Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 264-287).

CHAPITRE XIX

Sabadil passa le jour suivant à Fargowiza-polna, près de la Mère de Dieu. Il ne rentra chez lui que le soir, très tard. Il avait quelques affaires à régler. Son intention était de repartir aussi vite que possible chez les Ossipowitch. Mais voilà que, le matin, un juif arriva, qui tourmenta Sabadil, voulant à tout prix lui acheter un de ses chevaux. Il reçut aussi la visite de plusieurs vieillards du voisinage qu’il respectait fort, et dont il ne put se débarrasser. Il prit donc encore son dîner à Solisko, se promettant bien de se mettre en route après la table. Il était justement en train d’atteler, et prenait déjà son fouet pour le départ, lorsqu’un véhicule arriva, à toute vitesse, et fit halte devant sa maison. Sofia Kenulla y était assise, parée et souriante.

« Qu’est-ce que cela signifie ? » se demanda Sabadil.

Et un pressentiment triste et vague lui serra le cœur.

Sofia sauta à terre, embrassa Sabadil de ses lèvres froides et entra dans la salle, lui faisant signe de la suivre.

« Il fait bon chez toi, dit-elle en se frottant les mains. Ça t’étonne que je vienne te voir comme cela, hein ? Mais attends ! tu béniras encore ma visite. Assieds-toi près de moi ; ne sois pas si fier. »

Sabadil prit place à ses côtés. L’ange blond et svelte le regarda un instant en face, avec complaisance, la face éclairée d’un sourire.

« Je t’apporte une bonne nouvelle, dit enfin Sofia. Seulement je la garderai pour moi, si tu n’es pas plus gentil, plus aimable.

— Si Mardona apprend que tu es venue, dit Sabadil, elle nous fera lapider tous les deux.

— Qu’importe Mardona ! s’écria Sofia. Ah ! je ne la crains plus, moi, je t’en réponds. Elle ne peut pas m’obliger à lui obéir. Si elle s’avise de me faire quelque chose, je la tiens, va ! Du reste, tu ferais mieux, toi aussi, de reconnaître la nouvelle Mère de Dieu.

— Wewa ! »

Sabadil se mit à rire.

« J’en connais une autre, insinua Sofia. Si elle était Mère de Dieu, celle-là, je crois que tu n’hésiterais pas à te soumettre à elle.

— De qui parles-tu ?

— De celle que tu aimes.

— Comment cela ?

— Je parle de Nimfodora. »

Sabadil devint pourpre.

« Es-tu pincé, hein ? » murmura Sofia à voix basse.

Elle sifflait en parlant, comme un serpent.

« Sais-tu maintenant ce que je peux te faire, si tel est mon bon plaisir ? le sais-tu ?

— Je n’ai rien dit », remarqua Sabadil.

Il baissait la tête, comme anéanti.

« N’essaye pas de me mentir. Je sais tout ce que je veux savoir, ajouta Sofia. Tu aimes Nimfodora, et, aussi vrai que je crois à Dieu, elle t’aime aussi, elle. Eh bien, tu viendras chez moi, et tu y trouveras Nimfodora.

— Femme ! »

L’ange eut un sourire candide.

« Et c’est pour cela que tu es venue ?

— Oui, répondit Sofia.

— Mais c’est un péché que nous allons commettre, dit-il tristement.

— Un péché ? Dans notre croyance l’amour est-il un péché ? s’écria Sofia ; il nous apporte la rédemption. »

Elle se mit à rire très fort.

Dès le lendemain, vers le soir, Sabadil se rendit chez Sofia. Son mari était absent. Elle était seule au logis, en train de filer, près du poêle.

« Dieu bénisse ta visite ! dit-elle toute radieuse. Assieds-toi là, près de moi. Je te distrairai un moment, jusqu’à ce qu’elle vienne. »

Elle se mit à lui parler de toutes sortes de choses. Sabadil l’écoutait ; il ne disait rien. Il regardait constamment du côté de la porte.

Au bout d’un instant, Nimfodora entra.

Sofia l’embrassa. Nimfodora resta là, les yeux baissés, très pâle. Elle semblait attendre le salut de Sabadil. Mais lui ne l’embrassa pas. Il l’aimait de toute son âme, et il eût considéré comme un péché de toucher seulement le bord de son vêtement devant un tiers. Sofia les examinait l’un et l’autre avec attention. Puis, comme ils ne se disaient rien, elle se leva et sortit, un sourire discret aux lèvres.

Il neigeait. Il neigeait des flocons si épais, qu’on n’apercevait, qu’on ne distinguait rien dans la campagne. Des murailles étincelantes s’élevaient autour des chaumières et des seigneuries. Chacun restait chez soi, ou profitait le plus longtemps possible de l’hospitalité qui lui était offerte.

Nilko Ossipowitch, Kenulla et le Wujt jouaient au tarok depuis le matin, autour de la grande table ronde… La fumée de leurs longues pipes avait rempli la salle d’un brouillard tout achéronien. Lorsque le crépuscule envahit la chambre de sa lueur grisâtre, ceux qui s’y trouvaient ne se distinguèrent pas plus à trois pas de distance qu’au travers de la fumée d’un champ de bataille. Les joueurs eux-mêmes ne se reconnaissaient pas d’un bout de la table à l’autre.

Peu à peu, Anastasie, Turib et Jehorig, qui étaient assis sur le banc du poêle et chuchotaient, prirent des formes vagues d’apparitions. On entendait le grincement aigre d’un couteau que Turib aiguisait.

Mardona entra sans être remarquée. Elle s’assit tranquillement à côté de son père, et le regarda jouer. Vis-à-vis se tenait Sabadil, qui examinait les cartes de Kenulla par-dessus son épaule, tandis que Nimfodora était établie sur une chaise plus loin, contre la muraille. Personne ne l’avait vue arriver, pas plus que Sabadil.

Tout à coup la lumière se fit. Anuschka entra brusquement, portant une grande lampe, qu’elle posa sur la table, devant les joueurs. Mardona regarda Sabadil involontairement. Les grands yeux brillants du jeune homme n’étaient pas arrêtés sur elle. Elle se retourna vivement et saisit un regard qu’il échangeait avec Nimfodora. L’instant d’après, Sabadil était replongé dans les cartes de Kenulla, et Nimfodora baissait de nouveau les yeux tristement, et comme absorbée. Mais Mardona en avait vu assez. Elle devina le reste aussitôt. Elle sentit une douleur brûlante, qui l’aiguillonna au cœur, et des flots de sang affluèrent à son cerveau ; toutefois elle n’était pas femme à perdre son empire sur elle-même, bien qu’un nuage épais couvrît sa vue, et qu’elle fût en proie à la jalousie la plus impétueuse.

Son visage calme et froid ne trahit aucune des émotions qu’elle éprouva, et elle ne laissa voir aucunement avec quelle fièvre, quelle attention, elle épiait le moindre geste de Sabadil, le plus léger mouvement de Nimfodora. Elle parut suivre le jeu avec intérêt, et examinait Sabadil ; elle alla ensuite au miroir, pour réparer le désordre de sa coiffure, et regarda longuement l’expression et le maintien de Nimfodora.

Lorsque Sabadil remonta en traîneau, ce soir-là, pour retourner chez lui, il aperçut Sofia sur la route, malgré la neige et la tourmente.

« Que fais-tu ici ? lui demanda-t-il tout effrayé.

— Je t’attends.

— Pour l’amour du ciel ! mais tu aurais pu être surprise par les loups ou ensevelie sous la neige.

— Ah ! je n’ai pas peur. »

Elle monta près de lui, s’assit à ses côtés, et se mit à rire.

« Comme tu as froid. Tu aurais pu geler là, dans cet ouragan !

— Eh bien ! que se passe-t-il ? S’est-elle aperçue de quelque chose ?

— Et de quoi s’apercevrait-elle ?

— Que tu ne l’aimes plus.

— Je ne peux pas dire cela, répondit Sabadil d’un air sombre, en baissant la tête. Souvent je m’imagine que je la hais, et cependant…

— Rappelle-toi sa manière d’agir à ton égard, insinua Sofia ; dans son regard papillotait quelque chose d’étrange. N’oublie pas les tourments qu’elle l’a fait subir.

— Vois-tu, Sofia, c’est justement cela. Lorsque je songe qu’elle t’a fait lapider sans merci, quand je pense qu’elle reçoit les visites de ce noble seigneur…

— Je vois que cela t’exaspère !

— Oui, Sofia, et cependant…, cependant elle en est encore plus séduisante à mes yeux.

— Tu es fou.

— Cependant c’est ainsi.

— Quant à elle, continua Sofia, elle t’aime davantage depuis qu’elle sent qu’elle t’a perdu. Car elle le sent, bien qu’elle ne sache rien de ce qui se passe. Cette femme a le diable au corps.

— Tu doutes de sa vertu, dis ?

— Non, certes. Elle n’a pas de cœur… »

Le lendemain, Nimfodora se tenait devant sa porte, à Brebaki, causant avec Anuschka, lorsque Sukalou vint à passer. Il s’arrêta, huma une prise de tabac, et cligna finement de l’œil en regardant Nimfodora d’un air narquois.

« Eh bien, commença-t-il, à quand les noces, jeune fille ?

— Que veut-il dire ? demanda Anuschka.

— Je ne sais pas, répondit Nimfodora à voix basse.

— Mais vous m’y inviterez au moins », s’écria Sukalou, et il reprit sa route en souriant.

Anuschka retourna chez elle.

« Est-il vrai que Nimfodora se marie prochainement ? demanda-t-elle à Mardona. Qui donc épouse-t-elle ?

— On s’est moqué de toi pour sûr, repartit la Mère de Dieu d’un ton glacial.

— C’est Sukalou qui l’a dit. »

Par malheur, Sukalou passa justement près de la métairie une heure plus tard. Mardona, qui se tenait près de la fenêtre, absorbée dans de douloureuses réflexions, l’aperçut de loin. Elle appela ses frères et leur ordonna d’aller lui chercher Sukalou. Lorsque celui-ci longea la haie qui entourait la métairie, en regardant prudemment autour de lui, Turib et Jehorig l’assaillirent et l’entraînèrent dans la maison.

« Que voulez-vous ? Laissez-moi ! cria Sukalou, en se débattant de toutes ses forces, jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière lui et qu’il eût aperçu Mardona assise sur son siège.

— Tu as peur, Sukalou ? commença la Mère de Dieu. Ta conscience te tourmente, n’est-ce pas ?

— Aie pitié, refuge des croyants, cria Sukalou en se jetant aux pieds de Mardona. J’ai failli, j’ai péché. Ah ! je le sais, Satan était en moi. Crois à mes paroles. Je me repens ! je me repens ! Fais-moi grâce.

— Lève-toi, dit Mardona, et dis-moi ce que tu sais du mariage de Nimfodora.

Je ne sais rien.

— Cependant, en présence même d’Anuschka…

— Une plaisanterie, notre petite mère, un simple badinage, affirma Sukalou, toujours vautré dans la poussière.

— Lève-toi, et dis-moi tout, continua Mardona. Tu sais quelque chose que tu me caches. Allons, parle, ou nous réglerons sur-le-champ nos comptes ensemble, à propos de l’histoire que tu as arrangée avec Wewa. »

Elle se leva, alla au buffet, et en tira un plat de rôti froid.

« Aussi vrai que j’aime Dieu, je ne sais ce que tu veux dire, jura Sukalou, suivant Mardona dans la chambre, en se traînant sur les genoux.

— Assieds-toi là, dit-elle, et mange. »

Sukalou se releva lentement, soupira et s’assit près de la table où Mardona avait posé le rôti.

« Eh bien ! que sais-tu sur le compte de Nimfodora ? demanda la Mère de Dieu.

— Peut-être n’est-ce qu’un bavardage. »

Il voulut se servir du rôti, mais Mardona le retint.

« Quel bavardage ?

— Sur son compte, à propos de ce… de ce jeune paysan de Solisko. Comment se nomme-t-il déjà ?

— Il y a beaucoup de paysans à Solisko.

— C’est juste. Il se nomme Sabadil. »

Sukalou regarda le rôti douloureusement.

« Et que dit-on de lui ?

— Que…, on raconte… Oh ! c’est un mensonge pour sûr… On dit qu’il lui rend visite et… qu’ils ont de l’amour l’un pour l’autre. »

Mardona retira sa main. Sukalou entama le rôti, et en avala de grandes bouchées, avidement, tandis que la Mère de Dieu tirait du buffet un verre à pied et une bouteille d’eau-de-vie. Elle remplit le verre et le plaça devant Sukalou.

« Dieu te bénisse, consolatrice des affligés ! » s’écria Sukalou, en étendant la main prestement vers l’eau−de-vie.

Mais déjà Mardona le retint et l’empêcha de boire.

« Mais toi, tu en sais plus long que ce que les gens disent. Ainsi, raconte. »

Sukalou regarda l’eau-de-vie et soupira.

« J’étais à la foire de Kolomea, commença-t-il, et j’y rencontrai ce Sabadil. Il avait beaucoup d’argent sur lui et paraissait très gai. Il acheta un collier de corail, un foulard de tête en soie bleue et encore un petit fichu, et le dimanche suivant, je vis…

— Que vis-tu ? »

Mardona retira sa main.

« Je vis. — Sukalou vida le verre d’un trait. — À ta santé, reine des prophètes ! Je vis donc, le dimanche suivant, Nimfodora qui avait mis ce foulard et ces coraux, et cet autre petit fichu, noué au cou. Je la taquinai là-dessus, mais elle ne rougit pas. Non, et même elle me regarda d’un air courroucé, comme si c’était moi qui avais commis la faute. Elle est, pour ainsi dire, déjà corrompue par cette Sofia.

— Sofia Kenulla ?

— Oui, par elle ; c’est chez elle qu’ils se rencontrent, et qu’ils se divertissent tous ensemble, continua Sukalou. Cette Sofia est un serpent venimeux, et je puis jurer que Sabadil lui a fait cadeau d’une paire de boucles d’oreilles en vrai or. »

Mardona fut saisie d’un léger frisson. Sa main saisit convulsivement le bord de la table, et ses lèvres eurent un sourire humilié, haineux et ironique. Personne, cependant, ne remarqua ce qui se passait en elle. Personne ne devina ce qu’elle souffrait.

À peine Sukalou fût-il parti, que Mardona envoya Turib à Brekaki, en traîneau. Le soleil se couchait lorsque celui-ci revint avec Nimfodora ; celle-ci entra tout de suite dans la salle pour saluer la Mère de Dieu. Elle avait un foulard bleu noué dans ses cheveux noirs, le foulard dont Sukalou avait parlé. Elle frappa à terre de ses lourdes bottes pour détacher la neige qui les couvrait, et se débarrassa de sa pelisse d’agneau. Mardona vit alors qu’elle était parée d’un superbe collier de corail, et qu’elle avait au cou un petit fichu aux couleurs vives.

Mardona s’avança à la rencontre de son amie, et la prit par la main. Elle l’emmena dans sa chambre, traversant la cour sans proférer un mot. Quand elle fut chez elle et qu’elle eut soigneusement refermé la porte, elle s’assit dans son fauteuil. Nimfodora voulut lui baiser la main ; elle la lui retira lentement, d’un geste hautain.

« Ne m’embrasse pas, lui dit-elle. Jette-toi plutôt à genoux, et avoue ta faute. »

Elle regardait Nimfodora fixement, dardant ses yeux dans les yeux de la jeune paysanne, que celle-ci, contre son habitude, ne put baisser à terre, mais tint attachés au regard de son juge, grands ouverts, effarés, comme implorant grâce. Nimfodora tremblait de tous ses membres. Elle s’agenouilla sur le carreau sans rien dire.

« Parle ! de qui tiens-tu ce foulard ?

— C’est Sabadil qui me l’a donné.

— Et ce petit fichu ?

— Il me l’a donné aussi.

— Et ce collier de corail ?

— Ce collier aussi.

— Il t’aime ? continua Mardona, non pas du ton d’une femme jalouse et passionnée, mais avec la voix caressante d’une mère qui sonde le cœur de son enfant.

— Oui, râla Nimfodora.

— Et toi, tu l’aimes aussi ? »

Nimfodora regarda la mère de Dieu avec surprise. Elle semblait lui demander : « Tu sais donc si je l’aime ? Je ne le sais pas, moi ».

« Sabadil veut faire de toi sa femme ?

— Non. Il n’en a jamais été question, répondit Nimfodora.

— Vous vous voyez souvent cependant ? »

Nimfodora se tut.

« C’est chez Sofia que vous vous voyez ? »

Nimfodora jeta à la Mère de Dieu un coup d’œil suppliant. Ses lèvres s’agitèrent, mais ne laissèrent échapper aucun son.

« Réponds ! »

Nimfodora laissa retomber sa tête sur sa poitrine et regarda à terre.

« Dis-moi la vérité ! »

Mardona la prit par le menton, lui releva la tête et la perça d’un long regard bien en face.

« Je… C’est… Aie pitié de moi ! »

Elle se jeta aux pieds de Mardona et cacha son visage, envahi tout à coup d’une rougeur ardente, dans les jupons de la Mère de Dieu.

« Je croyais, moi, que tu m’aimais, Nimfodora, commença la Mère de Dieu après un moment de silence. Puisque tu me haïssais, pourquoi as-tu trompé mon cœur, dis ? Pourquoi ne m’as-tu pas craché à la figure, au lieu de me couvrir de baisers ? Tu m’as ravi tout mon bonheur, Nimfodora, car je t’aimais, et je l’aimais aussi, moi !

— Mardona ! frappe-moi », répliqua Nimfodora.

Sa voix râlait comme la plainte d’un cerf expirant.

« Frappe-moi, foule-moi aux pieds, tue-moi ! Je ne suis pas digne de conserver la vie !

— Calme-toi, dit Mardona avec douceur.

— Ne sois pas si bonne pour moi ! Tu m’accables ! murmura Nimfodora. Tu me déchires le cœur ! Foule-moi aux pieds. Je serais heureuse si tu me donnais des coups. »

Elle saisit le pied de Mardona et le posa sur sa nuque. Mais la Mère de Dieu ne la foula pas.

« Laisse-moi seule », ordonna-t-elle.

Nimfodora se leva, pâle comme une morte, fixa ses yeux secs et brûlants sur les yeux de Mardona et sortit en chancelant.

Mardona resta un moment très calme, les mains abandonnées sur ses genoux, envahie par une rêverie froide. Puis, tout à coup, elle leva les yeux au ciel et se mit à pleurer amèrement.

Sur ces entrefaites, une société nombreuse et gaie s’était rassemblée dans la grande salle. Jehorig et Wadasch accordaient leurs instruments. Les jeunes gens taquinaient les filles, dont les longues tresses fouettaient l’air joyeusement. Ossipowitch, le Wujt et Barabasch jouaient du tarok.

Nimfodora s’était étendue par terre, dehors, dans la neige. Elle se frappait la poitrine à coups de poing et priait d’une voix haute. Bientôt Mardona sortit de sa maison. Elle prit Nimfodora par la main et la releva. Toutes deux se rendirent dans la grande salle. Mardona prit place sur son siège élevé et bénit les assistants, qui à sa vue s’étaient agenouillés.

« Levez-vous, leur dit-elle, et amusez-vous selon les désirs de vos cœurs. Je veux vous voir joyeux. »

Les cymbales et le violon retentirent, mêlant les accents joyeux aux notes mélancoliques ; les couples se disposèrent pour danser la kolomijka. Tandis que la jeunesse tourbillonnait, faisant voler des masses de poussière, que le Wujt et Barabasch se disputaient à propos de leurs jeux, et que Turib roulait dans la salle un tonnelet de bière, Sabadil entra avec Lampad Kenulla.

Nimfodora, qui jusqu’à ce moment s’était tenue adossée à la muraille, dans l’immobilité d’une statue, se jeta aux pieds de Mardona et enlaça ses genoux de ses deux bras comme pour chercher une protection auprès d’elle. La Mère de Dieu embrassa la jeune fille et regarda Sabadil fièrement.

« Silence ! silence ! s’écria Kenulla. Ce n’est pas maintenant le moment de jouer des instruments et de danser. Nous sommes menacés par un jugement terrible du Très-Haut. Sodome et Gomorrhe ont pris naissance au milieu de nous, et l’heure est proche où le feu du ciel viendra exterminer les pécheurs. »

La musique se tut. Tous les assistants acclamèrent Kenulla.

« Quelle nouvelle apportes-tu ? Qu’est-il arrivé ? demanda Mardona.

— De faux prophètes s’élèvent, continua Kenulla ; ils détournent et séduisent ton peuple, reine des anges. Ce coquin de Sukalou et Wewa, cette oie stupide, soulèvent la masse contre toi. Wewa prétend que Dieu l’a élue, et te rejette. Il y en a un grand nombre qui se sont retirés de toi, pour se rattacher à ces faux prophètes. Ce nombre augmente chaque jour ; il s’accroît comme le sable de la mer.

— Qu’y a-t-il à faire ? demanda Nilko Ossipowitch très ému, les cartes de tarok à la main.

— Vous le demandez ? hurla Barabasch exaspéré. Mais… exterminez-les tous sur-le-champ ! transpercez-les et anéantissez-les comme des loups, de misérables bêtes fauves.

— À quoi songez-vous ? demanda Sabadil. Voulez-vous tuer tous ceux qui ne partagent pas votre croyance ?

— Ce ne sont pas des gens d’une autre croyance, repartit Barabasch : ce sont des blasphémateurs, des impies.

— Tu as raison, Barabasch, repartit Mardona, ce sont des pécheurs que Dieu a livrés entre mes mains. Je les jugerai, et les condamnerai.

— Êtes-vous fous ! s’écria Sabadil. Mardona, es-tu possédée du diable ?

— Que dit cet insensé ? interrompit Kenulla.

— Il blasphème ! » cria Barabasch.

Mardona se leva et étendit le bras entre les antagonistes.

« Taisez-vous immédiatement, ordonna-t-elle.

— Non, je ne me tairai pas » reprit Sabadil.

Dans ses yeux luisaient des éclairs de haine contre Mardona.

« Oubliez-vous donc, misérables égarés, qu’il y a des lois qui protègent notre prochain aussi bien que vous-même ? Mettez la main sur vos ennemis, tuez-les, et l’on dressera des potences à votre intention, scélérats, infâmes, assassins !

— Il blasphème ! crièrent plusieurs Duchobarzen d’une seule voix.

— Lapidez-le ! hurla Barabasch.

— Oui, lapidez-le ! »

— Silence, commanda Mardona. Dieu vous punira, aussi bien que cet impie ici présent et les parjures qui se soulèvent contre moi. Je suis ici à la place de Dieu. Celui qui blâme le jugement de Dieu, je le rejette. Il ne m’appartient plus. Il est destiné à la géhenne.

— Punis-le toi-même ! dit Barabasch. Puis, juge et condamne ces parjures.

— Je ferai tout cela lorsqu’il en sera temps, repartit Mardona, toujours calme et très digne.

— Ô aveugles ! cria Sabadil. Ne voyez-vous pas qu’elle vous mène droit à la perdition ?

— Dieu parle par sa bouche, répondit Wadasch. Humilie-toi. À genoux, et adore !

— J’ai deux yeux, qui voient encore, continua Sabadil, et je ne me laisserai aveugler par personne. Je vois que vous rejetez le pape pour élire à sa place un pape femelle. Des caprices de fille sont pour vous des révélations divines. »

Barabasch poussa un cri rauque, un cri de fanatique exaspéré. Il se jeta sur Sabadil et le saisit à la poitrine. Celui-ci s’en débarrassa d’un violent coup de poing et l’envoya rouler sur le carreau, bien fort. Il s’élança dehors, ensuite, en courant, sauta à cheval et partit au galop. Une confusion terrible s’ensuivit. Tous criaient à tue-tête, et couraient comme des fous, à droite et à gauche, dans la salle. Barabasch se releva baigné de sang ; Anastasie apporta de l’eau ; Nimfodora se battait avec Turib, qui, un pistolet à la main, menaçait de se mettre à la poursuite de Sabadil. Il n’y avait que Mardona qui restât sereine dans cette mêlée. Elle souriait d’un sourire de triomphe, un pli d’ineffable dédain aux lèvres.

Sabadil venait de se livrer entre ses mains.

Après avoir passé la nuit dans une auberge sur la route de Kolomea, Sabadil se rendit de bon matin à Brebaki, à cheval. Lampad n’était pas à la maison. Sofia sourit fièrement lorsqu’elle vit rentrer Sabadil. Elle le fit asseoir à ses côtés, sur le banc du poêle, et envoya chercher Nimfodora. Mais celle-ci n’était pas encore de retour de Fargowiza. Sofia entreprit de distraire et d’égayer Sabadil. Cela lui réussit si bien, qu’il resta à Brebaki jusqu’au soir, jusqu’à ce qu’il commençât à faire sombre.

Il était fort tard déjà lorsque Sabadil rentra chez lui. Il conduisit son cheval à l’écurie, se rendit dans la grande salle, battit le briquet avec son couteau, de l’amadou et une pierre à feu, et alluma la chandelle qui était sur la table.

À la faible lueur qui éclairait la chambre, Sabadil distingua tout à coup Mardona. Elle était entièrement vêtue de noir. Elle était assise sur le banc du poêle, et l’attendait. Quelque courageux que fût Sabadil, il tressaillit cependant avec violence et eut peur. Il ne put prononcer une parole. Elle, au contraire, était fort calme et sereine. Son visage de madone était blanc, et rose, et pur, et tranquille, comme à l’ordinaire. Sa bouche rouge invitait aux baisers, ses belles mains étaient enfouies sous sa pelisse noire, chaudement. Ses yeux seuls perçaient Sabadil d’un regard scrutateur. On eût dit qu’elle voulait lire au plus profond de son âme et l’interroger.

« Je suis venue à toi, Sabadil, commença-t-elle de sa jolie voix caressante et mélodieuse, comme le bon berger qui cherche sa brebis perdue. Sais-tu ce que tu as fait, dis-moi ? Et t’en repens-tu ?

— À quoi penses-tu ? repartit Sabadil, qui avait repris sa tranquillité. Ai-je l’air d’un imbécile ? Ce que j’ai fait, ce que j’ai dit, je l’ai fait et dit, non pas dans la colère, mais parce que c’est mon intime conviction.

— Tant pis ! interrompit la Mère de Dieu d’un ton sévère.

— Tant pis ou tant mieux, reprit Sabadil. Je n’ai fait que dire la vérité. Je le répète : j’ai parlé franchement, selon ma conviction, du fond du cœur. Je ne mens pas, moi. Je ne suis pas hypocrite ; c’est vous qui êtes des hypocrites !

— Malheureux !

— Oh ! je n’ai aucun besoin de ta compassion, de ta pitié, continua Sabadil, avec un rire dédaigneux. Je ne me repens pas de ce que j’ai fait. Non, certes, je ne le regrette pas. Aussi ne me vient-il pas à l’idée de faire pénitence.

— Cependant tu t’humilieras.

— Jamais !

— Quel entêtement ! quelle morgue tu as tout d’un coup ! continua Mardona. Je ne te reconnais pas. Et tu affirmes que c’est la sagesse qui parle par ta bouche ! Tu es possédé du diable, Sabadil ! »

Il se mit à rire aux éclats.

« S’il en est ainsi, exorcise-moi, élue du Très-Haut, Vierge toute-puissante, reine des saints et des anges.

— Oui, Sabadil, telle est aussi mon intention », repartit Mardona.

Elle se leva, lente et majestueuse, drapée dans sa pelisse noire, qui lui tombait jusqu’aux pieds. Les sequins d’or qui ornaient sa poitrine scintillaient avec un cliquetis.

Elle étendit le bras.

« À genoux, pécheur !

— Je ne m’agenouillerai pas devant toi. »

Mardona le regarda avec plus de pitié que de colère.

« Tu t’agenouilleras devant moi cependant, reprit-elle avec une sûreté qui le troubla, quoique d’une voix très douce.

— Tu essayeras en vain de m’y obliger. Je ne te crains pas.

— Ton devoir est de me craindre, Sabadil, répondit-elle affectueusement. Tu dois craindre Dieu que je représente. La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse. »

Elle s’approcha de lui, posa sa main sur son épaule, et le regarda dans les yeux, longuement, avec amour. Et il y avait beaucoup de choses dans ce regard. Il y avait surtout de la tristesse, une tristesse amère.

« Veux-tu nier que tu gis dans les ténèbres, et que tu as besoin de la lumière ?

— Ces ténèbres, c’est toi qui m’y as conduit.

— Non. Ce n’est pas moi. Ce sont tes doutes, mon pauvre ami. Tu ne possèdes pas la vraie foi. Tu donnes trop de prix aux jouissances terrestres. Aussi Satan a-t-il un plein pouvoir sur toi. La jalousie, l’envie, la passion et l’orgueil t’ont aveuglé. Tu as offensé Dieu en moi, tu t’es révolté contre ma volonté, qui est la volonté de l’Éternel, tu as été un mauvais exemple pour tes frères et sœurs ; tes péchés crient au ciel contre toi.

— Tu le dis.

— Oui, je le dis. »

Elle posa les mains sur son épaule, il sentit son haleine et le parfum enivrant de sa chevelure.

« Je le dis, moi, moi qui t’ai tant aimé, et que tu as trahie si honteusement.

— Je t’ai trahie ? »

Sabadil avait pâli jusqu’aux lèvres. Elle le sentait frissonner sous ses mains.

« Oui, tu m’as trahie.

— Qui t’a dit cela ? » balbutia-t-il.

. Son regard errait, tout effaré, dans la chambre ; ses yeux avaient des lueurs folles comme ceux d’un insensé.

« Agenouille-toi, et reconnais ta faute ! »

Mardona recula de deux pas et indiqua le sol du doigt.

« Que dois-je avouer ? demanda-t-il, toujours plus troublé. Je ne sais ce que tu demandes.

— Ne m’as-tu pas trahie avec Nimfodora ? »

Sabadil cacha son visage dans ses mains et lui tourna le dos, anéanti.

« Peux-tu te justifier ? Tu te tiens devant moi comme un malfaiteur devant son juge. Tu ne trouves rien à me dire, tu n’oses pas me regarder et tu trembles de honte et de confusion.

— Si j’ai failli, reprit-il, toujours en se détournant, c’est ta faute plutôt que la mienne. Comme je t’ai aimée ! et comme tu as récompensé mon amour !

— Tu blasphèmes, Sabadil, s’écria-t-elle. Accuses-tu l’Éternel de ce qu’il a compassion de toutes ses créatures, et pas seulement de toi seul ? Le valet a-t-il le droit de blâmer son maître de ce qu’il paye ses autres serviteurs et non pas lui seulement ? Qui es-tu ? Un pauvre pécheur. Je suis ton Dieu. Je suis ton maître. Que me reproches-tu ?

— Pourquoi m’as-tu menti en me faisant croire que tu m’aimais ?

— Je ne t’ai pas menti. Je t’aimais comme je n’ai jamais aimé personne, et je t’aime encore », répondit Mardona.

Sa voix frissonnait comme une corde brisée.

« Mais toi, tu m’as trahie ! Je t’ai toujours averti de ne pas voir en moi une femme ordinaire. Tu savais que, comme Dieu, j’aime tous ceux qui croient en moi, pas toi seulement ; tu savais aussi qu’il m’est impossible de répondre à ta passion. Tu n’as pas le droit de te plaindre. Et ne te justifie pas, Sabadil. C’était infâme à toi d’en aimer une autre, et de l’attirer ainsi sur ton cœur.

— Si j’ai péché, c’est l’amour que je te témoignais qui m’y a poussé, c’est aussi la jalousie, repartit Sabadil.

— Ne cherche pas à t’excuser, reconnais ta faute, continua Mardona. Repens-toi, repens-toi sincèrement, humilie-toi, livre-toi entre mes mains.

— Je suis assailli de doutes affreux, je le reconnais, dit Sabadil. Je veux croire à toi, et je ne le peux. Souvent je pense que Dieu parle par ta bouche, puis je suis saisi d’une angoisse terrible que tout cela ne soit que de vaines paroles. »

Mardona sourit avec dédain.

« Je me suis révolté contre toi, continua Sabadil, parce que je ne crois plus à toi, je n’ai pas voulu offenser Dieu. Mon intention était de témoigner mon mépris à la femme que j’ai aimée, et qui raillait mon amour, à l’hypocrite dont les paroles ne sont que mensonge.

— Tu me hais donc ?

— Je t’ai haïe, Mardona. Maintenant je t’aime, je sens que je t’aime plus que jamais.

— Reconnais que tu as offensé Dieu en ma personne.

— Je le reconnais.

— Avoue que tu m’as trahie. »

Sabadil se tourna brusquement vers elle, et se précipita à ses pieds.

« Aie pitié, Mardona », cria-t-il, en embrassant ses genoux avec frénésie, comme un condamné qui demande sa grâce.

Elle posa la main sur sa tête. Il lui appartenait de nouveau maintenant.

« Tu aimes Nimfodora ? »

Il ne répondit rien.

« Avoue que vous vous aimez.

— J’avoue tout ce que tu désires, murmura-t-il : j’ai péché. Je veux racheter mes fautes, juge-moi, je te prie ! Punis-moi, oh ! punis-moi.

— Sois calme. Je le ferai sûrement », répondit-elle, très calme. Elle le regardait d’un air étrange, avec un sourire mauvais. Lui, se tenait étendu à ses pieds, tout pâle.

« Hélas ! je n’ai aimé que toi, recommença Sabadil, mais ton cœur appartient à tous.

— C’est mon devoir.

— Et tu blâmais l’amour passionné que je te portais ; tu me punissais, tu me maltraitais.

— Je ne l’ai pas fait assez, Sabadil, repartit Mardona. Je ne suis pas parvenue, comme je le désirais, à mortifier ta chair, à transformer ton amour charnel en affection divine. Cette fois-ci, je m’y prendrai autrement. Tu m’as dit, du reste, que tu n’avais aucun besoin de ma pitié. Allons, viens ! »

Un vague pressentiment serra Sabadil au cœur. Mais la beauté de Mardona, la puissance qu’elle avait sur lui et jusqu’à sa froide sévérité enflammaient à nouveau sa passion. Il se laissait emmener, il partait contre sa volonté. Il éprouvait une douce volupté à se livrer entre les mains de Mardona ; il la suivait machinalement. Il se sentait comme dans un de ces rêves où l’on veut poignarder son adversaire, et où l’on a le bras paralysé.

Mardona s’assit dans son traîneau, qui était resté arrêté près d’un taillis, derrière la maison. Elle prit les rênes, et ordonna à Sabadil de monter près d’elle. Lorsqu’elle le vit à ses côtés et que le traîneau se mit en marche, Mardona sourit d’un air mauvais, avec amertume. Elle emmenait le rebelle qu’elle avait fait prisonnier à cette heure. Lorsqu’ils longèrent la forêt, des lueurs ardentes, mobiles comme des feux follets, se montrèrent à travers les arbres, s’approchant peu à peu.

« Des loups ! » murmura Sabadil.

Mardona ne dit rien. Elle se leva, droite, dans le traîneau, et prit son fouet. Les loups approchaient. On entendait déjà leurs cris féroces, leurs hurlements prolongés. Mardona brandit son fouet et en laboura les flancs de ses chevaux, qui partirent ventre à terre.

Les clochettes de l’attelage rendaient un tintement aigu pareil à une plainte. La neige et la glace sautaient et tourbillonnaient sous les sabots des chevaux ; le traîneau volait comme un oiseau à travers la tourmente. Peu à peu les hurlements devinrent moins distincts, et les yeux phosphorescents des loups disparurent dans les ténèbres. Le danger était passé, Sabadil respira profondément. Mardona le regarda par-dessus l’épaule avec dédain. Puis elle sourit de nouveau, de son mauvais sourire.