Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 240-247).

CHAPITRE XV

Plusieurs jours se passèrent. Sabadil n’était pas retourné à Fargowiza-polna. Mardona lui envoya Jehorig, mais celui-ci ne le trouva pas à la maison. Sabadil, qui jusqu’à ce jour n’avait pas fait gagner un kreuzer aux aubergistes juifs du village, passait ses journées et ses nuits à la taverne ; il buvait, il fumait, il jouait aux cartes. Il invitait la jeunesse de Solisko à se divertir avec lui. On s’enivrait, on chantait des refrains obscènes.

Un soir, cependant, Sabadil n’y put tenir. Il quitta sa place, jeta sur la table une poignée de monnaie, enfonça son bonnet sur ses cheveux épars, demanda son cheval et partit pour Fargowiza. Il atteignit la porte de la maison habitée par Mardona, mais il n’entra pas. Il réfléchit un instant, puis fit le tour du bâtiment, à cheval ; arrivé à la petite sortie ménagée sur les champs, il s’arrêta. Il attacha son cheval aux branches de la haie, traversa la haute neige et se glissa sous les fenêtres de la Mère de Dieu. Elles étaient éclairées. Sabadil essaya de regarder à l’intérieur, mais les vitres étaient couvertes d’un givre si épais qu’il ne put rien distinguer. Par contre, il entendit distinctement un murmure lent et continu comme une prière. La jalousie se réveilla de nouveau dans le cœur de Sabadil. Il prêta l’oreille anxieusement. Il reconnut alors la belle voix forte de Mardona, accompagnée par une autre voix de femme, plaintive et triste. Sabadil fit pour la seconde fois le tour de la maison. Il vit la grande porte ouverte et se glissa, sans être vu, jusqu’à la chambre de Mardona. Les prières étaient terminées. Cependant Mardona et Nimfodora parurent surprises et même effrayées de l’arrivée de Sabadil.

« C’est toi », dit enfin la Mère de Dieu.

Nimfodora se tenait debout près de Mardona, cambrant sa taille fine et détournant un peu la tête, de manière à laisser voir son profil pur. Elle tenait les yeux baissés.

« Tu ne m’attendais pas ? demanda Sabadil.

— Mais si. J’ai envoyé chez toi Jehorig.

— Chez moi ?

— Certainement.

— J’étais décidé à ne plus revenir ici.

— Tu y es revenu, cependant. »

Mardona s’établit dans son fauteuil.

Nimfodora lui arrangea les nattes de sa chevelure, les lui lissa avec le peigne et s’agenouilla pour lui embrasser les pieds, avec une soumission d’esclave et une sorte d’extase dans le regard.

Lorsque Nimfodora traversa la chambre pour serrer le peigne dans le tiroir de l’armoire à glace, sa démarche surprit beaucoup Sabadil. Elle avançait lentement, mais on ne la voyait pas faire de pas ; elle baissait la tête et regardait un peu de côté, comme un animal effrayé.

Mardona se leva et alla au miroir.

« Interroge-moi, questionne-moi,… dit Nimfodora lentement, d’une voix semblable au râle d’un cerf expirant, je te dirai la vérité, moi ! Ah ! tu es si belle ! »

Elle regarda Sabadil avec une douce exaltation. Elle semblait lui demander :

« Et toi, ne la trouves-tu pas belle, dis ? ne l’admires-tu pas aussi ?

— Sais-tu, Nimfodora, que je commence à avoir des rides ? répondit Mardona en riant.

— Où ? Allons donc, tu veux rire. Je ne vois rien.

— Tous ne voient pas par tes yeux. Avant peu, beaucoup s’en apercevront. Oui, je serai bientôt vieille et laide.

— Toi ! interrompit Nimfodora. Mais tu es toute jeune, tu n’as que deux ans de plus que moi.

— Oh ! tu n’as pas encore vingt ans, s’écria Mardona, et il m’en manque quatre, à moi, pour atteindre la trentaine.

— Toi, du moins, tu resteras toujours belle ! »

Nimfodora frissonna et regarda son amie d’un œil suppliant.

« Sais-tu un remède pour m’empêcher de vieillir, par hasard ?

— J’en connais un, dit Sabadil. C’est une croyance très répandue dans le peuple…

— Dis-le-moi, s’écria Mardona, que je puisse me débarrasser de ces vilaines rides.

— Du sang humain, répondit Sabadil avec candeur.

— Du sang humain ! mais où en prendre ? »

Mardona n’avait pas achevé, que déjà Nimfodora avait arraché un couteau de la ceinture de Sabadil et s’était fait au bras une entaille profonde. Le sang coulait, chaud et rouge.

« Mon Dieu ! » s’écria Sabadil, tout effrayé.

Nimfodora avait pâli, ses lèvres avaient des tressaillements. Ses yeux sombres étaient fixés sur le jeune homme.

« Qu’as-tu fait ? murmura Mardona, es-tu folle ? » Elle lui enleva le couteau.

« C’est fini, dit Nimfodora avec un joyeux sourire. Voilà mon sang. Prends-le. Il t’appartient. »

Mardona saisit la jeune fille dans ses bras et couvrit son visage pâle d’ardents baisers. Sabadil examinait Nimfodora avec étonnement. Elle lui paraissait si étrange, si extraordinaire : une créature surnaturelle enfin. Mardona aussi l’étonnait, car, tout en assaillant Nimfodora de doux reproches, elle se lava bel et bien le visage de son sang. Elle prit même le bras de la jeune fille et y appliqua ses lèvres, buvant le sang qui coulait de la blessure. Elle apporta ensuite, sans se hâter le moins du monde, un mouchoir, le trempa dans l’eau froide et banda la plaie. Puis elle se remit à embrasser Nimfodora et à la caresser.

Lorsque la lune parut au-dessus du rideau sombre de la forêt, Nimfodora se prépara à retourner chez elle.

« Tu ne vas pas te rendre à Brebaki si tard ? demanda Mardona.

— Je le dois : mes parents m’attendent.

— Si vous le désirez, Nimfodora, je vous reconduirai.

— Je vous remercie et j’accepte.

— Non. Tu ne partiras pas, interrompit Mardona. Je te le défends. Tu as perdu trop de sang. Et on dit que des loups se montrent dans la contrée. Tu resteras auprès de moi. »

Nimfodora baissa la tête d’un air soumis.

« Ainsi vous restez à la métairie ? dit Sabadil.

— Je reste », balbutia Nimfodora.

Elle perça Sabadil d’un regard profond et mystérieux.

« Quelle fille étrange ! » se répétait-il en retournant chez lui, à la clarté d’un magnifique ciel d’hiver.

Il réfléchit longtemps. Mais il ne put la définir.

À partir de cette soirée, Sabadil rencontra presque chaque jour Nimfodora chez les Ossipowitch. Elle n’y était venue que rarement auparavant. Avec Nimfodora, cette enfant mélancolique, Mardona se départait de sa majesté et de son calme. Elles jouaient ensemble comme deux jeunes chats, s’ébattant et folâtrant à l’envi. Sabadil se tenait d’habitude dans quelque coin sombre de la pièce, observant ceux qui s’y trouvaient. Il remarqua que Nimfodora, elle, ne riait jamais. Lorsque les autres riaient, elle restait sérieuse, ou parfois souriait d’un sourire douloureux et vague. Souvent même elle était absorbée au point de ne rien entendre de ce qui se passait autour d’elle. Elle inclinait en avant son beau visage pâle, comme pour écouter ; mais son regard était pensif et morne, et elle ne faisait aucun mouvement.

Que Nimfodora fût debout ou qu’elle marchât, elle tenait toujours ses mains attachées à son corps, comme si elle eût craint le contact de tout ce qui l’environnait. Sabadil lui parlait rarement, et toujours en peu de mots. Elle le regardait fort peu, bien que les yeux de Sabadil fussent maintenant constamment fixés sur elle. Mais, lorsqu’elle le regardait, c’était avec un calme, une sympathie qui lui faisaient du bien, qui le réjouissaient. Sabadil n’éprouvait pas de passion à considérer cette fille pâle et triste ou à penser à elle ; non, c’était plutôt un grand soulagement. Elle lui plaisait.

Il se sentait heureux et calme en sa présence. Mardona le rendait fou, faisait bouillir son sang par son regard ; Nimfodora, elle, le calmait, apaisait la fièvre qui lui brûlait le cerveau. Dès qu’elle paraissait, il lui semblait qu’un son d’orgue traversait la chambre, et, là où elle se trouvait, il entendait la forêt bruire, les ruisseaux gazouiller, les oiseaux chanter ; il voyait luire le soleil effaçant les grandes ombres.

Sabadil l’aimait. Et il n’osait se demander si elle répondait à son amour. Elle était comme une fleur, s’ouvrant et embaumant à l’ombre, dans la solitude. Elle ne parlait pas, comme s’il ne se fût pas trouvé de paroles pour exprimer ses pensées. Lui, Sabadil, ne comprenait pas ce calme triste, ni le regard énigmatique de ses beaux yeux rêveurs.

Une fois, une seule fois, ils se rencontrèrent sans témoins dans la maison du vieil Ossipowitch. C’était par hasard, du moins à ce qu’il semblait. Mardona s’était rendue à la ville ; Nimfodora était venue quand même, nul ne savait dans quelle intention. Personne non plus ne sut pourquoi elle sortit précipitamment de la grande salle lorsqu’elle entendit retentir les sabots d’un cheval sur la neige durcie. C’est ainsi que Sabadil la rencontra dans la cour.

« Tu retournes déjà chez toi, Nimfodora ? demanda Sabadil.

— Il le faut,… sûrement, il le faut. »

Elle regarda par terre, tristement.

Il lui donna le baiser de paix. Elle se laissa embrasser par lui, très calme, les mains enfouies dans les manches de son manteau.

« Si tu veux, je te prendrai avec moi sur mon cheval.

— Je préfère aller à pied.

— Avec cette hauteur de neige ?

— Mardona ne serait pas contente si elle savait que tu m’as reconduite.

— Dis plutôt que tu ne veux pas que je te reconduise chez toi, s’écria Sabadil. Tu as sûrement un amoureux à Brebaki.

— Je n’ai pas d’amoureux, repartit Nimfodora d’un ton lent et baissant la tête humblement.

— Ah ! j’en suis bien aise.

— Pourquoi parais-tu t’en réjouir ?

— Parce que… Tu as raison. Il vaut mieux que tu ailles seule à Brebaki.

— Dieu te garde », balbutia-t-elle.

Sabadil l’enlaça de ses bras et lui donna un baiser, non plus comme un frère, cependant, mais avec passion. Elle ne le repoussa pas ; elle resta muette et calme, et même elle ne rougit pas. Elle sortit lentement de la cour, les yeux baissés, et s’éloigna sur la route, dans la direction de son village.