Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 258-263).

CHAPITRE XVIII

Mardona s’inquiétait fort peu de ce qui se passait dans la maison de Wewa, l’Antéchrist féminin de Fargowiza-polna. Elle avait assez à faire à s’occuper d’elle-même. Elle s’étonnait du changement survenu en elle depuis quelque temps, des pensées et des sensations qui la tourmentaient : elle avait changé, sans même s’en rendre compte. Elle était devenue douce, distraite, presque rêveuse. Elle ne pensait plus qu’à Sabadil. Moins il venait lui rendre visite maintenant, plus il la traitait avec un respect plein de froideur, plus elle sentait la passion l’enflammer et grandir en elle.

Elle l’aimait chaque jour davantage d’un amour vif et profond. Elle sentait qu’il était nécessaire qu’elle fît une démarche afin de le gagner de nouveau tout entier. Elle eût voulu enflammer sa passion, et son amour pour lui devint si grand, qu’il anéantit tout autre sentiment, et même sa fierté.

C’était par une belle matinée d’hiver. L’air était plein de soleil. Les oiseaux chantaient dans les rameaux verts des sapins. Sabadil était à l’écurie, étrillant lui-même son cheval, qui avait la tête tournée vers lui et le regardait de ses bons yeux affectueux. L’écurie était un petit recoin noir, où le soleil ne pénétrait que par quelques fissures ou entre des poutres disjointes. Lorsque Mardona parut sur le seuil, elle sembla à Sabadil entourée d’une sorte d’auréole, dans la pleine lueur du jour. Il la considéra avec admiration. C’était la première fois que la sainte de Fargowiza-polna se montrait dans sa maison.

« Puis-je t’aider, ami ? » lui demanda-t-elle de sa belle voix, et avec un regard empreint de bonté et de franche gaieté.

Sabadil ne répondit pas à sa question. Il se contenta de caresser le cou nerveux de son cheval, en le flattant de la main à petits coups.

Puis il posa l’étrille.

« As-tu fini ? demanda-t-elle.

— Qu’y a-t-il à votre service ?

— Crois-tu que je suis venue parce que j’ai besoin d’un service ? répondit Mardona affectueusement. Non, mon ami. Mon cœur soupirait après toi, et je suis venue t’embrasser et surveiller un peu ton petit ménage.

— Il n’en vaut guère la peine, dit Sabadil avec un sourire. Un pauvre paysan n’aime guère à étaler le peu qu’il a.

— Tu n’es pas pauvre, cependant…

— Un cheval et deux vaches ne signifient pas grand’chose.

— Qui te parle de ton cheval ? Ne me possèdes-tu pas, moi ?

— Toi ? »

Sabadil eut un sourire triste.

« Pourquoi es-tu si sombre ? continua-t-elle. Tu t’affliges. Dans ton regard il y a comme un reproche à mon adresse. Je veux te voir joyeux, Sabadil. joyeux comme la première fois que nous nous vîmes… dans la forêt, tu sais, alors que le soleil brillait et que les oiseaux chantaient… et que toi… »

Elle ne termina pas, et regarda à terre malicieusement.

« Il vaudrait mieux que nous ne nous fussions jamais rencontrés.

— Sabadil ! Regarde-moi. Qu’as-tu donc contre moi ? »

Mardona lui prit la main et le regarda dans les yeux, longuement, avec tendresse.

« Tu te fais du mal, Sabadil, et à moi aussi tu m’en fais. À moi plus encore qu’à toi, peut-être, parce que… Oui, tu ne sais pas, Sabadil, comme je t’aime.

— Mardona ! »

Elle ne dit plus rien. Mais elle passa son bras autour du cou du jeune homme, doucement, et elle laissa parler ses yeux et ses lèvres avec passion. Et ils parlèrent un langage plus persuasif qu’aucun autre, ce langage qui existe depuis des milliers d’années, et qui est connu des oiseaux et des animaux, des eaux et des forêts embaumées. Bientôt aussi Sabadil se prit à sourire joyeusement. Il retrouva son sourire candide des jours heureux, lorsqu’il se promenait dans les bois, où il rencontra Mardona, près de l’étang solitaire aux flots dormants. Il attira la jeune fille sur son cœur, non pas avec une passion sauvage, mais avec un sentiment profond de bonheur. Et en ce moment les torts qu’il avait envers la Mère de Dieu l’aiguillonnèrent et il éprouva un vif repentir. Il se mit à la caresser et à l’embrasser et à la caresser encore avec une tendresse qui la toucha et qui la rendit bien heureuse.

« Je t’ai retrouvé maintenant, mon bien-aimé, murmura Mardona. Et je te jure que tu ne m’échapperas plus. »

Elle l’embrassa et l’embrassa encore, et toujours, jusqu’à ce qu’une voix de femme, claire et vibrante, vînt séparer les amoureux brusquement.

« Qui est-ce ? demanda Mardona, fronçant les sourcils.

— Une jeune fille qui fait ma cuisine et soigne la volaille.

— Est-elle jolie ? »

Sabadil haussa les épaules.

« Mais jeune ?

— Jeune, oui.

— Jolie et jeune, s’écria Mardona. Cela doit donner à causer dans le village. Pourquoi ne prends-tu pas plutôt une vieille femme ?

— À quoi bon ? Une jeune femme travaille mieux. » Ils sortirent de l’étable ; Mardona dévisagea avec une curiosité aiguë la jeune servante, qui, malgré ses lourdes bottes et son jupon crottés, était fort avenante, fraîche, avec de grands yeux noirs et la bouche rieuse.

Elle, de son côté, regarda Mardona, très surprise. « Qu’y a-t-il ? demanda Sabadil.

— Le juif est là, qui désire acheter des pommes de terre.

— Je n’en vends pas. »

La servante s’éloigna.

« Écoute, mon ami, commença Mardona, tu ne garderas pas cette fille chez toi.

— Pourquoi donc ?

— Parce que…, parce que cela ne me plaît pas, répliqua Mardona. Montre-moi ta maison, à présent. »

Mardona visita la métairie et l’appartement. Il n’était rien qu’elle n’examinât avec plaisir. Elle était redevenue la belle jeune fille douce et sérieuse. Elle n’avait plus le cachet mystique de la Mère de Dieu, de la sainte étrange de Fargowiza-polna. Elle se comportait en femme qui aime, et qui est heureuse par son amour. Sabadil ne se souvenait pas de l’avoir vue si bonne et si douce, et si séduisante.

« Nous allons voir maintenant ce que nous aurons pour notre dîner, dit-elle tout à coup. Je reste ici avec toi, et je partagerai ton repas.

— Je crois qu’il n’y a pas grand’chose ici, remarqua Sabadil visiblement embarrassé.

— Laisse-moi faire, s’écria Mardona. Je préparerai moi-même tout ce qu’il faut.

— Toi ?

— Pourquoi pas ? Allons, donne-moi les clefs. »

Mardona se dépouilla, en souriant, de ses colliers et ôta ses bracelets. Elle mit un tablier de toile, retroussa ses manches et alluma du feu dans l’âtre. Elle se rendit ensuite au garde-manger, avec Sabadil, qu’elle chargea de tout ce dont elle avait besoin. Elle décrocha de la muraille des casseroles et des plats, et se mit prestement à l’œuvre. L’eau chantait gaiement sur la braise ardente. Mardona cassa des œufs dans la farine, y versa du lait, y mit du beurre et du sel, et pétrit la pâte. Sabadil préparait des pois. Tout fut terminé en un clin d’œil. Mardona mit le couvert, et apporta sur la table la soupière fumante.

Ils prirent place et dînèrent. Ils avaient grand appétit. Sabadil s’étonnait de ce que la Mère de Dieu avait tout apprêté, et d’une façon si exquise.

« Sûrement, dit-il, un gentilhomme ne mange pas mieux que nous aujourd’hui.

— Mon cœur, c’est parce que l’amour assaisonne notre dîner », railla Mardona en souriant.

Ils prirent leur repas, ils rirent, ils s’embrassèrent. Ils étaient si heureux ! Ils restèrent ensemble à causer jusqu’à la tombée de la nuit. Sabadil, alors, attela ses chevaux pour accompagner Mardona à Fargowiza. Il conduisit le traîneau lui-même. Elle était assise à ses côtés, le regardant de ses yeux bleus, languissants et doux. Elle appuyait sa tête à l’épaule de Sabadil, et souriait amoureusement.