Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 46-55).

CHAPITRE IV


V oici le grenier. Irénée est au milieu, l’oreille encore tendue. Alerte ! La mère Hortense a cru, tout à l’heure, reconnaître sur la route le bruit connu du vieux tacot des messieurs de Charvelles.

Hortense s’est trompée. Mais Irénée est resté en haut. Dans ce grenier, il a retrouvé des choses de son enfance. Il y a des pliants cassés, une table de jardin tordue, les débris d’un cerf-volant. Il y a aussi beaucoup d’anciennes caisses d’emballage, quelques bottes de foin, des planches.

Il va furetant partout. La lucarne est large. On y voit presque aussi clair qu’en bas.

Il avance le bras vers ce coin mansardé, profond. Qu’est-ce que c’est ? Rien ? Une vieille malle un peu moisie. Il la tire pour avoir tout regardé, puis l’ouvre. Elle est pleine de papiers et de livres. Il se souvient. Il était encore petit. On avait vidé le bas de la bibliothèque pour y installer le grand Larousse, et maman avait fait mettre dans cette malle les volumes retirés, en même temps que tout un amas de vieilles revues et de vieux journaux.

Tout cela est là. Irénée prend au hasard. C’est la collection reliée du Magasin Pittoresque. Il s’approche de la lucarne pour regarder les images, gosse désœuvré. En bas maman dort, la mère Hortense est à la cuisine.

Longtemps il s’attarda, toujours avec l’intention de se lever pour retourner vers la malle. Le jour commençait à tomber quand il put enfin s’arracher. Il tâtonna pour trouver un nouveau bouquin. Ce qu’il amena lui fit hausser les épaules. Roses de Jeunesse. C’était un petit volume relié de peau, doré sur tranches, le livre de son aïeule, Irène de Charvelles, imprimé jadis par les soins de la famille, au temps où, jeune femme, la dame d’autrefois s’enorgueillissait si fort d’écrire des vers dans le style de M. de Lamartine.

Irénée avait entendu parler de cette vieille histoire par ses frères ironiques. Tout ce qu’il savait des siens venait de ses frères. Des bribes de généalogie, des fragments d’anecdotes, tout cela, rendu plus vague d’être passé par leurs cervelles insouciantes, restait confusément dans la mémoire du cadet, avec d’autres obscurités jamais approfondies. Il lui semblait se souvenir que le nom de la fameuse Irène, morte à quinze mois, lui avait été donné justement en mémoire d’Irène de Charvelles, auteur des Roses de Jeunesse.

« C’est donc d’elle aussi, pour finir, que je tiens mon nom d’Irénée… »

Un peu de curiosité l’engageait tout de même à feuilleter ces vers désuets. Il avait dû déjà les parcourir dans le temps.

Il prit sur lui de lire jusqu’au bout le poème choisi au hasard. Impatient, sa bouche moqueuse se relevait pour un petit rire de moderne, imbu de mallarmisme.

— Ce n’est pas possible d’aller jusqu’au bout !

Il fit voler les pages sous son pouce distrait. Pourquoi, somme toute, pourquoi maman ne lui avait-elle jamais parlé de ces choses que connaissaient ses frères ? Le médaillon d’Irène, pourquoi ne l’avait-il vu que par surprise, puisque ses frères le connaissaient si bien ?

Son questionnaire triste le tourmentait de nouveau. De toute évidence, maman avait toujours évité de le mettre au courant des souvenirs familiaux, comme si, du fait d’être né tant d’années après François et Marcel, il eût été le petit paria qu’on tient à l’écart du foyer.

« À l’écart !… se répéta-t-il, frappé comme par une révélation. C’est bien ça !… »

D’un geste de colère, il referma le livre de l’aïeule. Quelque papier dépassait des pages qu’il venait de bousculer. Il le tira. C’était une lettre toute jaune de temps, huit pages d’une petite écriture aux lignes serrées. Il regarda la signature : « Marguerite » ? Qui était Marguerite ? Il ne savait pas, ou ne se rappelait plus.

« Ma chère Marie,

« Vous m’avez demandé d’écrire la jolie légende de votre maison. Vous me prêtez des talents que je n’ai pas. Mais je suis trop heureuse de vous faire plaisir, ma chérie. Vous trouverez donc au verso ma petite élucubration. Vous mettrez cette légende dans le livre de votre grand’mère, sûre qu’elle sera bien cachée là, car ce n’est ni votre mari, ni le mien, ni Horace qui risqueront de la retrouver parmi ces vers qu’ils se garderont de relire, si tant est qu’ils les aient jamais lus, pas plus qu’ils ne liront jamais d’autres vers. Ils ont tous trois autre chose à faire, hélas ! J’entends d’ici, si jamais ceci leur tombait entre les mains, le gros ricanement de votre filateur et le petit rire pincé de vos deux frères. Édouard serait capable de me battre, ce qui serait très peu distingué, car il s’est mis en colère chaque fois que j’ai évoqué celle qu’ils appellent « la vieille toquée », notre Irène de Charvelles. Vous me permettrez ce mot, n’est-ce pas, puisque notre parenté par alliance à toutes deux est plus proche et plus tendre que celle du sang. Chère, chère Marie !… Mais je ne veux pas m’attendrir. Revenons plutôt à nos moutons.

« En l’espèce, les moutons sont plutôt des veaux, y compris vos deux aînés que vous appeliez si tristement (vous rappelez-vous ce soir fameux de nos premières confidences ?) « des petits étrangers ».

« Oui, des étrangers, d’après tout ce que j’ai vu d’eux, d’après tout ce que vous m’avez raconté. Heureusement, maintenant que la mignonne que nous aimions tant est revenue sous une autre forme. Car rien ne me retirera de l’idée que c’est elle qui reparaît en ce miraculeux petit Irénée, qui mérite si bien son nom par ses yeux. Comme Irène de Charvelles l’aurait aimé ! Quelle pièce de vers elle eût composée sur cet enfant !

« Non, ma chérie, ne craignez pas de trop l’aimer. Vos gros patapoufs, François et Marcel, ne s’apercevront même pas qu’il est le préféré. Pour le moment, rien de plus naturel qu’il soit le roi de la maison, puisqu’il est le baby toujours sur vos genoux, et eux des adolescents au collège. Plus tard… Ne pensons pas à plus tard. Celui-là seul est votre fils, vous le savez aussi bien que moi, et je n’ai nul besoin de prêcher à une convertie.

« Mais je babille et vous attendez la légende. Tournez la page et vous la trouverez.

« Je vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que votre petit chéri.

« Votre belle-sœur qui vous aime,

« Marguerite. »

Les mains tremblantes, la respiration courte, il retourna la lettre, et poursuivit :

La Légende de la Sirène

Mme Parlemont de Vergne, qui vivait sous le Premier Empire, racontait que, toute jeune mariée et enceinte depuis peu de mois, elle rêva, une nuit, qu’elle accouchait non d’un enfant, mais d’une sirène. Elle avait, dans son rêve, vu si distinctement les yeux de l’étrange nouveau-né qu’elle les eût dessinés et peints, disait-elle, comme d’après nature, si le ciel l’eût douée du talent nécessaire. Or, quand son enfant vint au monde, il se trouva que c’était une fille, laquelle, dès qu’elle eut ouvert les yeux, montra qu’ils étaient ceux-là mêmes que sa mère avait vus en rêve.

Ayant longtemps cherché quel nom donner à son enfant, Mme Parlemont de Vergne finit par l’appeler Irène, en souvenir de la sirène apparue pendant son sommeil. D’Irène à Sirène, il ne manque qu’une lettre.

Irène de Vergne grandit, belle et séduisante, vraie sirène en effet ; et quand elle eut épousé M. de Charvelles, elle osa révéler qu’elle était poète. Son livre, Roses de Jeunesse, témoigne du talent qui était le sien, comme son grand portrait, actuellement en la possession d’Édouard de Charvelles, son petit-fils, montre à quel point elle dut fasciner ses admirateurs.

Elle mourut à soixante-quinze ans, toujours poète, et, malgré les ravages de l’âge, ayant gardé ses yeux qui lui venaient de l’Inconnu.

Son fils, Pierre de Charvelles, fort laid, à ce qu’on nous dit, eut de son mariage trois enfants, Édouard, Horace et Marie, tous actuellement en vie. Des deux garçons, un seul, Édouard, se maria, mais n’eut pas d’enfants. Mais Marie, qui se destinait au couvent, ayant, sur les supplications de ses parents à demi ruinés, épousé, à vingt-huit ans, le riche filateur Derbos, roturier sans éducation, amoureux d’elle et sur tout de son blason, mit à son tour au monde, contre toute vraisemblance, une petite sirène aux yeux bleus qui ne ressemblait ni à son père ni à sa mère, mais bien à son arrière-grand’mère. Cette nouvelle Irène, du reste, ne vécut pas. On pouvait croire que le rêve de l’aïeule ne reparaîtrait plus jamais dans la famille, quand, après avoir eu deux garçons fort ordinaires qui ne faisaient qu’aggraver son deuil de mère inconsolable, Marie de Charvelles, épouse de M. Derbos, alors qu’elle avait plus de quarante ans, accoucha comme par miracle d’un petit garçon inattendu dont les yeux, pour la troisième fois, étaient, dans un visage différent, ceux mêmes de la sirène. Ne pouvant lui donner le nom prédestiné, sa mère le baptisa Irénée, envers et contre ses fils et son mari qui ne pouvaient admettre ses raisons.

Enfant délicieux,
Cher petit Irénée,
Toi dont les doux yeux bleus
Sont ceux de ton aînée.

Toi que tant ta mère aime,
Sois à jamais béni.
Tu nous rends aujourd’hui
Les yeux de la sirène.

(Pardon ! C’est la première fois que je fais des vers… et la dernière !)

Ainsi se poursuit de nos jours la légende de la maison. Héritier du beau rêve de l’ancêtre, le petit Irénée sera sans doute digne du nom qu’il porte, et nous verrons grandir en lui, par la grâce de Dieu, les charmes et les talents d’Irène de Charvelles. Ainsi soit-il.

Les mains retombèrent. Quel bouleversement ! Tout ce qu’lrénée découvrait dans cette lettre, dans cette légende, dans ces vers naïfs, allait à l’encontre de ce qu’il avait vu. Tant d’amour pour lui, tant de mépris pour ses frères ! Cette Marguerite, pourquoi ne l’avait-il pas connue ?

D’un geste d’enfant, il porta la vieille lettre à ses lèvres. Et comme il faisait cela, son cœur creva, son cœur gros de petit garçon rabroué. Il découvrit tout à coup qu’il avait toujours vécu plein de chagrin. Maman ne l’avait pas aimé, non ! Froide, distante, agressive, comme elle l’avait bien désespéré !

À travers ses larmes, il chercha, dans le jour douteux de l’heure, les passages qui l’avaient le plus étonné : « Vos deux aînés que vous appeliez si tristement des petits étrangers. » Puis : « Non, ma chérie, ne craignez pas de trop l’aimer. François et Marcel ne s’apercevront même pas qu’il est le préféré. » Puis : « Celui-là seul est votre fils, vous le savez aussi bien que moi. » Et encore : « Après avoir eu deux garçons fort ordinaires qui ne faisaient qu’aggraver son deuil de mère inconsolable… »

— Qu’est-ce que ça veut dire ?… dit-il tout haut.

Une lueur nouvelle éclairait sa vie. De tels commencements rendaient plus incompréhensibles encore l’attitude dont sa mère ne s’était jamais envers lui départie.

Il baissa profondément la tête.

— Je l’ai déçue…

Un remords horrible lui broyait le cœur. Il secoua sa tête révoltée :

— C’est de sa faute !

En y réfléchissant, il lui semblait qu’un tout petit signe de sa mère, un simple regard l’eût, dans son enfance, changé de fond en comble. Jamais elle ne lui avait fait sentir qu’à un moment il avait pu être le préféré. Toujours elle avait paru l’aimer moins que ses frères, et même ne pas l’aimer du tout.

Un mot aussi le plongeait dans des gouffres : Marie, qui se destinait au couvent.

Les prunelles dilatées, plus bleues dans l’ombre de ce grenier crépusculaire :

— Qu’est-ce que c’était donc que maman ?… se demanda-t-il, comme frappé de stupeur.

Là-dessus, il fut subitement pressé d’aller la revoir, vite la revoir dans son lit. Il remit avec soin la lettre dans le livre, enfonça le livre dans sa poche. Et le voilà qui dégringole les marches de l’échelle de meunier par où l’on redescend du grenier.

La mère Hortense était près d’elle, la préparant pour son dîner. La lampe était allumée, la soupe fumait sur la table.

— Monsieur m’a fait peur !… sursauta la vieille servante.

Et, tranquillement, elle ajouta :

— Je ne savais pas où était monsieur. Je pensais que vous étiez reparti, m’sieu Irénée. Cependant, j’ai mis votre couvert là, comme à midi.

En s’asseyant au pied du lit, les yeux dardés sur la figure anéantie de sa mère, il demanda sans tourner la tête :

— Mère Hortense, dites-moi ! Depuis combien de temps servez-vous chez nous ?

— Monsieur, voilà bientôt vingt-trois ans que je connais la famille. Je n’ai pas toujours été bonne ici, mais, plus ou moins, j’aidais dans la maison.

— Vingt-trois ans !… Alors vous avez connu tout le monde ! Mon père… mes tantes…

— Mais oui, monsieur !… (Je demande pardon à monsieur, parce qu’il faut que je m’approche pour faire manger madame.) J’ai connu tout le monde, bien sûr !

— Comment était mon père ?

— Oh ! un bel homme, monsieur !

— J’avais quel âge quand il est mort ? Deux ou trois ans, je crois ?

— Oui. Trois ans.

Elle n’était pas expansive, habituée, eût-on dit, à tenir sa langue. Mais les cent francs de pourboire qu’il lui avait donnés dataient d’hier. La sentant encore plus émue, il ne craignait pas de la pousser. Pleine des secrets de la famille, n’était-ce pas le seul être qui pût lui répondre, à présent ?

— Et ma tante Marguerite ?… avança-t-il bravement, vous l’avez connue ?

— Oh ! oui, monsieur, je crois bien !

— Comment était-elle ?

— C’était une bien charmante dame, monsieur !

— Elle était jolie ? Grande ? Petite ? Brune ?… Blonde ? Racontez-moi !

— Elle était mince comme un fil, monsieur, grande, toujours pâle, avec des grands yeux noirs et des cheveux noirs. Elle était toujours habillée en noir aussi. Je vous parle de son jeune temps. Elle était bien jolie. Après, la pauvre dame en avait perdu beaucoup.

— Quel âge avait-elle quand je suis né ?

— Elle devait approcher de cinquante ans, monsieur !

— Elle est morte, n’est-ce pas ?… (Sa voix avait tremblé.) Mon oncle Édouard est bien veuf et non pas divorcé ?

— Oh ! oui, monsieur ; elle est morte, il y a longtemps ! On ne divorce pas dans la famille de Charvelles, ajouta-t-elle d’un air désapprobateur.

— De quoi est-elle morte ?

— Nous n’avons pas bien su, monsieur. M. Édouard de Charvelles et M. Derbos, dans le moment, étaient fâchés. Trois ou quatre ans après la mort de M. Derbos, votre oncle, M. Édouard, s’est remis avec votre mère, et il a dit que Mme Édouard était morte d’une langueur. Elle était sans doute poitrinaire.

— Ah ! Oui !… Alors ils étaient fâchés. Mais maman et ma tante s’aimaient toujours bien, n’est-ce pas ?…

La cuiller en suspens, elle le regarda ; puis, levant les yeux au ciel :

— Deux sœurs, autant dire !

— Et elles étaient séparées ?… Non ! elles se voyaient toujours, n’est-ce pas, malgré la brouille ?

Hortense regarda par terre d’un air faux.

— Oh ! non, monsieur !… Ce n’était pas possible avec le caractère de ces messieurs !

— Ah ! ah !… Alors ma tante ne venait jamais plus ici ?… Elle avait cessé de me connaître, par conséquent.

— Oui, monsieur.

— Elle avait cessé de me connaître !… répéta-t-il tristement.

Il passa la main sur ses yeux où brûlaient de nouvelles larmes, fit un effort, et poursuivit, à bout de questions :

— Racontez-moi ce que vous savez de la famille, mère Hortense, voulez-vous ?…

Elle ne cessa pas de lui tourner le dos, penchée sur la malade. Cependant, il comprit que cet esprit se refermait comme un cadenas à secret.

— Je ne sais rien de plus sur la famille que ce que monsieur connaît lui-même. Ces dames et ces messieurs n’avaient pas l’habitude de faire voir à tout le monde ce qui se passait entre eux.

— Il se passait des choses, tout de même, Hortense, hein ? Vous ne voulez pas dire tout ce que vous savez !

— Je vous répète que je ne sais rien, m’sieu Irénée. Je ne suis qu’une pauvre bonne. Les affaires de la famille ne me regardaient pas.

Il ouvrit la bouche pour parler, mais ne dit plus un mot. Il sentait l’ombre de ses oncles dans la maison. Ils étaient les maîtres, maintenant, et lui, plus que jamais, l’enfant terrible dont il fallait avant tout se méfier.

« C’est bien !… » murmura-t-il en se contenant. Puis il se leva.

— Le dîner de maman est fini. Je vais dîner à mon tour. Après, vous l’arrangerez, et je reviendrai coucher près d’elle, comme hier. Mais vous me mettrez par terre le matelas dont vous m’avez parlé.