Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 248-251).

CHAPITRE XVI

C’était la foire de Kolomea. Les parents de Nimfodora s’y étaient rendus à cheval. Elle était seule au logis. Elle s’était établie près du foyer, où brillait un grand feu, et travaillait à un filet de pêcheur. Elle n’entendit pas qu’on marchait derrière elle ; elle ne vit pas que quelqu’un étant entré dans la chambre s’était arrêté à ses côtés ; elle pensait, elle rêvait comme à l’ordinaire, et ce ne fut que lorsqu’une voix forte et gaie lui souhaita le bonjour, qu’elle tressaillit et sortit de sa somnolence. Elle leva les yeux. Sabadil était devant elle et lui souriait. Toute autre fille se fut effrayée ou eût rougi ; Nimfodora ne se montra ni étonnée ni effarouchée ; elle n’eut l’air ni joyeux ni fâché. Sabadil lui prit la main : elle la lui abandonna ; il l’embrassa : elle le laissa faire. Puis elle baissa la tête de nouveau et se remit à son ouvrage.

Sabadil ne dit pas un mot. Elle non plus ne parla pas. Ses narines seules frémissaient imperceptiblement, et ses lèvres rondes étaient entr’ouvertes comme si elle était hors d’haleine.

« Que fais-tu là ? dit enfin Sabadil.

— Un filet.

— À quoi bon, un filet ?

— Pour prendre du poisson. Nous approchons de Noël.

— Et c’est pour cela que tu te donnes tant de peine ? reprit-il. Ta chevelure est un filet qui enlace et emprisonne qui tu veux ; tes yeux noirs sont des hameçons, et ta bouche rose est une amorce, jeune fille. »

Nimfodora regarda fixement les flammes du foyer, comme si elle eût voulu y chercher du secours. Ses mains retombèrent sur ses genoux, avec le filet qu’elle tenait, ses lèvres s’agitèrent : on eût dit qu’elle parlait un langage sans paroles. Une lueur vive et rouge éclaira son beau visage pâle et mélancolique.

« Nimfodora, parle, — me hais-tu ? recommença Sabadil.

— Non.

— Mais tu ne m’aimes pas ? »

Elle le regarda. Elle semblait lui demander : Es-tu sûr, dis, que je ne t’aime pas ? Puis elle retomba dans sa rêverie. Elle parut regarder en elle-même, sonder son âme, étonnée, avec une douloureuse curiosité ; elle parut se dire : Mais est-ce que je l’aime ? est-ce que je l’aime, vraiment ?

Et rien ne lui répondit.

Sabadil attendait avec elle. Il se plaça derrière elle lentement, il passa son bras autour de sa taille, doucement, avec tendresse ; il se pencha vers elle, et ses lèvres s’approchèrent de celles de la jeune fille. Elle le laissa faire. Elle frémit légèrement, comme prise d’un grand frisson. Et lui l’embrassa de nouveau, et encore, et toujours. Elle, elle s’attacha à ses lèvres, pâle, immobile, terrifiée de ce qui arrivait.

Le jour suivant, Sabadil se rendit chez Mardona. Il trouva Nimfodora avec elle. Ils échangèrent un regard, un seul. Sabadil comprit que la Mère de Dieu ignorait sa visite à Brebaki. Il n’y fit aucune allusion.

Nimfodora se laissa embrasser et choyer par Mardona ; mais elle ne lui rendit pas ses caresses. Elle était plus sombre encore que de coutume et plus blême. Elle regardait devant elle d’un œil fixe, comme si elle eût vu poindre quelque chose d’horrible dans le lointain, et qu’elle se sentît condamnée à le supporter. Sabadil la regardait. Il regardait aussi Mardona en poussant de longs soupirs.

Il y avait un souffle chaud dans l’air comme avant un orage. Par bonheur Turib entra. Il jeta avec colère sur le carreau son bonnet d’agneau noir et s’écria :

« Vous êtes là, assis, de parfaite humeur, vous vous divertissez, et pendant ce temps le monde est sens dessus dessous.

— Eh quoi ! demanda Mardona d’une voix gaie, que se passe-t-il ?

— Une révolte est en train de se faire. Et à la tête de cette révolte se trouve… Wewa.

— Wewa ! Wewa Skowrow, la veuve amoureuse ?

— Ne parle donc pas si longuement, ordonna Mardona. Qu’as-tu appris ? Raconte.

— Dieu lui-même est apparu à ce scélérat de Sukalou, à ce coquin. Il lui est apparu en rêve, repartit Turib, et il lui a dit qu’il te rejetait et élisait à ta place Wewa Skowrow, Mère de Dieu. »

Mardona se prit à rire aux éclats.

« Il ne faut pas rire, c’est ainsi. Et réellement Wewa se comporte maintenant comme une sainte, ou comme un gouverneur de province. Beaucoup de tes disciples ont passé dans son camp. Elle tient une cour dans sa propriété comme l’impératrice à Vienne. »

Mardona continua à rire de plus en plus fort.

« Je ne sais pas ce qu’il y a de si drôle là dedans », s’écria Turib froissé.

Il se leva, mit son bonnet sur l’oreille et sortit très vivement.