Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 252-257).

CHAPITRE XVII

La nouvelle apportée par Turib n’était que trop vraie. Une partie des Duchobarzen étaient en révolte ouverte contre Mardona et ses disciples. Cette division et ces troubles étaient simplement le résultat d’un acte de désespoir de Sukalou.

Ce saint étrange avait gagné pas mal de partisans à la cause de la nouvelle Mère de Dieu, lorsque Mardona, au lieu d’être condamnée à la prison comme il s’y attendait, était revenue gaie et sereine à Fargowiza. L’issue de cette affaire avait littéralement anéanti Sukalou. C’était un coup de foudre, quoi ! un coup qui détruisait ses projets et toutes ses espérances. Ce coup l’atteignit si profondément, qu’il en devint tout petit, menu comme une souris, et même il se retira, grandement penaud, dans une sorte de souricière, un trou creusé sous terre et habité par Mischko, le bohémien. Sukalou y passa quelques jours blotti et tremblant. Comme il ne pouvait se décider à se nourrir de chats, de chiens et de corneilles, il souffrit réellement de la faim dans la demeure du pauvre bohémien. Un jour, enfin, il se décida à sortir. Il se rendit chez lui, mangea tout ce qui s’y trouvait, se reposa, et, après un somme, se tint le monologue suivant : Ne sois donc pas si lâche, imbécile ! La poltronnerie expose à de plus grands dangers encore que le courage. Tu es libre de reconnaître ta faute, d’en demander pardon et de t’humilier ; mais, voilà, Mardona est capable de te faire rosser d’importance ; des coups, ce ne serait rien encore. Mais elle peut te forcer à jeûner, à jeûner durant un mois entier, jusqu’à ce que tu ressembles à ton ombre. Non, Sukalou, tu ne t’humilieras pas ! tu ne reviendras pas sur ce que tu as affirmé. Tu tiendras bravement le parti de Wewa, tu lui gagneras des partisans, et, lorsqu’elle se sera constitué une armée, qui peut t’atteindre et te menacer, dis ? — Et si cela tournait mal ? s’il t’arrivait de tomber au pouvoir de Mardona ? Quoi, alors, quoi ? Elle ne peut cependant te faire pendre comme cela, sans autre forme ! Non, elle ne le peut. Il y a des lois, Sukalou, je t’assure qu’il y en a. Il y en a pour protéger les honnêtes gens, les hommes paisibles et pieux.

Là-dessus il se rendit à l’auberge, se grisa et reprit son œuvre avec un nouveau zèle. Il se transporta de village en village, sur ses longues jambes maigres, et partout il annonça la révélation qui lui avait été faite. Il chanta les louanges de la nouvelle Mère de Dieu et lui gagna ainsi un grand nombre de disciples.

Le dimanche suivant, il y eut bien une vingtaine de Duchobarzen qui se réunirent dans la maison de Wewa, où le premier office divin fut célébré avec une grande solennité. On remarquait dans le nombre Sukalou et Sofia Kenulla. Wewa ne parut pas durant la cérémonie. Ce ne fut que vers la fin, lorsque l’assemblée entonna un pieux cantique, que Wewa entra dans la salle, à longues et lentes enjambées. Elle portait sur la tête une sorte de couronne en paillettes d’or qui la faisait ressembler à une fiancée valaque. Sur les épaules, elle avait un manteau de satin rouge, doublé et garni de lapin blanc. Ses pieds étaient serrés dans des bottes bleues en maroquin, à talons d’argent ; enfin elle disparaissait littéralement sous une pluie de ducats, de perles fausses, de grains de corail et de monnaies d’argent. Elle faisait de grands efforts pour avoir l’air digne et majestueux et, à cet effet, redressait sa gorge, levait haut la tête et parlait d’une voix sourde et profonde, comme un homme.

À sa vue, les assistants se jetèrent à genoux. Elle les bénit en étendant sur eux ses belles mains rondelettes, luisantes de graisse, où brillaient plusieurs bagues enrichies de clinquant et de pierres fausses.

« Je te salue, étoile des croyants, consolation des affligés, s’écria Sukalou en jouant de la prunelle et en levant les mains au ciel ; aie pitié de nous !

— Prie pour nous, cria Sofia, le regard brûlant d’extase ; délivre-nous des faux prophètes qui prennent le nom de l’Éternel en vain et se promènent couverts des riches atours d’une souveraine, au lieu de s’humilier sous le sac et la cendre pour racheter leurs fautes !

— Je vous écoute, répondit Wewa d’une voix de basse taille, comme un chantre ivre, je vous écoute, et Dieu aussi prête l’oreille à vos prières. J’ai compassion de vous, pauvres pécheurs, de vos vices et de vos turpitudes ; je vous promets de vous aider à suivre le droit chemin, de vous soutenir d’une main ferme et douce. Soyez pieux et obéissants, priez, faites pénitence ! Je vois venir le jour où j’aurai à juger les infidèles, et cette maudite, cette pécheresse, cette Athalie de Fargowiza-polna. »

Wewa les embrassa tous ensuite, l’un après l’autre. Les Duchobarzen baisèrent avec transport ses bottes bleues. Sukalou alla même jusqu’à presser ses lèvres sur une tache au manteau de la Mère de Dieu.

Lorsqu’ils furent dispersés, Wewa se tint un instant assise sur un siège élevé, une sorte de trône. Elle ressemblait à une idole chinoise sur son piédestal. Sukalou se jeta à genoux devant elle, au milieu de la salle.

« Eh bien, siège de la souveraine sagesse, commença-t-il avec de longs soupirs, es-tu contente de ton esclave ?

— Je suis contente, Sukalou.

— Ta gloire s’étend au loin, Tour de David, comme la lumière du soleil, de l’aube au couchant. Aie pitié de moi, misérable, ô rémission de toutes les fautes, apaise ma faim et délivre-moi de la soif inextinguible qui me dévore !

— J’ai fait préparer un festin pour toi et pour moi, reprit Wewa. Nous voulons glorifier ensemble cette journée où j’ai si heureusement revêtu ma sainte charge. J’aurai compassion de tes faiblesses et je récompenserai ta fidélité.

— Je suis sûr, Wewa, que tu as un quartier de porc à la broche, s’écria Sukalou enthousiasmé et se pourléchant les lèvres avec gourmandise.

— Non, ô le plus fidèle de mes alliés ; mais je te ferai la grâce de t’accorder ma main.

— Je n’en suis pas digne, gémit Sukalou.

— Je le sais, repartit Wewa d’un ton résolu. Si tu en étais digne, je ne parlerais pas de la grâce dont je veux te donner la preuve.

— Mais tu es beaucoup trop bonne à mon égard, répondit Sukalou d’une voix plaintive ; il suffit que tu m’autorises à ramasser les miettes qui tombent de ta table, reine des anges… »

Un soufflet terrible, appliqué d’une main ferme sur sa joue, coupa court aux flagorneries de Sukalou.

« Pas un mot de plus, misérable imbécile, âne bâté, fieffé coquin ! Tu n’es même pas digne de lécher la poussière de ma chaussure. Ne suis-je pas pareille à la fiancée du Cantique, belle comme la lune, aimable comme Jérusalem, terrible comme des armées ? »

Elle arpentait la chambre à grands pas, faisant bruire ses jupons. Sa robe fouettait ses bottes de maroquin bleu, et ses talons d’argent cliquetaient comme des castagnettes sur le carreau. Sukalou soupira d’un air grave et prit une pincée de tabac.

« As-tu jamais entendu qu’une Mère de Dieu se fût mariée ? » hasarda-t-il timidement. Wewa se redressa.

« Tu as raison, lui dit-elle.

— Tu dois nous être à tous une image de pureté, un siège de vertu céleste, continua Sukalou en souriant, et non la femme d’un pauvre vieux perclus comme moi.

— Tu as raison, Sukalou ! s’écria Wewa fièrement. C’est vrai que tu es indigne de marcher à mes côtés à l’autel ; aucun homme n’en est digne. J’agirai selon qu’il convient à l’Élue du Très-Haut. Viens. Nous allons manger, et boire, et nous réjouir. »

Sukalou sourit, l’air ravi.