Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 231-239).

CHAPITRE XIV

Un traîneau attelé de trois chevaux s’arrêta devant la ferme de Nilko Ossipowitch. Le cocher se mit à bourrer sa pipe, tandis que son maître se dirigeait à grands pas vers la métairie. Mardona était dans la chambre, seule avec Sabadil. Lorsqu’elle avait entendu le tintement des clochettes, elle avait soufflé sur le givre des fenêtres et l’avait enlevé de sa main gauche pour regarder au dehors.

Elle rougit alors, jeta un regard rapide sur Sabadil, et, comme si elle eût eu à l’implorer, elle le baisa sur le front.

Il se fit un grand bruit dans le corridor. C’était Zomiofalski qui secouait la neige de ses habits et de sa chaussure. Il se présenta à la porte.

« Comment, Excellence, lui dit Mardona, c’est vous ! Quel honneur pour nous !

— J’ai passé par ici, je suis en tournée d’affaires, répondit le juge. Je me rends à Brebaki, et j’ai pensé… »

Seulement alors il remarqua Sabadil et hésita à en dire davantage.

« Venez donc chez moi, sous mon toit, dit Mardona ; ici habitent mes parents. »

Elle marcha vers la porte, et, se retournant :

« Sabadil, aie soin qu’on ne nous dérange pas. »

Sabadil lui jeta un regard suppliant, mais elle n’y prit pas garde. Elle traversa le corridor et la cour pour aller chez elle. Zomiofalski la suivait, les yeux fixés sur sa taille gracieuse, très rouge et un peu confus. Arrivé dans la chambre de Mardona, il regarda autour de lui avec surprise, puis il s’empara des mains de la jeune fille.

« M’en veux-tu ? commença-t-il à voix basse.

— À propos de quoi ?

— De ce qu’il m’a été impossible de t’acquitter selon mon désir.

— Vous avez été bon pour moi. Je vous dois une entière reconnaissance.

— Ainsi tu me pardonnes ?

— Mais, monseigneur, je vous en prie, répondit Mardona avec un fin sourire, vous savez bien que vous m’avez sauvée. Dois-je vous le dire ? Voulez-vous me remplir de confusion ?

— Ne parle pas de cette bagatelle, dit Zomiofalski ; tout est terminé, heureusement. Mais… j’avais l’intention… Et maintenant le courage me fait défaut…

— Quelle était votre intention, Excellence ?

— Je voulais te demander la faveur de te rendre visite de temps à autre.

— Vous me témoignez trop de bonté, interrompit Mardona. À quoi bon tant de paroles ? Vous savez bien que tout ce qui est chez moi vous appartient.

— Oui, oui, et si je te prenais au mot ? » continua Zomiofalski.

Mardona ne répondit pas. Elle alla au miroir et se mit à jouer avec son collier. Elle lui tourna le dos, mais elle vit dans la glace le visage passionné de Zomiofalski, et cela lui procura une vive satisfaction. Nul ne pouvait lui être d’une aussi grande utilité que le juge. Elle le savait et ne perdrait certainement pas l’occasion de gagner son amitié.

« Pardonne-moi, Mardona, s’écria Zomiofalski, je sais que je t’offense. Mes propos te blessent, je le sais. Mais, vois-tu, je me tiens devant toi comme un pécheur qui implore sa grâce. Tu es mon juge, je te dois la vérité. Je t’aime, Mardona, je t’aime comme un fou. Punis-moi si c’est un crime. Je me remets entre tes mains.

— Quelle punition puis-je vous imposer ? lui demanda-t-elle doucement, avec un sourire dans le regard.

— Crois-moi, continua Zomiofalski, je te respecte, je te vénère. Il y a peu de temps que je te connais, mais tu es une femme supérieure ; on en trouverait peu comme toi dans les palais, on n’en trouverait pas une sous le chaume. Je t’aime, Mardona, et je te respecte.

— Dites-vous la vérité ?

— Je te le jure.

— C’est bien, je vous crois, dit Mardona. Maintenant, agenouillez-vous et adorez en moi Dieu, que je représente. »

Zomiofalski la regarda, très surpris.

« Vous ne croyez pas à ma mission, seigneur ?

— Mardona ! c’est à toi que je crois, s’écria Zomiofalski frappé subitement par la majesté de la jeune paysanne et par son calme triste. Oui, je crois à toi, et, si tu l’ordonnes, je me mettrai à genoux, dans la poussière, à tes pieds.

— Et vous croirez à ma mission divine si je vous l’ordonne ? » continua-t-elle d’une voix grave.

Zomiofalski essaya de l’entourer de ses bras, mais Mardona le repoussa, froidement digne.

« Vous agissez avec moi comme avec une femme ordinaire, seigneur, dit-elle. Je représente Dieu sur la terre. C’est lui que vous devez adorer en moi et vénérer. Allons, seigneur, humiliez-vous devant votre Créateur, bien bas, le front à terre. Vous pouvez me baiser les pieds aussi. Cela témoigne d’un plus grand respect. »

Elle lui tendit sa botte sans rien perdre de sa sérénité.

Et Zomiofalski, le gentilhomme polonais, s’inclina profondément et pressa avec ardeur ses lèvres sur le maroquin des bottes de Mardona la paysanne.

« Tu me permets désormais de te rendre visite ? tu me permets de t’aimer ? lui demanda-t-il.

— Sans doute, répondit-elle. Seulement je ne serai jamais à vous. »

Lorsque la Mère de Dieu accompagna Zomiofalski jusqu’à son traîneau, à travers la haute neige, où l’on n’avait tracé qu’un petit sentier, Sabadil se tenait là, les mains dans ses poches. Il ne retira pas son bonnet. Quand le cocher fit claquer son fouet pour le départ, Sabadil proféra un juron énergique en grimaçant. À peine le tintement des clochettes se fût-il perdu dans l’éloignement, Mardona s’avança vers Sabadil. Elle voulait l’interroger sur sa conduite ; il la prévint.

« Je vois, lui dit-il, que tu as déjà fait la conquête de ce noble seigneur. »

Les paroles sifflaient entre ses lèvres comme des gouttes d’eau qui tombent sur du fer rouge.

« Dis-moi, comment t’y es-tu donc prise pour le gagner aussi vite ? Tu n’as sûrement été avare ni de paroles ni surtout de baisers ? »

Mardona le regarda avec une surprise mêlée de dédain, mais sans pitié. Elle était femme après tout, et la jalousie de Sabadil la flattait agréablement.

« Toi, dit-elle au jeune homme, tu ignores la vraie croyance, tu n’as pas la foi. Voyons, peut-on être jaloux de Dieu ? Désires-tu que le soleil luise pour toi seul ? Je suis comme Dieu dans sa miséricorde, comme le soleil qui existe pour tout le monde. Prétends-tu me tracer une ligne de conduite ? Viens ! j’ai à te parler. »

Mardona rentra avec lui.

Tandis que Sabadil restait, hésitant, au seuil de la porte, Mardona s’établit dans son fauteuil, étendit ses pieds sur la peau de loup qui garnissait le carreau, et appela le jeune homme à elle, d’un signe de tête.

« Ici, à mes pieds, lui dit-elle, et écoute ce que je vais te dire. »

Sabadil se jeta à ses genoux et se mit à pleurer amèrement.

« Mardona ! s’écria-t-il, ne vois-tu pas que l’amour et la jalousie me consument ? »

Il cacha son visage sur les genoux de Mardona, Elle lui passa la main dans les boucles de sa chevelure, doucement, avec tendresse. Elle souriait en se penchant sur lui. Et elle commença à lui parler longuement, à lui enseigner la foi, la résignation et le pardon.

« Rappelle-toi ce que je t’ai déjà enseigné, dit-elle, c’est l’amour de la Mère de Dieu qui apporte la rédemption. Il constitue pour l’homme une nouvelle naissance : car ce qui est né de la chair est chair, et ce qui vient de l’esprit est esprit. Tous doivent m’aimer, et mon cœur doit être accessible à tous, — spirituellement, bien entendu. Il m’est interdit de connaître l’amour terrestre.

— Pourquoi me dis-tu cela ? demanda Sabadil très découragé.

— Pour que tu te souviennes que je n’ai rien de commun avec les autres femmes. Je suis à la place de Dieu. L’amour que l’on me témoigne, c’est un culte.

— Je le sais, dit Sabadil d’un air sombre, mais, vois-tu, je souffre comme un martyr sur un gril ardent. »

Mardona eut un doux sourire.

« Satan est en toi, murmura-t-elle. Efforce-toi de le vaincre. Prie et jeûne. »

Anuschka entra, annonçant que deux paysans de l’autre rive du Dniéper étaient venus soumettre à la Mère de Dieu une querelle qu’ils avaient ensemble depuis longtemps.

Mardona se rendit dans la maison de son père. Tandis qu’elle jugeait le différend des deux paysans, Sabadil sella son cheval, secrètement, et s’éloigna. Il ne rentra pas à Solisko, mais alla chez Michel Obrok, le plus hardi chasseur d’ours des Carpathes. Il y passa la nuit et, le matin avant le jour, se rendit avec lui dans la forêt, le fusil sur l’épaule.

Ils découvrirent les traces d’un ours imprimées dans la neige, et celles d’un loup, mais ne surprirent aucune proie. Sabadil rentra chez lui sombre et de très mauvaise humeur. Il se jeta sur son lit de paille et y resta une nuit et une journée, comme anéanti, Puis il se rendit à Fargowiza-polna, pénétra dans la métairie sans être vu et conduisit son cheval à l’écurie.

Il était pénétré de sensations à lui tout à fait inconnues et qui le surprenaient ; des idées étranges bourdonnaient dans sa tête et lui faisaient monter le sang aux joues. Il devait vaincre le démon qui le tentait, avait dit Mardona ; mais il lui semblait, au contraire, que c’était le démon qui acquérait de plus en plus d’ascendant sur lui. Des doutes cruels l’assaillaient : il était jaloux. La haine lui brûlait le cœur. Il détestait Mardona et il la craignait tout à la fois. Il eût voulu la mépriser et il sentait qu’elle s’était emparée de son âme, de toutes ses pensées, qu’il lui appartenait plus complètement qu’auparavant, maintenant qu’elle le torturait de douleurs inouïes.

Ce qui l’irritait surtout, c’est qu’elle ne se départait jamais de son inaltérable sérénité.

Sabadil traversa la cour, blême, le regard morne. Il pouvait à peine se tenir ; il resta dans le corridor, à quelque distance de la porte de la salle, qui était entre-bâillée.

Il vit Mardona commodément assise sur une chaise, les bras croisés. Devant elle était agenouillée une jeune fille occupée à lui laver les pieds. Soudain, la Mère de Dieu aperçut Sabadil.

« Que fais-tu là ? lui cria-t-elle, et pourquoi ne viens-tu pas me saluer ? »

Sabadil s’inclina et baisa le pied nu de Mardona, que celle-ci lui tendit avec un sourire étrange.

Au moment où Sabadil se releva, la jeune fille qui lavait les pieds de Mardona se redressa d’un mouvement brusque et le regarda en face. Lui, ne vit qu’un doux visage pâle, encadré de mèches soyeuses de cheveux noirs et éclairé d’une paire de grands yeux sombres, langoureux et presque tristes. Chose singulière ! ce regard fit du bien à Sabadil. Il était si pur, si calme et si tendre, que le jeune homme se sentit soulagé et qu’il lui sembla en quelque sorte qu’un arc-en-ciel se dessinait au-dessus de sa tête. Et elle, celle qui venait de produire cette métamorphose, elle devint encore plus pâle, oh ! infiniment pâle ; mais elle ne se détourna pas. Son regard demeura attaché à celui de Sabadil, rayonnant et comme en extase.

« Nimfodora, essuie-moi les pieds », ordonna la Mère de Dieu d’un ton affable.

La fille pâle se courba humblement à terre et enveloppa d’un linge blanc les pieds de Mardona.

« Pourquoi ne vous saluez-vous pas ? » demanda la Mère de Dieu.

Nimfodora se leva précipitamment. Un léger frisson passa dans son corps svelte, aux formes naissantes. Ses mains froissèrent machinalement les rubans et les fleurs de son corsage, et une flamme passa dans ses beaux yeux rêveurs.

Les lèvres de Sabadil effleurèrent les siennes. Tout à coup une rougeur ardente envahit les joues et le cou de la jeune fille. Et ils restèrent là tous deux, profondément émus, se tenant les mains sans parler…