Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 15-31).

CHAPITRE II


D ès qu’elle eut, au coup de sonnette, ouvert la porte de service, la fille fit un geste de recul devant le beau petit monsieur qui se trompait d’escalier.

— Voir madame ?… Monsieur veut-il me donner sa carte ? Je vais faire passer monsieur par ici pour retrouver le salon.

— Mais non, dit Irénée. Je viens pour la place de valet de chambre. J’ai mes papiers… Si Madame veut me voir…

À l’instant, l’autre changea de visage. Son expression fut celle de qui rencontre un compatriote à l’étranger.

— Ah !… vous venez pour la place ? (un petit sourire complice relevait sa lèvre qui portait moustache). Alors, attendez ! Je vais la prévenir.

Il s’assit sur une chaise paillée. La cuisine était importante et belle. Il tira ses papiers de sa poche et les relut à la hâte.

Sur la carte de sa mère, une carte sans adresse, il avait inscrit, d’une toute petite écriture assez bien imitée :

Au moment de partir pour le sanatorium exigé par ma santé, je tiens à certifier que j’ai vu naître le jeune Jules Terrain, et que je réponds de lui. Ses parents sont morts à mon service. Il ne sait pas encore grand’chose, mais il se mettra vite au courant, car il est très intelligent.

Marie Derbos.

La lettre bleutée :

Chère amie. Il y a des siècles que nous ne nous sommes vues, et la correspondance entre nous est plutôt rare. Avec cette guerre, on ne savait plus où on en était. Mais ça n’empêche pas l’amitié, n’est-ce pas ?

J’espère que vous êtes tout à fait remise de votre grand et double malheur. Deux si beaux garçons… Enfin ! Toute la France est dans le deuil. Dieu merci, voilà le cauchemar terminé.

Moi, je n’ai pas à me plaindre. J’ai trouvé dans mon second mari le vrai rêve de toutes les femmes. Je ne dis rien de plus.

Nous partons pour Buenos-Ayres, où nous vivrons désormais. Me permettrez-vous, avant de prendre la mer, de tenir la promesse formelle que j’ai faite à mes charmants amis Maletier (dont je vous ai peut-être parlé jadis). Sachant que j’avais une amie à la campagne, ils m’ont suppliée de vous écrire pour vous demander si vous ne connaîtriez pas un garçon, ou même une fille, quelque honnête enfant de paysan, qui entrerait chez eux comme domestique. Ils sont à bout de recherches et de fâcheuses expériences, et vraiment désespérés.

Ils seraient disposés à donner jusqu’à 200 francs par mois, sans compter qu’ils sont très faciles à servir, n’ayant pas d’enfants en bas âge.

Enfin c’est une très bonne place pour celui ou celle que vous enverrez, si par bonheur vous avez cela sous la main. Ci-joint leur adresse à Paris.

Je compte sur vous. Veuillez croire, chère amie, à la bien fidèle amitié de votre

Lucienne.

Il achevait de cacheter enfin, en la serrant très fort, l’unique enveloppe où les deux papiers étaient contenus.

— Par ici, s’il vous plaît !

Il suivit, son chapeau à la main, sans rien regarder, toute curiosité annihilée par le sentiment de son énorme audace. La dame était debout dans le salon, tailleur correct, coiffure banale et nette, une petite brune, boulotte mais distinguée tout de même, avec de jolis yeux dans un visage quelconque.

— Bonjour !… dit-elle évasivement.

Puis :

— Qu’est-ce qui vous envoie ?

Il achevait de s’approcher. Elle ne vit d’abord que ses yeux, deux grandes places bleues dans du bistre, ses yeux qui ne manquaient jamais leur effet. Au-dessus d’un front d’archange, il avait de brefs cheveux noirs qui ondoyaient dès la racine, emportés par un souffle de tempête. Le reste du visage, nez court et pommettes hautes, conservait intacte, malgré l’énergie des traits, la rose de l’enfance, une rose-thé. On devinait que ses joues sentaient bon. Il était très grand pour quinze ans.

Mme Maletier venait de retenir à temps son exclamation, et le petit fut heureux de se sentir rougir, parce que cela lui donnait l’air timide.

— Voilà !… dit-il en tendant le plus gauchement qu’il put son enveloppe.

Et, tout le temps qu’assez fébrile elle lut les deux papiers, il contempla fixement les fleurs du tapis. Il savait que c’était le grand moment, celui du capital battement de cœur. Cependant, il était irrité de se sentir si calme.

— Eh bien !… dit Mme Maletier, en relevant la tête, cette dame donne de très bons renseignements sur vous. Nous pouvons essayer de nous arranger, peut-être… Quel âge avez-vous ?

— Dix-sept ans, madame.

— C’est bien jeune !… Et vous êtes orphelin ?…

— Oui, madame.

— Pas de frères ? Pas de sœurs ?

— Non, madame.

— Et… vous n’avez jamais servi, je crois ?

— Non, madame… C’est-à-dire… J’ai aidé quelquefois chez Mme Derbos.

— Cette dame dit qu’elle vous a vu naître.

— Oui, madame… Mais elle est malade. Elle est obligée…

Une émotion le coupa.

— J’ai vu ça sur sa carte…, dit plus bas Mme Maletier, observant cette émotion. Mais je crois que vous ne serez pas malheureux chez nous.

Il ne répondit pas, la tête basse. Il revoyait sa malade de cette nuit, dans son lit défait par les agitations de la crise cardiaque.

— Pouvez-vous entrer aujourd’hui même ? demanda Mme Maletier après un petit silence. Cela nous rendrait bien service. Nous n’avons que la cuisinière que vous avez vue, et elle n’en peut plus. La femme de ménage a cessé de venir depuis trois jours.

— Moi je veux bien, madame. D’abord, je ne connais pas Paris… Je ne saurais pas où aller.

— Où sont vos bagages ?

— Je n’en ai pas, madame. Je suis venu comme ça. Mme Derbos est partie et…

Elle fut étonnée, mais essaya de le cacher.

— Bon, bon !… Il y a des livrées ici qui vous iront, je pense… Pour le reste… Enfin, ce n’est qu’un détail. Qu’est-ce que vous demandez comme gages ?

Mme Derbos m’a dit que c’était deux cents francs. C’est ça qui m’a tenté.

— Deux cents francs ?… Mais vous ne savez pas du tout servir…

— Oh ! ce n’est pas bien difficile, madame !

— Deux cents francs, surtout étant donné que je vous habillerai complètement…

Il esquissa le geste de se retirer. Elle se dépêcha de dire :

— Bon !… bon !… Si ce sont vos conditions…

Puis :

— Qu’est-ce que vous faisiez jusqu’ici ?

C’était le second battement de cœur prévu.

— Je faisais un peu de tout, madame. Du jardinage, du ménage… Je soignais les chevaux… Mme Derbos m’employait à tout.

— Bien… Bien… Et… il y a longtemps que vos parents sont morts ?

— Il y a trois ans que mon père est parti, et ma mère…

Il s’étrangla pour achever :

— …est morte cette année.

Un instant elle plongea dans le gouffre bleu des yeux largement ouverts sur un rêve.

— Pauvre garçon… murmura-t-elle, gênée.

Il rectifia son attitude. Sa voix n’hésita qu’une seconde pour articuler la formule jamais prononcée encore. Il savait qu’en parlant à quelqu’un, pour la première fois de sa vie, à la troisième personne, il entrait du coup dans la domesticité. Ce ne fut qu’un souffle.

— Alors, madame me prend ?

— Mon Dieu… je suis tellement à court. C’est un peu cher, mais j’espère que vous mériterez vos gages. Les renseignements sont excellents… Vous avez l’air d’un garçon sérieux, malgré votre âge !…

Elle n’ajouta pas : « Et votre figure extraordinaire », mais le pensa certainement.

Alors le battement de cœur qui n’était pas venu quand il l’attendait remplit la poitrine d’Irénée jusqu’à le gêner dans sa respiration.

La folie qui l’avait conduit jusque là, lui apparaissait brusquement tout entière. Il évoqua sa mère, sa maison, toute sa vie ; et ses oncles, hobereaux entichés, il les entendit prononcer dédaigneusement : « Mes gens ! » en regardant par-dessus leur épaule. Mais n’y avait plus à reculer. Il réprima le petit rire qui cherchait le coin de ses sarcastiques lèvres, et proféra :

— Alors, madame veut-elle me mettre tout de suite au courant ?

Et, dès qu’il eut dit ces mots, il sentit qu’un amusement prodigieux commençait pour lui.

— Je vais sonner Albertine !… s’empressa Mme Maletier, en faisant quelques pas. Moi, j’ai à sortir, mais elle va vous expliquer tout.

Albertine parut, haute, maigre. Ses yeux de jais étaient ronds et méchants dans une face blême où la moustache paraissait plus noire.

« Moi, le peu que j’en ai, je le rase ! » pensa le petit.

— Voilà Albertine, la cuisinière ! dit Mme Maletier avec cette sorte d’amabilité condescendante qui, dans la bonne humeur, fait parler les maîtres à leurs domestiques comme à des enfants. Vous voyez, Albertine, nous avons un nouveau valet de chambre. Jules… c’est bien votre nom ? Jules entre tout de suite. Qu’est-ce que vous voulez !… Nous pouvons toujours essayer ! Ce n’est plus possible de rester comme ça… (Un sourire.) Voilà bientôt cinq ans qu’Albertine est chez nous, et je crois qu’elle ne s’y déplaît pas. Nous, nous l’aimons beaucoup (une lueur dans les yeux de jais), et nous espérons la garder toujours… Enfin, voilà !… Oh ! je suis déjà en retard !… Vous pouvez aller avec elle. C’est ça… Dites !… Le déjeuner pour une heure exactement, Albertine ! Monsieur me l’a recommandé. À tout à l’heure !

Il sortit du salon sur les talons de la cuisinière, heureux d’être tombé dans une maison où l’affection semblait régner entre maîtres et domestiques.

Revenus dans la cuisine, Albertine commença par lui offrir une chaise avec l’affabilité que, dans tous les mondes, on réserve aux inconnus.

— Vous devez être fatigué du voyage, dit-elle. C’est pour ça que je vais prendre un verre avec vous.

Un coup de torchon sur la table, une bouteille de Graves et deux verres sortis du placard lui donnèrent l’occasion de montrer qu’elle avait de belles manières. Ce fut, du reste, sa dernière manifestation protocolaire, car, dès qu’elle fut assise :

— Qu’est-ce qu’elle vous donne comme gages ? demanda-t-elle sans chercher ses mots.

Il tâcha de prendre tout de suite le ton. Et, bien qu’une si brusque curiosité de la part d’une servante attachée à la maison comme celle-ci l’était lui parut cadrer mal avec l’attitude de tout à l’heure :

— Deux cents !… répondit-il négligemment.

Un rire fit apparaître sous la moustache tout un jeu de dents gâtées.

— À la bonne heure !… s’esclaffait la fille. Ils en ont, n’ayez crainte ! Ils peuvent y aller. C’est rapiat, mais quand ça ne peut pas faire autrement, ça casque. Deux cents francs ! Bientôt autant que moi !… Je vais demander de l’augmentation dans huit jours.

Il la regardait fixement. Elle ne s’aperçut pas de son silence.

— Moi, poursuivit-elle, excitée, j’ai toujours été trop bête. On a l’honnêteté dans le sang, il n’y a pas d’erreur. Je ne me suis jamais fait beaucoup plus de cinq francs par jour dans mes places. Il y en a qui en feraient bien plus. C’est déjà bien assez d’être chez les autres. Et puis ces gens-là…

— Ce ne sont pas de bons maîtres ?… interrogea-t-il.

— Peuh !… Pas plus mauvais que d’autres ! Comme tous les riches, quoi ! Vous avez vu ?… ma bonne femme n’est pas trop mal, quoique ce soit une sainte nitouche, au fond. Mais lui, c’est une vraie gueule d’empeigne. Vous verrez ça ! Le fils et la fille, c’est de la graine, naturellement.

Plus encore que les paroles, l’expression du visage apprenait à l’apprenti valet, une fois pour toutes, qu’entre les deux classes il n’est pas de réconciliation possible. Il venait d’entrer dans un monde inconnu. Des gouffres s’ouvraient. Avec un peu de vertige, il goûtait le plaisir de se pencher au-dessus. Il ne se savait même pas avide de la chose humaine. Il avait quinze ans et ne croyait vivre qu’une aventure exorbitante.

Elle avança ses coudes et son visage.

— Vous venez de loin ?

— Oui… dit-il, en savourant le double sens de sa réponse.

— Vous êtes encore tout gosse !… remarqua-t-elle, en détaillant son visage étrange.

Comme il ne répondait pas, elle cessa de parler de lui, ce qui n’avait été jusqu’ici qu’une marque de politesse. Le vin blanc l’exaltait peut-être.

— Moi, commença-t-elle avec un peu d’emphase, j’ai quarante ans. Je ne m’en cache pas. Je ne me cache pas non plus d’être vieille fille. J’en suis fière comme je suis fière de ma moustache.

Elle but et continua ses confidences.

— J’ai toujours travaillé. Avant d’aller à l’école je trimais déjà. Je suis l’aînée de sept, vous comprenez ? Ce sont bien des soucis avant l’âge. Haute comme ça, j’avais un gosse sur le bras et deux autres à moucher. Je n’avais mon âge que pour recevoir des gifles.

Ses yeux durs s’immobilisèrent.

— Je continue toujours à envoyer tous les mois à mes vieux…

Sans insister, elle poursuivit :

— Quand je me serai fait assez, je plaquerai la boîte, ici, et je m’installerai chez moi. Oh ! le jour où je ne serai plus chez les autres !… J’aurai un petit logement à Paris, parce que, la campagne, je l’ai assez vue dans le temps. Mais, tous les deux ou trois ans, j’irai faire un tour au pays.

Un silence suivit. Irénée regardait passer, sur le vilain masque, espoirs et souvenirs, vague embryon de poésie qui se faisait jour tout de même à travers tant de vieille atrocité.

Elle dut s’apercevoir enfin qu’il ne racontait rien.

— Vous, vous êtes costaud, malgré votre figure d’amant de cœur. Vous en verrez aussi, d’ici que vous ayez mon expérience. En attendant, vous allez toujours apprendre le service ici. Quand ils vous auront bien mis d’aplomb, vous pourrez aller ailleurs, et gagner plus.

Pas de réponse. Elle dut le juger timide ou sournois. Bougonne, elle se leva.

— Allons !… Il faut que je vous montre, maintenant. Ils diraient encore que je suis une feignante.

Il s’était levé comme elle, et la suivit.

— Voilà la salle à manger. Vous savez balayer ?… Pas plus que ça ?… Je vous montrerai.

Une porte fut ouverte.

— Ça, c’est l’antichambre. Faut que ce soit fait dès le matin. Voilà le salon, que vous connaissez déjà. Là, faut faire très attention, parce que…

Elle expliqua minutieusement, toute gouape abandonnée, fière de prononcer devant le novice des mots qu’elle connaissait et qu’il ne connaissait pas. « Le beau tapis d’Aubusson… la pendule Empire… le vase de Chine… »

— Surtout, dit-elle, près de la fenêtre, faites bien attention de ne pas me froisser mon tulle brodé.

Devant le piano à queue, la haine reparut.

— Je vous recommande de remettre droit ce chameau de machin-là quand vous l’aurez essuyé. Il faut, continua-t-elle avec un rire de rage, qu’il soit sur ce sens-là et pas sur l’autre ; sans ça, ça fera des histoires à n’en plus finir. Ah !… je m’en suis vu pendant plus d’un an, avec ça !

Il examina la belle pièce de vieux Rouen à la corne, dont le décor lui rappelait l’un des trésors de sa famille, cassé par lui, quand il était tout petit. Il ne concevait pas que la bonne eût pu, pendant plus d’un an, poser à l’envers cette jardinière sur ce piano.

Un reste de colère et de mépris hérissait encore la sombre moustache au souvenir des avanies. Pour cette fille du peuple, exiger qu’une jardinière fût replacée dans son sens, représentait de toute évidence un tic, une absurde manie, en un mot, une idée de patron.

— C’est comme les rideaux de soie, continua-t-elle, avec l’air qu’on a quand on parle de fous dangereux ; faut que l’embrasse soit comme ça, et pas comme ça.

Elle haussa les épaules.

— Je vous dis tout ça… Vous ne retiendrez rien, naturellement. Mais vous vous habituerez à la longue, comme moi.

Il n’écoutait plus. Sans le savoir, il observait, avec une curiosité d’entomologiste, le va-et-vient de la cuisinière au milieu des objets très précieux non prévus dans sa destinée. Rien ne l’avait préparée à évoluer parmi ces merveilles. La direction d’une vie commence avec l’enfance. L’aînée de sept, trimardeuse à cinq ans, ne s’adapterait jamais à l’intérieur qui n’était pas fait pour elle. Dans le petit logement de ses rêves, quand elle ne serait plus chez les autres, aucune trace ne resterait de son passage dans des maisons de haut goût, mais elle reprendrait où elle l’avait laissé son idéal entêté de prolétaire, à jamais amoureuse des suspensions en zinc et des armoires à glace en pitchpin.

Il examina le jeu des doigts raides qui ne savaient rien de l’adresse atavique des mains cultivées, celles qui, depuis des générations, manipulent les fragilités, jouent du piano, connaissent la discipline du toucher et toutes ses finesses.

Cette fille avait visiblement peur jusqu’au bout de ses orteils en soulevant cette poterie ou cette statuette. Ne pas casser représentait pour elle un effort de tout l’être.

— Ça, c’est le cabinet de monsieur, la première pièce que vous ferez le matin.

— Qu’est-ce qu’il fait, monsieur ?

Elle se rengorgea.

— Il est avocat, mais vous savez, tout ce qu’il y a de mieux dans Paris. On est de la haute ici ! Vous verrez ce qui défile là-dedans ! Et au jour de la patronne, donc !… Et des dîners !… D’abord, je suis cordon-bleu, telle que vous me voyez. Et puis, moi, nous avons auto au mois ! C’est comme je vous le dis. Ah ! Vous n’êtes pas chez des purées, ici !

Il remuait la tête avec elle, faisant l’idiot. Au fond, il avait bien de la peine à suivre la logique de cette primaire.

— Nous avons à peu près vu tout ce que vous avez à faire, conclut-elle en quittant le cabinet de travail. Les chambres à coucher, c’est moi qui m’en charge, en attendant la femme de ménage, et la salle de bains aussi. Un gars n’a pas à mettre son nez là-dedans. Naturellement, vous ferez les chaussures, vous ouvrirez la porte, et c’est vous qui aurez le service de table. Mais, là, c’est la patronne qui vous dressera. Maintenant, allons au sixième.

Quand ils furent revenus dans la cuisine :

— Tenez ! Voilà un tablier bleu. Il ne nous en reste pas des tas. Notre dernier valet de chambre était un voleur. Il a emporté tout ce qu’il a pu en partant. Moi, je ne comprends pas ça. Je veux bien faire mes bénéfices, mais je ne toucherais jamais à rien.

Et l’air honnête qui était le sien en parlant de ces bénéfices montrait bien qu’il ne s’agissait là que d’espèces de contributions indirectes dans le genre de celles que perçoit l’État.

Elle l’installa dans un coin, contre la grande table de bois blanc tendue de toile cirée.

— Tenez !… Épluchez-moi ces haricots verts. Vous savez faire ça !

Il ne savait pas. Elle le contempla.

— Qu’est-ce que vous faisiez donc à la campagne ?

Elle s’était penchée pour lui donner une leçon. Involontairement il fixa, de si près, cette figure, cette moustache. Il avait compris à l’instant comment dépouiller les haricots verts de leurs filets ; mais elle s’attardait, ne pouvant imaginer tant de rapidité de la part d’un commençant.

Quand elle le jugea suffisamment initié, vive elle se tourna vers son fourneau. Elle n’était plus, tout à coup, que le cordon bleu. Et, certes, dans la façon dont elle faisait la cuisine, il y avait une désinvolture d’artiste.

Un mutisme actif suivit. Il épluchait consciencieusement. Bientôt sa pensée changea. Tant de distractions accumulées depuis quelques heures s’écartèrent de son esprit. Il remarqua qu’il continuait à pleuvoir, et sa pensée erra, comme un fantôme qu’on peut rencontrer, dans les allées de son parc, au bout des distances considérables qui l’en séparaient à présent. Il entra dans la maison délabrée où sa mère dormait maladivement, à moins qu’elle ne fût en train d’interroger la mère Hortense avec des gestes saccadés.

Irénée disparu depuis le matin, ce n’était pas tout à fait une nouveauté, mais il rentrait toujours le soir. Et puis, il avait laissé cette lettre dans sa chambre, et, maintenant, maman se demandait si c’était vrai qu’il fût parti pour l’inconnu, répétant qu’il en avait assez d’être un petit garçon, disant que son départ était un bon débarras pour tout le monde, surtout pour lui-même.

Il l’entendait : « Il est fou ! Il est fou ! »

La voix d’Albertine le fit tressaillir.

— Avez-vous parlé de vos dimanches ?

— Ma foi non. J’ai oublié.

— N’ayez crainte, gronda-t-elle. Moi je vous sortirai. Vous ne connaissez pas Paris. Moi je vous mènerai au cinéma.

En tablier blanc, il se tient immobile devant le buffet. Aurait-il jamais supposé que, né pour tout comprendre, tant d’étonnements lui étaient réservés ?

Les plus observateurs ne connaîtront jamais le détail d’une chose tant qu’ils ne l’auront pas pratiquée de leurs propres mains.

— Allons !… dit Mme Maletier, dès les premiers gestes du jeune garçon, je vois que vous comprenez très vite, Jules ! Ça ira très bien.

L’avocat, en se mettant à table, l’avait parcouru de ce même regard qui devait confirmer au surprenant Jules, l’eût-il ignoré, qu’il n’avait décidément pas un visage ordinaire. Au bonjour poli du maître, il avait répondu les yeux baissés, non sans avoir scruté d’un coup d’œil le nouveau personnage de la maison, gentleman haut sur jambes, chauve, anguleux et distingué, longues moustaches gauloises, laideur intelligente dont le mystère ne se déchiffrait pas d’emblée.

Le déjeuner commençait en silence. Il y avait de la précaution dans l’air. « Suis-je bien tombé ?… » se demande-t-on de part et d’autre. Et tout le monde retient sa respiration comme pour ne pas gâter le charme de ces commencements qui ne sont chaque fois que miel, quels que soient les caractères confrontés, quels que doivent être les orages qui suivront.

Au second plat, Irénée avait compris tout le mécanisme du service.

He is marvellous !… murmura la jeune Henriette.

Et, dès lors, les trois se mirent à converser en anglais.

Irénée dut, impassible, écouter, dans une langue couramment parlée chez lui, les appréciations qu’il suscitait.

Certes, tous trois avaient, d’instinct et sans hésiter, reconnu leur race. « Tout ça pour cent francs ! » s’extasiait le maître.

« Ah ! ah !… se disait le faux domestique, on n’a donc pas avoué que j’en gagnais deux cents ? Voilà donc un homme auquel sa femme a l’habitude de mentir. Elle lui ment pour cent francs. Donc, c’est un avare. »

Il était Asmodée. Il avait peur que l’expression de sa bouche ne le trahît. La bouche, voilà le danger du visage le plus maître de soi.

Ayant changé les assiettes et les couverts avec une dextérité pleine d’élégance :

— Bravo, Jules !… s’écria Mme Maletier.

Son mari la regarda, flegmatique. Se gardant de hausser le ton, il commença, souriant, aimable, et toujours en anglais :

— Êtes-vous imbécile, chère ? Si vous lui payez de tels compliments, il demandera de l’augmentation demain.

Alors Mme Maletier reprit le français pour dire à son mari :

— Tu sais, mon ami, que M. et Mme de Leuvans m’ont téléphoné qu’ils viendraient à trois heures aujourd’hui ? Peux-tu rester pour les voir ?

— Mon Dieu, si ça te fait plaisir, je crois que je pourrai rester un moment…

Ils se levaient de table, le café pris.

— Jules, dit Mme Maletier assez sèchement, vous ferez entrer ce monsieur et cette dame au salon. Ils ont rendez-vous.

Et, sans le regarder, le trio quitta la salle à manger.

Albertine, la fourchette en l’air, la joue gonflée, faisait entendre en mangeant plusieurs sortes de bruits de bouche. Une fois de plus sa vie chez les raffinés ne lui avait rien appris.

Irénée, sans en avoir l’air, observait ce phénomène. Avec quel appétit il déjeunait de restes, en face d’une cuisinière ! Il savait qu’à aucun moment elle ne lui demanderait à quoi il pensait.

— Vous n’êtes pas bavard !… remarqua-t-elle enfin.

— J’avais si faim, et votre cuisine est si bonne ! Ce poisson, c’est vraiment inouï !

— Ah ! c’est que j’ai mes idées là-dessus. Pas d’erreur ! Moi, faut que ça voyage dans la crème !

Il releva la tête et sourit à ce mot. Elle ne comprit pas pourquoi. Le pittoresque du populaire n’est que création spontanée. Il n’y a pas de lectures derrière. Albertine, comme tant d’autres, devait avoir souvent de ces trouvailles imagées. Mais elle n’en saurait jamais rien.

— Qu’est-ce qui s’est dit à table ?… interrogea-t-elle.

— Ils ont parlé presque tout le temps en langue étrangère… répondit l’hypocrite.

— C’est de l’angliche… expliqua-t-elle avec importance. Il y a eu une miss ici jusqu’à l’année dernière. Mais quoi ?… En français, ils n’ont rien dit ?

— Si ! Ils ont dit que M. et Mme de Leuvans venaient à trois heures.

Elle battit presque des mains.

— Ah !… ceux-là, moi, c’est du monde bien ! Je leur ai ouvert trois ou quatre fois. La dame a toujours eu un bonjour poli à me dire, et le monsieur m’a chaque fois levé son chapeau.

Comme tout serviteur, Albertine est entrée dans la maison en ennemie, les bonnes et valets de Bibliothèque Rose ayant fait leur temps. Pourquoi ? Quelle longue amertume y a-t-il derrière cela ?

Les maîtres ne se sont jamais donné la peine d’approfondir le drame de la domesticité. Les domestiques, de leur côté, sont-ils capables de rien analyser ?

Voici, respirant le même air, vivant dans les mêmes murs, mangeant la même nourriture, sans cesse côte à côte, deux races séparées par cet océan : l’éducation.

Inconsciemment, les maîtres portent dans leur sang l’orgueil d’être des cultivés. Cette aristocratie, c’est surtout à cause d’elle qu’ils sont ces riches auxquels il ne sera pas pardonné. Et pourtant, pour un sourire et un coup de chapeau de la part des riches, voici qu’Albertine, malgré son goût furieux d’ouvrière pour l’égalité, reconnaît, au fond d’elle-même, modestement, que ce sourire et ce coup de chapeau descendent vers elle du haut d’une supériorité qu’elle n’atteindra jamais.

« Ils ne sont pas fiers ! » Voilà la plus haute louange du peuple à l’adresse de ce qu’il hait. « Ils ne sont pas fiers » signifie en toutes lettres qu’ils auraient le droit de l’être et que le fait de ne l’être pas est une grâce, une manifestation d’élégance morale. Or, ces dépaysés, les domestiques, sans cesse humiliés dans un milieu qui n’est pas fait pour leur mentalité, avec quelle élégance, en effet, ne faudrait-il pas les traiter pour racheter l’injustice initiale qui les fit naître ce qu’ils sont tandis que nous sommes nés ce que nous sommes ! Certes, la muflerie, pour dire le mot, n’est pas seulement de leur côté.

Qui donc enseignera jamais à la bourgeoisie l’art secret et difficile de se faire servir avec charme ?

Irénée ouvrit la porte, et il eut le sourire et le coup de chapeau.

Tandis que, plus tard il essuyait la vaisselle avec bonne humeur :

— Vous irez sans doute servir le thé tout à l’heure !… lui annonça la cuisinière. Faites attention à Gueule d’Empeigne et à la petite dame de Leuvans. Moi, il y a quelque chose entre eux, c’est sûr !

Ainsi prévenu, lorsqu’il entra dans le salon, portant le plateau du goûter, il se dépêcha de regarder.

Mme de Leuvans finissait, bouleversant contralto, de chanter quelque lamento russe. Ses beaux yeux noirs, enivrés de musique et de poésie, dédiaient le dernier soupir d’un tel chant, en un regard d’une seconde, au visage tendu, pâle, de M. Maletier, assis contre le piano. Un grand secret palpitait entre eux, magnifiquement bridé par la discipline mondaine. L’expression du maître, en cet instant, transfigurait ses traits, soudainement envahis par la noblesse de l’amour.

Cela n’avait duré que l’espace d’un éclair, mais l’adolescent avait vu le spectacle de beauté. Le peu de musique entendue venait, du même coup, de le frapper au cœur. Retournant à la cuisine, il dut s’arracher du salon, sa place légitime. Ses nerfs d’enfant vierge frémissaient. Il était comme foudroyé par cette inattendue révélation d’un amour qu’il sentait plus véhément et plus beau qu’aucun lyrisme. Il tressaillit péniblement à la voix d’Albertine :

— Eh ben ?… Avez-vous vu ce que je vous avais dit ?

— Oui… murmura-t-il, grisé.

Alors, prononçant fort distinctement chaque mot, même le dernier, la cuisinière conclut le plus simplement du monde :

— Moi, tout ça, voyez-vous, c’est des histoires de…

Le temps a passé.

Un soir, en se couchant…

« Voilà dix mois que je m’amuse bien. Je vais demain, sans crier gare, quitter ma troupe d’Opéra, sur un prétexte péremptoire, et revenir chez moi. J’ai appris des choses et j’ai, en outre, plus de mille francs dans ma poche, gages et pourboires.

« Je suis maître, à présent, de faire souffrir maman, avec ça, tant qu’il me plaira. Elle aura de quoi questionner, cette fois. « Où as-tu pris cet argent ? D’où viens-tu ? Qu’est-ce que tu as fait ? »

« Je la laisserai croire pendant un bout de temps que j’ai volé. Quand elle saura que ce n’est pas vrai, elle avalera plus facilement la vérité. Domestique !… Ça leur apprendra à me traiter en galopin ! Ça leur montrera que j’ai de la suite dans les idées, puisqu’ils me trouvent trop démocrate, anarchiste, comme dit maman. Ah ! ah !… Elle n’aura plus le temps de me demander : « À quoi penses-tu ? » Elle fera bien, car je crois que je la tuerais. Et si mes oncles veulent s’en mêler, on verra ! Ce n’est pas pour rien que, pendant ces dix mois humiliés, je me suis renforcé dans l’orgueilleuse habitude de la liberté intérieure… »