus décontenancé, esquisse un rire qui sonne faux et va vers Francine, la main tendue, sans s’apercevoir qu’à son poignet pend toujours la chaise volante. Chère Madame… !
Déposez donc votre chaise, monsieur Coustouillu.
Oh ! pardon !
Quel type !
Madame… ! (Il lui donne une vigoureuse poignée de main. Allant à Chanal et lui baisant la main.) Cher ami…
Non, mon vieux, c’est le contraire.
Non, va, ça va bien ! (Le faisant passer (3) pour le présenter à Hubertin qui, depuis l’entrée de Coustouillu est resté bouche bée devant la scène qui se joue devant lui.) Tiens, je te présente monsieur Hubertin qui désire vivement faire ta connaissance.
Ah ? Aha ?
Certes ! Permettez-moi, monsieur, de me dire un de vos plus fervents admirateurs.
Aha ? Vivi !
Mais dépose donc ça !… De quoi as-tu l’air ?
Hein ? ah ! vivi.
Mais pas à monsieur !
Hein ! oui… C’est des euh ! des… des branches, (Se reprenant.) des… des asperges.
Merci ! Je vois bien, je n’avais pas pris ça pour des cannes à sucre ! En voilà une idée de se promener avec ça !
Vous aimez donc à ce point les asperges, monsieur Coustouillu ?
Non.
Alors quoi ?
Hein ? Euh ! oh ! t’sais c’est… c’est pour… !
Ah ! oui, oui ! pour te donner une contenance.
Voilà !… vi !
Ah ? Mes compliments !… Note que ça te va très bien ! mais c’est égal… ! je sais bien qu’à cette époque-ci, c’est une primeur… (Brusquement.) Enfin tu n’es pas fou ? Tu sais que tu es déjà emprunté dans tes mouvements, et tu vas te coller une botte d’asperges sous le bras pour faire des visites… (Coustouillu rit d’un air gêné.) Mais va donc déposer ça dans l’antichambre.
Vi.
Bravo !
Héhé !
Pauvre garçon !
On n’a pas idée d’être timide comme ça !
J’en suis ahuri ! Devant une assemblée, personne n’est plus à l’aise : c’est un foudre d’éloquence…
… il est là devant nous trois, plus personne.
Oui…! Il est timide au singulier et audacieux au pluriel.
Voilà.
Mais aussi ce n’est pas le moyen de le mettre à son aise que de le taquiner tout le temps.
Ah ! te voilà ? Tu as déposé ta botte ?
Hein ? euh… oui, oui !
Eh ! bien, tu ne te sens pas plus à ton aise comme ça ?
Si !… sisi !
Pour madame.
Pour moi ?
Alphonse Coustouillu !
Oh ! Monsieur Coustouillu !
Pffeu ! oh !
Comment, c’était pour nous ?… Oh ! mon pauvre vieux, et moi qui te blaguais tout à l’heure… parce que tu étais grotesque avec ! C’était pour nous !… Une botte d’asperges au mois de mars ! C’est de la folie, tu sais !… mais c’est très gentil !
Mais non, mais non…
Je vais dire, tout de suite qu’on les fasse pour ce soir et vous viendrez les manger avec nous.
C’est ça ! (À Hubertin.) Moi, pendant ce temps-là, je vais vous chercher votre monnaie.
Scène V.
Vous devez me prendre pour un imbécile, hein ?
Moi !
Si, si, je sais ce que je dis (Faisant demi-tour sur place.) Eh ! bien il est possible que j’aie pu en avoir l’air ; mais vous saurez que je ne le suis pas.
Mais monsieur, jamais, je vous assure !…
Oui, oui ! ça va bien ! (Revenant sur Hubertin.) Eh bien ! je vous montrerai, moi, que je ne suis pas un imbécile… Je voudrais que quelqu’un vienne me le dire en face !… Je lui ferais voir, moi, si je suis un imbécile.
Vous ? mais tout le monde le sait bien !
Quoi ? Que je suis un imbécile ?
Oui… hein ! Mais non ! Qu’est-ce que vous me faites dire !… Un imbécile vous ! Mais qui pourrait penser ça ?
Oui… oh !
Vous qui soutenez un ministère ou le renversez comme un château de cartes…
Coustouillu, qui est arrivé à l’extrême gauche, se retournant brusquement avec un coup de poing sur le coin du couvercle du piano. Oui. Eh ! bien je l’engage à se tenir le Ministère. Ah ! j’ai l’air d’un imbécile ! eh ! bien je lui ferai voir demain au Ministère si je suis un imbécile ! Ah !… ça me soulagera !
Mais qu’est-ce qu’il a ?
Ah ! mais vous ne me connaissez pas ! Je monterai à la Tribune, et savez-vous ce que je dirai la Chambre, eh ! bien je lui dirai mille tonnerres…!
Voilà, c’est fait !…
Euh je… euh ! je… c’est… c’est euh !…
Mais qui est-ce qui criait donc comme ça ? (À Hubertin.) C’est vous, monsieur ?
Non… c’est monsieur.
Vous, monsieur Coustouillu ? Ce n’est pas possible !
Oui. Oh !… Pffu !
Monsieur Coustouillu élevant la voix ! Oh ! je regrette de n’avoir pas vu ça ! pour la rareté du fait…!
Oho !
Quel drôle de personnage !
Scène VI.
Voici, cher monsieur, vos quinze louis…! avec tous mes remerciements.
Comment donc ! C’est moi au contraire…! Allons, au revoir, cher monsieur.
Vous partez ?
Je vous laisse, oui, j’ai des gens à voir pour affaires ; alors, il vaut mieux que je les voie maintenant…
… qu’après cinq heures ?
Vous l’avez dit. (Brusquement à Coustouillu, qui pendant ce qui précède est redescendu peu à peu jusque devant le canapé et dont le regard semble fixé sur Hubertin bien qu’en réalité il erre dans le vague.) Monsieur, très honoré d’avoir fait votre connaissance !
Eh !… Eh ! bien, Coustouillu !
Hé ?
Il faut redescendre, mon vieux. (Indiquant Hubertin.) Monsieur qui est très honoré… et cætera, et cætera.
Oh ! pardon !… (Il s’incline.) Monsieur.
À la bonne heure.
Madame !
Au revoir monsieur.
Là ! Eh ! bien va déjeuner Francine !
J’y vais.
Et puis tiens ! Emmène donc Coustouillu avec toi ! J’ai mon cylindre à faire, ça ne l’amuserait pas.
C’est ça, venez monsieur Coustouillu, je vous emmène.
Ah ?… vi ! vi !
Prends garde à la chaise !
Scène VII.
Chanal, qui, pendant ce qui précède, a réglé son phonographe, le met en mouvement, puis se plaçant face au pavillon, recommence son discours. « Ma chère sœur !… ainsi c’est un fait accompli ! de ce jour te voilà mariée !… Ce soir tu connaîtras le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles… »
Monsieur !…
Allez-vous vous taire, nom de nom ?
Monsieur ?
Vous ne voyez pas que je parle ?
À qui ?
Est-ce que ça vous regarde ? Pas à vous en tout cas !… C’est à croire que c’est une gageure, ma parole ! Madame d’abord, vous après ! Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ?
Monsieur, c’est un monsieur qui désire parler à monsieur.
Oui. Eh ! bien je m’en fiche de votre monsieur ! Il m’embête ; qu’est-ce qu’il me veut ?
Voici sa carte.
Et je m’en fiche de sa carte, comme de lui ! Je n’y suis pour personne, vous m’entendez ! Allez lui dire qu’il m’embête.
Je suis vraiment confus, monsieur, de voir que je vous dérange.
Hein ! (Subitement calmé et avec la cordialité la plus grande.) Mais pas du tout, monsieur ! Mais je vous en prie !…
Je vous assure monsieur, si vous êtes occupé, je peux revenir.
Mais du tout ! du tout ! Qu’est-ce qui peut vous faire supposer ?… Comment donc !
On n’est pas plus aimable.
Et qu’y a-t-il pour votre service ?
C’est à monsieur Chanal que j’ai l’honneur de parler ?
Parfaitement.
… Monsieur Chanal propriétaire de cet immeuble ?
Oui, enfin… l’immeuble appartient à ma femme, mais étant chef de la communauté…
… cela revient au même. Eh ! bien, voici monsieur : (Déposant son chapeau à sa gauche, sur la table). j’ai vu que vous aviez l’entresol à louer.
En effet, monsieur.
Je cherche justement un pied-à-terre… Cet appartement me conviendrait.
Ah ?… Vous l’avez visité ?
Non, c’est inutile ! Il me convient comme ça.
Ah ?
Il est de ?…
Il est de… hein ?… euh… trois mille… euh… huit…
Mettons quatre mille en chiffre rond.
Comment ?
Je dis : mettons quatre mille.
Comment « mettons quatre mille ! » ? Vous ne m’avez pas compris, je vous ai dit…
Si, si !… Ça m’est plus commode !… Quatre mille, c’est clair, c’est net ; c’est divisible par quatre, ça fait mille francs par trimestre ; pas de calcul à faire ; on sait toujours ce qu’on a à donner… j’aime mieux ça ! Laissez-moi ça à quatre mille, qu’est-ce que ça vous fait ?
À moi. Oh ! rien du tout ! Va pour quatre mille ! je ne veux pas vous contrarier.
On n’est pas plus aimable !… Maintenant, s’il y a des réparations à faire…
Je m’en charge.
Moi aussi.
Ah ?… Bien !… (À ce moment une réflexion lui vient : il se mord les lèvres, a un hochement de tête comme pour dire : « Je te vois venir mon bonhomme ! » puis, avec beaucoup de ménagement.) Seulement je dois vous avertir d’une chose… À vous voir si arrangeant il m’est permis de supposer qu’une arrière-pensée…
Quoi donc ?…
Eh ! bien voilà… Je comprends très bien qu’un homme jeune… Mon Dieu on n’est pas de bois !… Mais je vous l’ai dit, l’immeuble étant à ma femme, sur la question de moralité… dame !… (Plus nettement.) Enfin, aux termes du bail, vous devez habiter bourgeoisement.
Mais je l’entends bien ainsi.
Ah ?…
Je n’ai aucunement l’intention d’amener des femmes du dehors.
Oh ! mon Dieu, vous savez entre nous… il ne faudrait pas prendre non plus au pied de la lettre… Il viendrait une dame, par hasard…
Mais non, mais non.
Je ne dis pas ça pour vous inciter à mal ! mais enfin vous auriez une relation que le concierge n’a pas à savoir… si c’est votre mère ou votre sœur.
Mais aucune relation ! pas plus avec ma mère qu’avec ma sœur !
Oh ! oh ! croyez bien que je n’ai jamais pensé !…
Je vous certifie que jamais votre concierge ne verra entrer une femme chez moi.
Allons, monsieur, mes compliments ! Je vois que nous nous accorderons sans peine ! Dieu merci, si tous les locataires étaient comme vous, le métier de propriétaire serait plus agréable.
Ah bien vous savez ; tel qu’il est, c’est encore tout de même celui qui trouvera le plus d’amateurs.
Hé ! hé ! hé ! (À part, en remontant vers son cabinet.) Il est drôle. (Haut.) Allons, j’ai des baux tout préparés, désirez-vous que nous signions tout de suite ?
Volontiers.
Si vous voulez me donner votre nom.
Mais… sur ma carte.
Oh ! c’est juste… (Lisant en marchant dans la direction de son cabinet.) « Émile Massenay. » (S’arrêtant étonné.) Tiens ?…
Non !… homonyme !
Oui, oui, je vois, mais non, c’est…
Ah ! C’est qu’on me la fait tout le temps !
« Massenay » ? « Massenay » ? (Brusquement, redescendant de quelques pas dans sa direction.) Vous n’avez pas été élève à Saint-Louis ?
Oui, jusqu’en seconde.
C’est ça ! Mais moi aussi ! Elle est bien bonne !… Chanal ! tu ne te rappelles pas Chanal ?
Chanal ?…
Mais si, voyons… idiot !
Vous dites ?
Oh ! pardon !
Non, non ! Allez donc !… du moment que nous avons été camarades ! Seulement, n’est-ce pas ? Sur le moment !… la passe a été si rapide !! j’ai été pris au dépourvu… Mais un instant ! le temps de réendosser ma tunique de potache et ça va aller tout seul !… (Prenant du champ et lui envoyant à son exemple une formidable tape dans le dos.) Alors, tu disais donc, idiot ?
Aha ! À la bonne heure ! Toujours le même !… vieux copain !… (Bien face à lui, en le prenant par les deux revers de sa jaquette.) Je disais donc : Tu ne te rappelles pas Chanal ?
Attends donc ! C’est pas un petit dont on disait que le père était cocu ?…
Mais non voyons, c’est moi !
Oh ! Oh !… Mais oui que je suis bête ! je le sais bien parbleu, que c’est toi, puisque je suis ici !… Où avais-je la tête ?
À la bonne heure ! Tu me reconnais maintenant. Ah ! vieux copain va !… (Dans un besoin d’expansion, il attire brusquement Massenay à lui en lui faisant un étau de son bras droit passé le long des épaules ; Massenay répond à son élan en lui passant le bras autour de la taille et ainsi, hanche contre hanche, ils arpentent la scène, d’abord vers la droite puis vers la gauche.) Ça me fait plaisir de te revoir…
Mais… moi aussi.
Il n’y a pas, quand on a usé ses culottes ensemble au collège et qu’on se retrouve… eh ! ben tu sais… (S’arrêtant, lâchant Massenay et avec profondeur.) On se crée de nouvelles connaissances dans la vie, mais un camarade d’enfance, ça ne se refait pas !…
Oui… surtout à notre âge !
C’est vrai ! (Sentimental.) Ah ! c’est loin tout ça !… (Changeant de ton.) Mais tiens, assieds-toi donc ! (Il lui indique le canapé, sur lequel ils s’asseyent tous deux, lui (2) Massenay (1). Une fois qu’ils sont bien assis, Chanal, revenant à ses souvenirs de jeunesse, joyeusement.) Ah ! ce bon Massenay ! Dis donc : tu te rappelles Bourrache ?… qui était si rigolo ?…
Oui.
Je le vois quelquefois.
Ah ?
Il n’a pas changé, figure-toi ! toujours aussi rigolo !
Allons donc !
Oui ! Ah ! il porte la joie avec lui cet homme là… Il est huissier.
Ah !… joyeux en effet !
Eh ! bien et Poteau ? Tu te rappelles Poteau ?
Non.
Mais si : qui avait une sœur qui venait le voir au parloir… (Voyant que Massenay n’a pas l’air de se rappeler, cherchant à lui rafraîchir la mémoire.) Une sœur qui nous faisait de l’œil !… Allons ! voyons !… elle louchait ! Même ça lui permettait de faire de l’œil à deux élèves à la fois… (Désappointé.) Tu ne te rappelles pas, Poteau ?
Pas du tout !
C’est drôle !… (Changeant de ton.) Eh ! bien il est mort.
Poteau est mort ?… Oh !… pauvre Poteau !
C’est triste hein ?… à notre âge !
Oh !… Et de quoi ?
Une affection au cœur…
Au cœur !
Oui… pour une actrice… qui avait trop de tempérament !… C’est ça qui l’a tué : un jour après déjeuner… on lui avait pourtant dit que sur la digestion !…
Aie ! aie aie !
Oui je t’en fiche !… Ah ! ça n’a pas traîné : il a été enlevé… V’lan !… sur le coup.
Sur le coup ! (Douloureusement.) Ah !… pauvre Poteau !
Ah ! oui… (Il reste un instant rêveur ; soudain, sa figure change d’expression, il regarde Massenay, puis.) Mais au fait qu’est-ce que tu me chantes ?… t’as pas pu le connaître Poteau : c’est à Henri IV que j’ai été avec lui.
Ah ! à la bonne heure ! je me disais aussi… mais alors je m’en fous !… qu’est-ce que tu veux que ça me fasse qu’il soit mort, Poteau ?
C’est vrai, puisqu’il était à Henri IV.
D’ailleurs je peux dire que du collège, je ne vois plus personne ! Quand on est sur les bancs, on croit qu’on sera amis pour la vie, et puis… chacun va de son côté… Il n’y en a guère qu’un avec qui j’aie conservé des relations… un qui a fait son chemin, celui-là !… D’ailleurs c’est toujours ceux-là qu’on retrouve… ceux-là ou les tapeurs !… Je ne sais pas si tu t’en souviens, c’est le député Coustouillu.
Coustouillu ! Ah ! bien je te crois ! (Remontant légèrement dans la direction de la porte de gauche qu’il indique.) Il est ici !
Ici ?
Oui, en train de tenir compagnie à ma femme. C’est un de mes amis intimes ! Il ne décolle pas de la maison.
Allons donc ! Ah ! bien c’est curieux : moi, je suis très lié avec lui, il ne m’a jamais parlé de toi.
Oh ! bien, cependant…!
Ah ! tu le connais ?… Eh ! bien, hein ? le malheureux ! Crois-tu que son amour le met dans un état ?
Son amour ?… Il a un amour ?
Il ne te l’a pas dit ?
Non !
Comment, mais il ne parle que de ça. Un amour sans espoir.
Ah ! bien par exemple ! Pour qui ?
Ah ! ça ?… Je sais que c’est une femme mariée, mais voilà tout. Coustouillu, c’est la discrétion même : il m’entretient de ses intrigues, mais anonymement.
Il ne m’en a pas ouvert la bouche !… Est-il bête de faire des cachotteries avec moi !… sans compter qu’à lui tout seul il n’arrivera à rien.
C’est bien ce qui l’enrage.
Au moins, moi, j’aurais pu lui être de bon conseil… je lui aurais dis ce qu’il y avait à faire ; je connais la femme !
Tu la connais ?
Je connais la femme… en général ! Enfin, je ne sais pas, j’aurais été le clairon qui sonne la charge ! « Aie donc, là !… en avant marche !… C’est qu’ça donc ! on n’a donc pas de c… cœur au ventre ! » J’aurais même dit la chose plus crûment, mais pour toi, je mets des formes.
Si tu crois que je ne lui ai pas dit tout ce qu’il y avait à dire…
Eh ! bien qu’est-ce qui le gêne ? Le mari ?
D’abord.
La belle affaire ! Quand il y aurait un cocu de plus !…
Écoute, je ne voudrais pas non plus le faire meilleur qu’il n’est… Je crois que le mari n’est que la raison secondaire ; au besoin, il passerait très bien par-dessus… Mais ce sur quoi il ne saurait passer, c’est sa sotte timidité : le malheureux, il n’a pas de chance ! Dès qu’il est amoureux d’une femme, il n’y a plus personne !… Tant qu’il n’est pas arrivé à ses fins, il est comme un idiot, et naturellement, par simple réciproque, tant qu’il est comme un idiot, il n’arrive pas à ses fins… ce qui fait qu’il suffit qu’il soit épris d’une femme, pour être sûr de se brosser.
Pauvre bougre !
À moins !… à moins que, par une de ces coïncidences inespérées, la femme n’en vienne elle-même à faire les avances ou à le prendre de force.
Ce qui est peu probable.
Oui… surtout avec la femme mariée en question… Il paraît qu’elle ne fait pas plus attention à lui que s’il n’existait pas !… et alors lui, il est annihilé, quand elle est là ; il bafouille, il rougit, il n’ose pas ouvrir la bouche, il ne sait pas où se mettre…!
Oh ! ça, tu sais, il est comme ça ici ; alors…!
Ah ! il…?
Eh ! mais, dis donc…!
Non, non !
Si, si ! (Avec jovialité, en se donnant une tape sur la cuisse.) Ah ! bien, elle serait pommée, celle-là…! La femme mariée : c’est peut-être ma femme.
Hein ! Mais non ! mais non ! Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ?… En voilà une idée !… Est-ce que j’aurais été te raconter…? Ah ! bien, j’ai fait un joli coup !… si tu vas te fourrer dans la tête, maintenant…! Ah ! là, là… En voilà une gaffe !
Mais laisse donc ! ça n’a pas d’importance…! Je trouve ça très drôle, au contraire… En somme, quoi ? il est amoureux de ma femme…? eh bien ! où est le mal ?… tant que ça ne va pas plus loin !… et comme ma femme est une femme honnête.
Oh ! oui.
Oui, toi tu n’en sais rien ; tu dis ça, par politesse ; mais moi, je le dis parce que je la connais… Par conséquent, de ce côté, je suis bien tranquille ; d’autre part, Coustouillu : pas dangereux !…
Oh ! non.
Tant que je le verrai bafouiller avec ma femme, je pourrai être tranquille comme Baptiste.
Oh ! comme tous les Baptistes réunis !
Oh ! que c’est drôle. Non, Coustouillu amoureux de ma femme !… Ah !… il faut que je lui dise ça pour la faire rire !… (Passant au-dessus du piano pour gagner la porte par où est sortie Francine et appelant :) Francine !
Quoi ?
Oh ! surtout, eh !… pas un mot de tout ça à Coustouillu ! Il ne me le pardonnerait pas !
Voyons ! ça va sans dire… (Riant.) Le pauvre garçon, il en aurait une congestion !
Comme Poteau.
Oui… (Changeant de ton.) Eh ! là ! hé ! mais préventive, celle-là !
Naturellement !
Eh ! bien Francine !
Mais quoi ?
Eh bien ! viens !
Scène VIII
Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Et pourquoi, mon Dieu ?… (Voyant Massenay qui s’incline.) Monsieur !…
Ah ! oui, c’est vrai !… mon ami Massenay !… Émile Massenay…
Très heureuse, monsieur. Vous portez là un nom…!
Voilà, ça y est !
Est-ce que vous êtes parent du musicien ?
Mon Dieu, non, madame… je n’ai pas cet honneur ! Mon nom s’écrit : A, Y.
Je le regrette pour vous.
Mais moi aussi, madame… Mais c’est la faute à l’A, Y.
Quoi ? quoi ? « A, Y » ? quoi ? C’est Massenay… tu as l’air étonné… Massenay qui sort de Saint-Louis…
Bien oui, tu sais, moi, je n’en sors pas.
Ah ! non, mais tu ne sais pas ce que je viens d’apprendre ?… tiens-toi bien ! (Ménageant bien son effet.) Coustouillu… (Un petit temps.) est amoureux de toi !
Qui est-ce qui t’a dit ça ?
Massenay.
Monsieur ?
Oh ! Permets !… Je n’ai pas pu dire une chose que je ne savais pas ! Je t’ai confié que Coustouillu était tellement amoureux d’une femme mariée que lorsqu’il était en sa présence il en devenait complètement idiot… voilà tout… Alors, toi, tu m’as répondu : « C’est ma femme ! » C’est pas la même chose.
Oui, enfin, ça revient au même !… (À Francine.) Eh bien ! hein ? J’espère qu’en voilà une bonne ? Tu ne t’en serais jamais doutée ?
Moi ?… Je le savais !
Tu savais qu’il était amoureux de toi ?
Mais dame…
C’est pas possible !… Il t’a fait des déclarations ?
Jamais !… C’est bien pour ça ?… on peut douter de l’amour d’un homme qui vous dit : « Je vous aime », mais on peut être certaine de l’amour de celui qui fait tout pour vous le cacher.
Je ne m’étais jamais aperçu de rien.
Oh ! bien toi, tu es un mari !… tu ne peux pas avoir la prétention de voir les choses avant les autres.
Vous êtes caustique, madame.
Elle a un peu raison dans l’espèce. Oh ! mais maintenant à la réflexion, il y a un tas de choses qui m’ouvrent les yeux… Tiens ! tout à l’heure, les asperges !
Les asperges ?
Oui, et l’autre jour, les brugnons… (À Massenay.) Figure-toi, ma femme n’a qu’à jeter un mot en l’air, devant lui, dire : « Ah ! j’ai vu de beaux brugnons chez un tel !… » Ou « tiens, je mangerais bien des asperges !… » Crac, deux heures après, tu vois revenir mon Coustouillu avec une corbeille de brugnons ou une botte d’asperges…
Vraiment ?
Oui, je n’ose plus rien dire.
Et il n’y a pas ! il ne fait ça que pour elle. L’autre jour, j’avais des douleurs dans le ventre, je dis devant lui : « Ah ! j’aimerais bien avoir un cataplasme ! » Eh bien, il n’a pas bronché !… Si ç’avait été ma femme, ah ! là, là !… il l’aurait plutôt posé lui-même.
Tu es bête !
D’ailleurs, tu auras l’occasion de l’observer, maintenant que nous allons nous revoir. (À sa femme.) Car, tu ne sais pas : Massenay… je viens de lui louer l’entresol.
Allons donc !
Au fait, je vais préparer le bail… tu m’attends cinq minutes ?
Je t’en prie !…
Tenez-vous mutuellement compagnie, je reviens dans un instant…
Scène IX
Tu as loué l’entresol ?
Oui.
Ah ! chéri ! chéri ! comme c’est gentil !…
Dis que ce n’est pas une bonne idée ?… Je t’ai vue si troublée hier d’être venue chez moi, rue du Colisée ; si tremblante à penser que peut-être on t’avait aperçue…
Et comme j’avais raison !… Regarde un peu : Juste un ami de mon mari qui demeure dans la maison.
Non ?
Oui !… et qui est venu tout à l’heure… Il m’a vue entrer ou sortir… alors, la fâcheuse gaffe !… heureusement, mon mari n’y a pas fait attention ; mais vois-tu tout de même si…
Ne m’en parle pas ! Oh ! mais maintenant plus rien de tout cela à craindre !… plus de risque d’être vue, d’être compromise ; (Appuyant sur chaque mot souligné.) tu n’auras plus à sortir de chez toi, nous nous aimerons, ici !… dans la maison. C’est bien plus pratique !
Oh ! oui ! Et plus convenable pour mon mari !… Oh ! mon chéri, que je t’aime !
Entrez !
Il est certain qu’aux Galeries Lafayette… le sort des demoiselles de magasin…
Scène X
Heuheu ! je… je suis toujours là…
Ah ! c’est vous, monsieur Coustouillu ?… Entrez !
Pardon…
Bonjour, Coustouillu !
Toi ? toi ? qu’est-ce que tu fais ici ?
Eh bien ! tu vois ; je suis venu rendre visite à mon ancien camarade de collège Chanal…
Ah ?… Ah ?…
Il m’a fait l’honneur de me présenter à madame Chanal.
Ah !… vivi ! (Présentant.) M. Massenay !… Madame Chanal !
Non, je te dis qu’il m’a présenté. C’est fait !
Ah ?… vivi !…
Pourquoi as-tu l’air si troublé ?
Moi… C’est faux !… Je te défends… Qu’est-ce que tu vas croire ?… Ce n’est pas elle !…
Quoi « ce n’est pas elle » ?
Ce n’est pas moi qui quoi ?
Hein, euh ! non ! rien !… rien !
Vous… vous vous apprêtiez à sortir, monsieur Coustouillu ?
Non !… non !…
Ne vous gênez pas pour nous, si vous avez affaire dehors…
Je… je peux remettre.
Qu’est-ce que nous disions donc, monsieur Massenay ?
Ce que nous disions ?… Euh ?… Qu’est-ce que nous pouvions bien dire ? (Regardant Coustouillu et frappé d’une inspiration.) Ah ! oui, vous me disiez, madame, que vous aviez remarqué un melon chez Potel et Chabot et qu’il vous avait fait envie.
Moi !
Si vous le permettez, madame, en sortant d’ici, je cours chez Potel et je vous le rapporte.
Oh ! Monsieur, c’est trop aimable.
Eh ! où allez-vous donc, monsieur Coustouillu ?
Rien ! rien ! je reviens !… je reviens…
Scène XI.
Et voilà ! C’est pas plus malin que cela.
Oh ! comme tu as de l’esprit !
L’amour rend ingénieux.
Je t’aime.
Ma chérie !
Si tu savais comme je suis heureuse depuis vingt-quatre heures !… (Avec une souriante confusion.) depuis que c’est fait. J’ai envie de crier mon bonheur à tout le monde, (Sourire avantageux et reconnaissant de Massenay.) aux passants… aux domestiques… à mon mari…
Massenay, qui, après chacune de ces désignations, les yeux mi-clos pour mieux savourer son bonheur, la bouche souriante, a approuvé d’autant de hochements de tête, approuve encore une fois machinalement, puis brusquement se ravisant. Ah ! non.
Ne crains rien, c’est des envies qu’on a, mais qu’on ne se passe pas !… (Sentimentale.) et pourtant, il y a des moments où ça me brûle de lui raconter ! c’est si lourd à garder un secret ! Et puis, je me dis que ça le rendrait furieux, qu’il me ferait une scène et qu’en me faisant une scène, il serait bien forcé de me parler de toi… Et c’est si bon d’entendre prononcer le nom de celui qu’on aime…
Oui, je ne dis pas, mais c’est égal !…
Oh ! je sais, je n’ai pas le droit : (Tout en remontant jusqu’à mi-scène dans la direction du cabinet de son mari, et les regards dirigés de son côté.) il ne faut pas penser qu’à soi dans la vie, mon mari aurait de la peine, et il ne le mérite pas ; car enfin, le pauvre garçon, ce n’est pas sa faute tout ça ! il n’y est pour rien !
Mais non, il n’y est pour rien.
Ah ! quel dommage qu’on ne puisse pas avoir un amant sans tromper son mari.
Bien oui, mais ça…!
Ça gâte la moitié du plaisir.
Alors, tu as des regrets ?
Des regrets, moi ? Oh ! regarde dans mes yeux si j’ai des regrets…!
Chérie !
Et dire pourtant que je ne voulais pas ! que je faisais des manières… Au fond, tu sais, je n’en pensais pas un mot… (Jouant machinalement avec un des bibelots qui sont sur le piano, pour se donner une contenance.) Mais, n’est-ce pas, on a reçu des principes, on ne peut pas comme ça, dès qu’on vous le demande… Il faut un temps moral… (Lâchant le bibelot et bien face à Massenay.) Heureusement tu as été tenace…
Aha !
Ah ! quand tu veux quelque chose, toi !…
Tiens !
Oh ! C’est moi qui aurais été vexée si tu avais lâché !…
Oh ! mais j’aurais pas lâché !
Oh ! non, n’est-ce pas ?… (Changeant de ton.) D’abord si tu avais lâché, tant pis pour ma pudeur de femme !… Je t’aurai couru après.
Voyez-vous ça !… Si j’avais su !…
Au moins… tu ne me méprises pas ?
Moi ! moi, te mépriser !
Songe que c’est la première fois !…
Oh ! oui, oui c’est ça… Promets-moi… Promets-moi que jamais tu n’as trompé ton mari…
Jamais !…
Promets-moi que tu ne le tromperas jamais !
Je te le promets !… Ah ! je t’aime.
Ah ! tu me rendras fou !
Ah !
L’amour, l’amour, il n’y a que ça !
Les poètes l’ont dit.
Quand nous reverrons-nous, comme hier ?
Eh bien ! quand ?
Ce soir ?
On peut.
À tout hasard je me suis ménagé une sortie… J’ai prévenu mon mari que je dînais chez maman et que j’irais avec elle au théâtre. Donc, jusqu’à une heure du matin…
Parfait ! Ah ! seulement, pour ce soir, il faudra en passer par le 21 de la rue du Colisée…
Bah ! Aujourd’hui que je suis plus aguerrie…
Et puis en amour, comme en amour !
Je t’adore ! (On entend tousser Chanal dont la silhouette apparaît derrière le vitrage de son cabinet.) Oh !
… Il est certain qu’aux Galeries Lafayette… le sort des demoiselles de magasin…
Scène XII.
Dis donc !
Hein ?
Quelle durée, ton bail ?
Quelle durée ?… (Avec tendresse, regardant Francine.) Quatre-vingt dix ans !
Tu es fou !… Veux-tu trois ans ? Veux-tu six ans ?
Oh ! ce n’est pas assez…
Eh ! bien, douze ans ?… renouvelable tous les trois ans à ta volonté seule, ça te va-t-il ?
Soit, pour commencer…
Bon ! Cinq minutes !… Continuez à causer…! (Au moment d’entrer dans son cabinet, avec la grosse malice de l’homme qui croit n’avoir rien à craindre.) Mais faites attention, je vous écoute !
Attention ! mon mari !
Oui !
Eh ! bien, mes enfants, c’est tout ce que vous avez à vous dire ?
Si ! si !
Allez ! Allez ! Vous ne me dérangez pas…
Justement, nous avions peur…
Mais non ! Mais non ! Je suis à vous tout de suite !
Allons, parlez !
Mais quoi ?
N’importe quoi ! (Haut pour donner le change à son mari.) Alors, c’est un beau lycée que le lycée Saint-Louis ?
Oh ! oui, superbe !… Il fut fondé… (Il l’embrasse dans le cou, ce qui coupe son discours.) par Hubert d’Harcourt, d’où son nom primitif, (Baiser.) de lycée d’Harcourt, qu’il ne quitta qu’en dix-huit cent… (Baiser.) vingt-huit, pour prendre celui de lycée Saint-Louis… (Il se hausse un peu tout en parlant pour voir si Chanal ne le voit pas.) qui est son nom actuel…! Dans le grand vestibule d’honneur (Baiser.) deux portes de bois sculpté, portant le nom de ses fon… (Baiser.) dateurs, rappellent à la génération actuelle…
Ah ! ça, qu’est-ce qui te prend d’avoir ce ton élégiaque pour faire l’historique du lycée Saint-Louis ?
Moi… ?
Oui toi ! Tu ne t’entends pas ? Tu dis : (L’imitant.) Dans le grand vestibule d’honneur, deux portes de bois sculpté… portant gravé le nom de ses fon-on-on-dateurs. Tu en as plein la bouche… C’est ridicule.
Oui ?… Je ne m’étais pas aperçu…
Tu l’aimes donc bien notre lycée ?
Mais oui !
Allons, tiens, voilà les baux ; je les ai signés, tu n’as qu’à en faire autant.
Bien ! Tu as une plume ?
Mais non, voyons !… Ah ! tu as une façon de faire les affaires, toi ! Examine ça à tête reposée ; et si nous sommes d’accord, tu n’as qu’à m’en renvoyer un exemplaire avec ta signature.
Comme tu voudras ! (Prenant son chapeau.) Allons, je ne veux pas abuser de ton temps davantage.
Mais tu n’abuses pas ! et tu sais, ravi de t’avoir revu.
Tout comme moi ! (À Francine qui s’est levée.) Madame, très honoré de vous avoir été présenté.
J’espère, Monsieur, puisque nous devons être voisins, que nous ferons plus ample connaissance.
Je l’espère aussi. (Saluant.) Madame !… (À Chanal.) Adieu, toi, à bientôt !
À bientôt. (Il remonte, accompagnant Massenay. — apercevant Étienne dans le hall.) Reconduisez monsieur ! (À Massenay amicalement.) Au revoir.
Très bien, ton ami !
N’est-ce pas ?… (Après un petit temps.) Qu’est-ce que tu penserais d’avoir des relations avec lui ?
Hein ?… (Se reprenant et très Sainte-Nitouche.) Mais… je veux bien, mon ami.
Ça te va ? Eh bien alors, il n’y a plus qu’à marcher.
Il n’y a plus que ça… comme tu dis, mon ami.
Ah ! bien ! tu sais, tu me fais plaisir… Si ! Si ! parce que s’il ne t’avait pas plu… On ne sait jamais avec les femmes… Oui… oui… Je te remercie.
Il n’y a vraiment pas de quoi, mon ami.
Là ! Et maintenant, pour l’amour de Dieu ! laisse-moi finir mon cylindre !
Ah ! bien alors, je te dis adieu, parce que je vais sortir ; et comme je dîne chez maman et que je ne rentrerai pas avant dîner…
Ah ? (Moqueur.) Madame Benoiton ! Allons va ! (Il l’embrasse.) Ne rentre pas trop tard.
Tout de suite après le théâtre ! Maman me remettra chez moi.
Bon, bon ! va.
Scène XIII.
Voyons, où en suis-je avec tout ça…! Tiens, mon cylindre est au bout ! Je n’ai donc pas arrêté le mouvement…? Ah ! je fais du bon travail…! voyons ?
Ma chère sœur, ainsi c’est un fait accompli.
Bien.
De ce jour te voilà mariée.
Oui !
Ce soir tu connaîtras le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles… (Voix de Francine.) L’amour, l’amour il n’y a que ça !
Quoi ?
(V. de M.) Les poètes l’ont dit. (V. de F.) Quand nous reverrons-nous comme hier ?
Mais c’est la voix de ma femme !
(V. de M.) Eh bien ! quand ? (V. de F.) Ce soir ? (V. de M.) On peut. (V. de F.) À tout hasard, je me suis ménagé une sortie.
Nom de Dieu !
J’ai prévenu mon mari que je dînais chez Maman…
Oui !… Oui !
Et que j’irais avec elle au théâtre ! Donc, jusqu’à une heure du matin…
Oh ! assez ! assez !
(V. de M.) Parfait ! Ah ! seulement, pour ce soir, il faudra en passer par le 21 de la rue du Colisée…
21 rue du Colisée ! Ah ! c’est le ciel qui les trahit !
(V. de F.) Bah ! aujourd’hui, je suis plus aguerrie…
Assez ! assez !
(V. de M.) Et puis, en amour comme en amour.
Mais assez, nom de Dieu.
Je t’adore !
Ah ! l’infâme ! (Se précipitant vers la porte de gauche et appelant.) Francine !… Francine !… (Descendant entre le piano et le mur.) Elle ne répondra pas, la criminelle !… la récidiviste… ! (Remontant après avoir fait le tour du piano.) Étienne !… Étienne !… Eh ! bien, Étienne !
Monsieur ?
Madame ? Où est madame ?
Madame vient de sortir, Monsieur.
Bon, c’est bien, allez-vous-en ! (Étienne disparaît, littéralement escamoté. — Chanal très agité, arpentant la scène, descend à droite.) Parbleu, partie ! Elle ne tenait plus en place ! (Arrivé à droite, gagnant la gauche.) Elle avait hâte d’aller le retrouver, son amant !… Oh ! si je les tenais tous les deux !… Et lui… lui, quel est-il ?… (s’arrêtant à l’extrême gauche pour réfléchir.) Voyons, voyons dans ceux qui viennent ici ?… (On sonne extérieurement.) Oh ! non !… non ! ce n’est pas possible…! Et pourtant, si !… Ah ! le jésuite !… avec ses timidités de comédie… C’est Coustouillu, parbleu !… Le voilà, le dessous des asperges !… C’est Coustouillu… Ah ! le gredin !…
C’est… c’est moi !
Fous le camp !
Quoi ?
Fous le camp, je te dis.
Mais je t’apporte un melon.
Oui ! Eh bien, voilà ce que j’en fais de ton melon !
Oh !
Je vous demande pardon, je ne l’ai pas fait exprès. (Marchant sur Coustouillu.) Va !… Va ! 21 rue du Colisée.
21 rue du Colisée ?
Oui, oui, où elle t’attend !
Qui ça ?
Mais ma femme, bon apôtre !… Allez consommer l’adultère !…
L’adultère ?
… Ami félon !… traître ! je te chasse, va-t’en !… (Coustouillu veut risquer une explication que Chanal lui coupe en éclatant.) Mais vas-tu foutre le camp, nom de Dieu ! (Il le précipite dehors. — À Étienne qui ahuri est resté là, dans l’extrême fond gauche, à écouter la scène.) Étienne ! vous voyez cet homme… si jamais il remet les pieds ici, flanquez-le dehors à coups de pied quelque part !… Allez ! (Gagnant son cabinet pendant que la toile tombe.) Ah ! ça soulage !
- ↑ Note : Cette indication n’est mise que pour se conformer à la réalité ; mais de fait, à la scène, comme il pourrait arriver que le dit diaphragme enregistreur ne puisse graver d’une façon distincte les paroles prononcées, il est préférable d’avoir des cylindres gravés d’avance ; dès lors c’est le diaphragme répétiteur que l’on adapte dès le lever du rideau, en s’arrangeant de manière à ne pas le laisser porter sur le cylindre en mouvement, dans les moments où le phonographe est censé enregistrer et au contraire en établissant le contact lorsqu’il s’agira de faire parler l’instrument ; c’est à l’artiste seulement à donner aux moments voulus l’illusion qu’il opère le changement de diaphragme alors qu’en réalité c’est toujours le même qui sert. Il est très important de répéter le plus longtemps possible avec le phonographe qui servira à la représentation afin que le comédien qui a à jouer avec, en possède l’usage absolu, de façon à pouvoir obvier à toute surprise et à tout dérangement.
- ↑ Ne pas se préoccuper du phonographe qui continue à marcher jusqu’à ce qu’il s’arrête de lui-même.
- ↑ Si par hasard le diaphragme était mal placé, et si le phonographe n’attaquait pas tout de suite ou trop avant dans le discours, l’artiste ne devrait pas se démonter, il ajouterait quelques répliques telles que « allons bon qu’est-ce qu’il a ?… » « Eh ! bien, quoi ? il est rouillé ? » ou bien « je le reconnais bien, il n’est jamais pressé ! attends un peu ! » et il irait froidement arranger l’instrument.