Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 32-45).

CHAPITRE III


I L s’étonna d’être parvenu jusqu’à la porte de la chambre sans avoir été vu par personne. À travers le parc encore sec, la fin de février avait déjà des douceurs qui faisaient chanter quelques oiseaux.

Essoufflé comme un écolier qui a trop couru, sans rien regarder il s’était précipité vers cette porte, vers cette chambre. À présent, il craignait d’entrer.

Depuis un peu plus de dix mois, il était sans nouvelles.

Il frappa. Ce fut plutôt pour s’accorder un répit que par courtoisie filiale. Comme on ne répondait pas, il eut peur et entra d’un bond.

Elle était couchée. Il avait cru plutôt la trouver dans son fauteuil, au coin du feu, comme elle avait accoutumé depuis la mort de ses fils à la guerre.

— Bonjour, maman !… cria sa voix railleuse.

La brute enfantine vivait encore tout entière en lui, nonobstant sa sagacité d’homme mûr, tellement surprenante chez un être aussi fougueux.

Aucune précaution pour cette mère cardiaque à qui son brusque retour pouvait faire tant de mal. Quand on déborde de santé, quand on n’a pas seize ans, quand on n’a jamais été malade, comment imaginer la fragilité d’un être chez lequel la souffrance morale s’est faite physique, un être dont le cœur, de toutes façons, est démoli ?

Il haletait encore de sa course à travers les allées, et aussi parce que l’émotion du retour, le plaisir de faire plaisir lui coupaient le souffle.

Il fit un grand pas vers le lit, de façon à se placer bien en lumière.

— Bonjour, maman !… répéta-t-il en riant.

Puis, surpris, il resta devant elle.

Elle était assise dans son lit, le menton tombé sur la camisole blanche, deux petites nattes grises sur ses épaules, son grand front découvert. Elle regardait son drap avec des yeux absorbés.

— Maman ?…

Il venait de se jeter à genoux pour chercher le regard de cette tête baissée qui ne se relevait pas.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Vous êtes saisie ?… Non… C’est que vous m’en voulez ? Vous ne voulez pas me regarder ? Vous allez me bouder ? Pourquoi ?… Je n’ai rien fait de mal ! Je voulais vous intriguer, mais je ne peux pas. Alors je vous raconterai tout de suite. Ça me fait un plaisir de vous revoir, vous ne pouvez pas vous le figurer ! Tenez ! Voilà un billet de mille francs et trois billets de cent. C’est pour vous ! Je les ai gagnés !

Ils étaient à portée, dans sa poche, ces billets. Depuis le temps qu’il préparait son coup de théâtre !

Il chercha l’une des mains posées sur le lit, ouvrit les doigts sans résistance, y glissa les quatre papiers défraîchis. Puis il renversa la tête pour que ses yeux fussent de force dans ceux de sa mère. La raillerie oubliée, il souriait, d’un beau sourire de petit garçon auquel tout sera pardonné dans un instant.

— Maman ?

Pendante, étrangement vieillie, animée d’un mouvement régulier, la bouche de la malade semblait sucer indéfiniment le vide.

Il ne voulait pas ; mais, épouvantablement, il crut comprendre.

Il y avait des pas dans le couloir. Il les reconnut. Il ne se retourna pas quand la mère Hortense entra. Le sang retiré des veines, sans quitter des yeux ce qu’il contemplait :

— Mère Hortense… Qu’est-ce… Qu’est-ce que ça veut dire ?…

— Comment ! C’est vous ?… cria la vieille.

— C’est moi !… C’est moi !…

Toujours à genoux, il se tourna tout entier vers elle, béant et décoloré.

— Maman… Qu’est-ce qu’a maman ?

La bonne femme leva les bras et les yeux. Puis, retenue par une pudeur, n’osant le dire, elle se toucha le front du bout de l’index, et tout son être exprima silencieusement la vérité.

Sans cesser de fixer la servante, il se releva lentement et vint à elle.

— Allons par ici… chuchota-t-il très vite. Venez me dire…

Il l’entraîna dans le couloir aux carreaux coloriés. Sur le seuil, il se retourna vers le lit. Sa mère n’avait changé ni de pose ni de regard.

Il titubait. La vieille Hortense, dans le couloir, crut qu’il tombait évanoui.

— Asseyez-vous… Asseyez-vous sur le coffre, monsieur Irénée… je vais tout vous dire… Je ne sais pas si c’est quand elle a trouvé votre lettre, le jour où vous êtes parti, voilà bientôt un an. Pour vous dire le vrai, personne ne sait si elle l’a lue, votre lettre. Ces messieurs de Charvelles, vos oncles, ont dit que, si elle l’avait lue, on ne l’aurait pas retrouvée, votre lettre, où vous l’aviez mise. Où l’aviez-vous mise ? interrogea-t-elle brusquement.

Une voix blanche eut de la peine à répondre :

— Sur ma table de nuit, à côté du bougeoir !

— C’est bien ça !… C’est là qu’elle était, votre lettre, et dans l’enveloppe. Ces messieurs de Charvelles disent que, si elle l’avait lue, la lettre ne serait pas restée là ! Mais le soir de votre disparition, monsieur, comme je venais coucher madame, je l’ai trouvée sans connaissance par terre au milieu de sa chambre. Le médecin a expliqué à vos oncles à qui j’avais télégraphié tout de suite, le genre de mal que c’était. Ils voulaient la faire transporter tout de suite, mais M. le docteur a dit que non, qu’il fallait attendre. Et elle n’est jamais revenue depuis, monsieur. C’est-à-dire qu’elle est revenue comme vous la voyez. Mais elle n’a jamais plus dit mot ni regardé personne. Nous, on est habitué déjà. Mais vous, bien sûr…

Sa figure extrêmement ridée qui semblait, une fois pour toutes, avoir pris une expression unique, resta résignée et comme pour jamais abrutie par le travail. Debout en face du jeune maître assis, elle attendit, patiente, qu’il parlât à son tour. Voyant qu’il ne disait rien, elle continua :

— Vos oncles sont restés deux jours ici, puis ils sont repartis pour leur château. Ils m’avaient laissé cent francs. Il y en a un, M. Édouard, qui est revenu dernièrement. Il a vérifié mes comptes et il a dit qu’il ne fallait pas tant dépenser. Je fais attention, pourtant ! M. Édouard a dit qu’il allait voir à placer madame quelque part, mais qu’en attendant ça coûtait moins cher de la laisser là. C’est lui qui s’est arrangé avec le notaire pour toucher les rentes, et il m’envoie l’argent. Il a dit aussi que lui et M. Horace vous retrouveraient bien et que c’est eux qui se chargeraient de vous. Ils ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire, ni vendre, ni louer tant que vous… Enfin, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils sont allés fouiller partout et ont pris les clefs de tout. Ils croyaient peut-être que j’allais toucher à quelque chose, comme si j’étais une voleuse, depuis les années que je suis chez madame ! Mais c’est pour madame que je reste là. Quand on l’aura enlevée, je ne serai pas embarrassée pour me placer, que M. le Maire, en ville, cherche une bonne à tout faire et me demande tout le temps d’entrer chez lui. Tenez, pas plus tard qu’hier, il m’a rencontrée comme je revenais de courses, et…

— Quand vous allez faire des courses en ville, interrogea la voix toujours sans timbre mais soudain impérieuse, qu’est-ce qui garde maman ? Votre nièce vient-elle toujours comme avant, quand on a besoin d’elle ?

— Non, monsieur. Ces messieurs ont dit que c’était de la dépense inutile.

— Alors, qu’est-ce qui garde maman ? recommença-t-il, plus bref.

— Personne, monsieur !

Elle l’avait dit sur un ton si naturel qu’il retint son cri.

— Après ?… s’étrangla-t-il, le regard dur.

— Après, monsieur, c’est tout…

Au bout du long silence qui suivit :

— Faudra-t-il avertir ces messieurs de votre retour ?… demanda-t-elle.

Il l’enveloppa d’un éclat de ses yeux bleus.

— Non !

Il avait dit qu’il voulait être seul avec elle.

Il retourna s’agenouiller au chevet du lit. Les billets de banque étaient restés dans la main molle. Il prit de grandes précautions pour les retirer un à un. Comme il les remettait dans sa poche, un sanglot le déchira, si violent qu’il en fut lui-même saisi. Et, là-dessus, la malheureuse eut comme un tressaillement.

— Maman !

Un espoir inouï venait d’arrêter les pleurs du garçon. Il ne prit pas le temps de chercher son mouchoir. S’essuyant les yeux et le nez, comme un enfant, du revers de la main, il saisit sa mère par les épaules. Elle l’avait entendu. Son cœur n’était donc pas définitivement mort.

— Maman ?… cria-t-il encore une fois.

Et, certes, s’il restait en elle un dernier vestige de fibre maternelle, elle devait répondre à cet appel terrible.

La face contre la sienne, magnétique, la dévorant des yeux, toutes les énergies de son être concentrées :

— C’est moi ! C’est Irénée ! Vous me reconnaissez bien, dites ? Maman ?… Mais enfin, maman, vous n’êtes pas morte ! Vous respirez, vous êtes là, c’est vous ! Maman ! Mais regardez-moi donc !

Il s’aperçut qu’il la secouait, et s’arrêta. Il haletait, couvert de sueur. Pendant un moment, le poing sur la bouche, muet, il la considéra, les sourcils froncés. Il y avait de l’irritation, presque de la colère dans son attitude.

Nerveusement, il lui prit la tête à deux mains, cherchant ses yeux, ses yeux qui ne regardaient rien. Ainsi bousculée, il la vit faire une toute petite grimace de tout petit bébé qui va pleurer, peut-être.

Il serra les dents. Ce fut presque tout bas qu’il parla cette fois :

— Maman ! Écoutez ! Écoutez !… Il faut quand même que je vous raconte tout. Vous avez peut-être cru que j’étais parti pour faire des bêtises… Ils disent que vous n’avez pas lu ma lettre. Peut-être que vous l’avez lue ? L’avez-vous lue ? Avec un frisson, il la lâcha. La vieille bouche triste venait de rire aux anges.

Plus atterré que devant un cadavre, le fils, tant qu’elle dura, regarda cette chose. Puis, peu à peu, le pauvre visage retourna doucement à son imbécillité.

La tête lourde et basse fut reprise, avec grand soin cette fois, par deux mains peureuses.

— Étendez-vous sur l’oreiller, maman… Là… Vous vous fatiguez à rester toujours assise…

Quand elle fut allongée et la tête enfouie dans les blancheurs, il s’installa gentiment sur le bord du lit. Et, ne la quittant pas des yeux, immobile et muet, sans effort et sans bruit, il pleura.

De temps en temps, il hochait la tête. Il avait trouvé son mouchoir. Les larmes coulaient sur ses joues et presque dans sa bouche. À mesure, il essuyait cela.

On n’entendait rien dans la maison qu’un vague bruit venu de la cuisine, en bas, où la mère Hortense devait s’occuper. Un petit oiseau chantait encore dehors. Le soir hâtif allait bientôt tomber.

À un moment, Irénée se pencha. Non. Elle ne dormait pas. Ses petits yeux noirs, arrêtés sur le vide, étaient ceux d’un nouveau-né.

Le bruit de sa propre voix effraya l’adolescent. Les larmes le firent parler du nez, comme quand on a le rhume de cerveau.

— Maman… prononça-t-il aussi bas qu’il put, et sur le ton le plus déchirant, je vous en prie, une fois seulement, dites-moi : « À quoi penses-tu ? »

La mère Hortense dut lui toucher l’épaule. Tout en secouant de pitié la tête :

— Monsieur veut-il dîner ?… C’est prêt. Ça fera du bien à monsieur.

Il bondit sur elle. Elle crut qu’il allait la renverser.

— Allez-vous-en ! Je vous défends de me déranger ! Je ne veux pas dîner ! Je ne veux rien ! Je veux rester avec maman. Avec maman !

Petite ombre trapue reculée dans le fond, la vieille, effrayée, prit son temps avant d’oser parler. Mais enfin elle articula tout bas :

— Ce n’est pas possible que vous restiez tout seul à soigner madame, monsieur. Madame est redevenue comme un poulot. Il faudra bien, tout à l’heure, que je vienne l’arranger pour la nuit. Voilà son heure de manger, aussi…

Subitement, il se radoucit. Il venait de comprendre que sa mère n’avait plus que cette vieille femme pour prendre soin d’elle. Allait-il, comme toujours, lui faire du mal en apportant le trouble à son chevet ?

— Faites comme vous avez l’habitude de faire… dit-il d’un ton câlin.

— Alors, je vais apporter la lampe, reprit-elle, pleinement rassurée. Elle va prendre sa soupe et sa petite crème. Si ça vous fait plaisir de la faire manger vous-même, monsieur, je vous montrerai…

Et ces mots le firent longuement frissonner.

Il avait dû renoncer à garder la cuiller. Les larmes l’aveuglaient. Il laissa faire la mère Hortense. Celle-ci, d’instinct, parlait à maman, qui ne l’entendait pas, comme on parle aux bébés, petite voix bête, petits mots ridicules.

Quand le repas fut terminé :

— Maintenant, je vais la coucher ! Si monsieur veut attendre dans le couloir…

Par les petits carreaux coloriés, il regarda la nuit. Un peu de lune sous des nuages laissait distinguer quelques formes. Machinalement, il refit les gestes de son premier âge, et colla ses yeux tour à tour derrière chaque couleur. Quand on regardait de cette façon en plein jour, ici le paysage baignait dans l’indigo, là dans une fournaise rouge, là dans un soleil jaune. Les merveilles de l’enfance palpitaient encore dans ce couloir, lanterne magique, féerie, couleurs artificielles et paysages vrais.

Une horreur indécise, une nostalgie déchirante l’immobilisaient là, ce soir, tandis que son regard cherchait soigneusement les détails de chaque tableau de verre où remuaient les arbres nocturnes.

Nulle tristesse et nulle solitude ne seraient jamais plus grandes, tant qu’il vivrait, que la tristesse et la solitude de ces vingt minutes d’attente dans ce couloir sans lumière et glacé. Aucun enfant sans mère, livré à de froids parents, abandonné aux domestiques après d’heureuses années dorlotées, aucun orphelin revenant de l’enterrement de sa chérie ne serait, au monde, plus désespéré qu’il ne l’était, là, tandis que ses yeux distraits passaient ainsi du jaune au rouge et du rouge au bleu.

— C’est fini ! Monsieur peut venir !

La chambre était rangée, la malade étroitement bordée dans son lit bien propre. La veilleuse était allumée déjà dans son coin, quoique la lampe fût encore sur la table.

— Vous la soignez bien… dit-il. Je vous remercie, ma bonne mère Hortense.

Elle fit un court geste d’humilité, tout heureuse d’être complimentée. Puis elle demanda si vraiment il ne voulait pas dîner.

— Je ne pourrais pas… répondit-il doucement.

Elle sentait que c’était le moment de parler. Il s’était assis sur le bout du lit. Elle se rapprocha, croisa ses mains sur son tablier bleu. Sans le regarder, elle commença :

— Qu’est-ce que vous comptez faire, m’sieu Irénée ? Allez-vous rester chez nous, maintenant, ou bien allez-vous repartir ?

— Je ne sais pas…

— Bien… Mais vos oncles, s’ils reviennent ?

— J’entendrai bien leur auto. Je me cacherai.

— Mais ils peuvent rester deux ou trois jours !…

— Oh ! je m’arrangerai, n’ayez pas peur. Vous ne leur direz pas que je suis revenu, naturellement !

Les mains remuèrent sur le tablier bleu.

— C’est bien difficile, tout ça ! C’est qu’ici je suis responsable de tout, maintenant ! Et puis, continua-t-elle, embarrassée, ces messieurs sont très justes pour l’argent. M’sieu Irénée ne restera pas toujours sans manger…

Avec ménagement elle lui révélait qu’il était une bouche de trop dans la maison. Il se redressa.

— De l’argent ? Mais j’en ai ! Je vous en donnerai, soyez tranquille !

Elle le considérait, inquiète.

— Monsieur, on finira bien dans le pays par savoir que vous êtes là…

— Pourquoi ?… Je ne sortirai, si je sors, que la nuit, et seulement dans le parc.

Elle secoua la tête.

— Tout ça c’est pas des choses à faire. Si, un jour, on sait que je vous ai prêté la main ?…

— Eh bien ?… Est-ce que je fais du mal ? Je veux rester avec maman, c’est tout. Si mes oncles me savaient dans la maison, ils me remettraient au lycée, et…

— Et s’ils enlèvent madame, un de ces jours ?

Il retint un nouveau bond.

— Je la défendrai.

Sur ce mot, des drames parurent entrer dans la maison. Le front de la vieille fut barré par la méfiance, l’obstination, la désapprobation.

Pendant un moment, l’étrange petit psychologue l’observa. Ce qu’elle pensait, il le savait. Dès demain elle écrirait ou télégraphierait pour prévenir ses oncles. Il n’était qu’un enfant, et un enfant redoutable qui lui ferait avoir mille ennuis.

Il mit la main à sa poche. Il venait, pendant dix mois, de faire un stage au sein des plus ironiques réalités. Il connaissait, désormais, que la devise des temps actuels se résume en un seul mot : payer.

Un billet de cent francs parut au bout de ses doigts. Pour cent francs on a droit à un mouvement de bonne volonté.

— Tenez, mère Hortense. Ça, c’est pour vous. Vous l’avez bien gagné. Mais si !… Mais si !… Prenez ! Quant à mes intentions, je vous les fixerai plus clairement bientôt. Patientez seulement ce soir et demain. Voulez-vous ?

Encore une fois seul avec elle. La mère Hortense ronfle dans le cabinet attenant à la chambre. La lampe éteinte, il ne reste plus que la veilleuse dans un coin, par terre, comme dix mois plus tôt.

Maman dort, elle aussi. Penché sur elle, Irénée la regarde. Il peut s’imaginer que, tout à l’heure, elle va se réveiller et lui dire, comme la dernière fois. « Encore là ?… Mon pauvre enfant, tu ne pourrais pas aller te coucher ?… »

Elle ne dira plus jamais cela, plus jamais rien. Il voudrait être en pleine dispute avec elle, hérissé de tous ses nerfs et la sentant hérissée comme lui. Comme ils se détestaient bien tous deux ! On eût dit que du feu leur sortait des yeux, que des étincelles crépitaient au bout de leurs doigts. Le reste du temps ils n’avaient rien à se dire.

Maintenant, plus trace de nervosité sur le visage qui s’immobilise enfoui dans l’oreiller. Il est entré, ce visage dans un néant qui le repose enfin de tout, un néant vivant plus affreux que le vrai.

Pourtant, que c’est émouvant encore de voir respirer ce cou flétri ! La vie y bat régulièrement, juste à cette petite place blanche épargnée par les rides. Les paupières fermées donnent à ces traits toute leur beauté.

— Son grand front… pense Irénée, ses deux petites nattes grises… son beau nez… sa bouche, sa pauvre bouche triste…

Il se penche plus près. Il a pris la main pendante, et l’embrasse tout doucement, gardée contre ses lèvres. Elle ne s’éveillera pas, cette fois, pour le rabrouer. Elle est tranquille, elle est douce. Elle est à lui comme une toute petite fille qu’il garde.

Ses yeux s’écartent d’elle pour examiner la chambre où les ombres s’agitent constamment selon la petite flamme de la veilleuse. Les vieux meubles de la famille sont restés à la place où, toujours, il les a connus. Les rideaux démodés, usagés, cachent les fenêtres. Il y a de la noblesse et de la pauvreté dans chaque détail de l’ameublement ; et comme il est touchant le vieux papier à fleurs tout détérioré qui jamais ne fut changé depuis quarante ans !

« Pourquoi suis-je parti ? Comment ai-je pu abandonner maman que je ne devais plus revoir que privée de pensée, sans âme ? »

Il cherche, derrière son esprit d’analyse aiguë, à deviner quelle est cette fatalité qui l’a poussé, cette fatalité qui, toujours, il le sait, le jettera dans on ne sait quelles aventures. À cinq ans on l’appelait déjà original.

« Ce n’est pas de ma faute, je suis né comme ça. »

Une haine inouïe se lève dans son cœur. C’est contre ses oncles. C’est parce qu’il a eu peur d’eux et de leur lycée qu’il est parti. Ces dix mois de domesticité, certes, il ne les regrette pas ! Il s’arrangera pour que ses oncles, ce vieux veuf et ce vieux célibataire, paire d’égoïstes dans leur château, sachent que leur neveu fut valet comme un enfant de pauvres.

« Anarchiste ? » C’était le mot de maman. Non. Je ne crois pas. En révolte seulement contre une certaine race, la race de mes oncles. Et puis, je ne sais pas… Une espèce de soif d’humilité. Comme j’étais heureux dans mon sixième, ou bien dans la cuisine avec Albertine ! J’étais sans responsabilité comme un moine au couvent. Je n’avais qu’à obéir. Quelle délivrance ! En même temps, avec quelle avidité je cherchais, je cherchais à découvrir, au fond des êtres, la rédemption de leur atrocité ! Je découvrais de la grandeur et même de la poésie jusque dans une misérable cuisinière. Pourquoi ne pas chercher aussi cela dans les âmes noires de mes oncles ? Non ! Ils sont sans naïveté, sans ingénuité. Rien ne peut les sauver d’être les monstres froids qu’ils sont. C’est pour cela que je les hais, c’est pour cela que je préfère les gens du peuple, voire dans leur méchanceté simplifiée.

La dormeuse fit un mouvement. Il se remit à la contempler.

« Qu’est-ce qu’elle aurait dit, elle ? Elle était habituée à mes excentricités. Mais celle-là comblait la mesure. Être domestique, quel déshonneur ! Jamais elle n’aurait compris mes raisons. Cela ne m’aurait pas changé. De bonne heure j’ai pris mon parti d’être une énigme pour les miens, et de vivre à ma guise sans explication. »

Il se sentit envahi par son âme la plus autoritaire, agressif, insurgé. Brusquement, son exaltation tomba.

— Pauvre petite !… pensa-t-il. Il vaut mieux qu’elle n’ait rien su.

Il se sentit bien, assis à cette place, dans le clair-obscur, seul avec ses pensées. Il se disait que cette phase ne durerait pas longtemps. Ses oncles finiraient bien par le traquer de nouveau. Que deviendrait-il, alors ? Quitter sa mère ? Ils l’y forceraient d’une manière ou de l’autre. L’un d’eux était son tuteur. Il n’avait pas seize ans. Il ne pourrait rien contre eux.

Pour écarter la rage qui montait, il reprit la main pendante. Ce fut comme une berceuse chuchotée.

— Maman… Maman… Maman…

Il avait fini par la réveiller. Il s’en aperçut à ses yeux ouverts, à son vague sourire infantile. Ce fut alors plus fort que lui. La tenant aux épaules :

— Vous ne me voyez pas ?… Vous ne m’entendez pas ?… Dites-moi quelque chose !

Il était dévoré de passion, ne savait s’il l’aimait ou le contraire. Il avait envie de la tourmenter. Il la cherchait, la voulait pour lui seul. Ces mots entrecoupés, c’était encore une scène qu’il lui faisait. Il était jaloux de ses frères morts, avide de savoir des choses.

— Le médaillon d’Irène… Dites-moi où il est ? Dites-moi où il est !

Il se leva brusquement. Il y avait le petit secrétaire dans cet angle. Le ronflement de la mère Hortense était rassurant. Il alla doucement ouvrir un à un les tiroirs. Tous étaient vides. Les oncles avaient déjà tout pris.

La poitrine grondante, il resta debout au milieu de la chambre. Il y avait des histoires de notaire, des horreurs plein la maison. Les deux vieux richards pommadés et teints, dans leur château, parmi leurs terres, parmi leurs chasses, avaient-ils jamais fait un geste pour aider leur sœur ruinée par la guerre ? Maintenant ils étaient en train de la voler.

« Ce n’est même pas de l’argent familial. Mon père avait gagné ça dans ses industries du Nord. C’était sans doute, mon père, un type dans le genre de mes frères. Je ne me souviens plus de lui. J’étais trop petit. Mais, sans aucun doute, il avait tout du filateur enrichi, comme François et Marcel, ces tristes brutes. Encore une race à détester. »

Il secoua la tête dans une espèce de sanglot :

— Qui est-ce que j’aime ?

Non, il ne se tordit pas les bras. La malade venait de gémir. En deux enjambées, il fut près du lit. Il se coucha sur le drap, contre sa mère, chercha l’épaule, cacha sa tête, pleura de toute son âme.

L’aurore enfin le trouva dans la même pose, endormi de fatigue et de chagrin, comme un tout petit.