Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 223-230).

CHAPITRE XIII

Le juge Zomiofalski ne ressemblait guère à un fonctionnaire autrichien. On l’eût pris pour un bon bourgeois, propriétaire, avec des manières de gentilhomme, et dont le temps se passe, non à écrire et à parcourir des registres, mais à la chasse, à la pêche, à cultiver les plaisirs de l’équitation, et qui, le soir, flirte auprès des dames dans les salons, ou fume, enveloppé d’une moelleuse robe de chambre, en parcourant le dernier livre de Daudet ou de Zola. Il était d’une taille au-dessus de la moyenne. Ses mains étaient fort belles et bien soignées. Il avait le nez en bec d’aigle, très polonais, un menton accentué et de superbes yeux noirs, assez francs. Sur le front, les cheveux commençaient à lui manquer ; mais il possédait toutes ses dents, des dents superbes, d’une blancheur vive et qui donnait à son visage un grand charme.

Lorsque Mardona se présenta au seuil de son cabinet, il était en train de feuilleter des actes passés devant lui, en fumant un cigare dont l’arôme remplissait toute la chambre. Près de lui travaillait un clerc, qui ne cessait de tousser et de cracher.

« Qui est là ? » demanda Zomiofalski, d’un ton haut et bref.

Pas de réponse.

« Eh bien, qu’y a-t-il ? »

Mardona s’avança, humble et presque craintive. Elle fit deux pas seulement et s’arrêta les yeux baissés.

Zomiofalski tourna la tête, posa son cigare et se leva.

« Que voulez-vous ? Avez-vous reçu une citation ? » dit-il en s’adossant au pupitre.

Mardona fit signe que oui.

« Ah ! précisément ! »

Il feuilleta un acte.

« Ainsi vous êtes la nommée Mardona Ossipowitch, la Mère de Dieu des Duchobarzen ? »

Mardona répondit de nouveau du geste.

« Mais vous êtes une femme terrible,… vous agissez avec une barbarie… comme les Turcs ou les Tartares, continua Zomiofalski. Ignorez-vous qu’il y a des lois ? Toi et les tiens… vous avez lapidé… cette…, comment diable se nomme-t-elle donc ? Vous l’avez lapidée, blessée grièvement. C’est par miracle qu’elle en a réchappé. Qui donc t’a chargée de la juger ? Cela peut avoir des suites fort tristes pour vous, et surtout pour toi. »

Mardona ne répondit pas. Elle écouta les reproches de Zomiofalski sans un mot, digne comme Jésus devant Pilate, et fière comme Roxelane en présence de Soliman le Grand. Elle inclinait la tête et joignait ses mains baissées. Ses longs cils formaient une raie d’ombre sur ses joues. Un foulard blanc, orné de dentelles superbes, était noué dans son épaisse chevelure. Des pierres fines étincelaient à ses oreilles, à ses doigts. Des coraux et des sequins d’or se balançaient doucement sur sa poitrine haletante.

« Oui, c’est sûr ! Maintenant tu baisses la tête », reprit Zomiofalski.

Il arpenta la chambre à grands pas, les mains derrière le dos.

« Vous êtes tous les mêmes, vous autres paysans ! tous ! Vous vous moquez de la légalité et de l’ordre, aussi longtemps que cela va. Vous êtes des rebelles, des haydamaks ! Vous voulez vous venir en aide à vous-mêmes, c’est bien, mais vous oubliez qu’il y a des bornes. Vous empiétez sur les droits de votre prochain. Une vie d’homme, à vos yeux, ce n’est donc rien ? »

Mardona releva la tête lentement. Pour la première fois, ses yeux rencontrèrent ceux de son juge. Celui-ci tressaillit : les paroles lui manquèrent.

« Tu refuses de croire que tu as manqué gravement à la loi, dit-il après une pause, en dévorant du regard la belle fille. Tu tiens la place de Dieu, n’est-ce pas ? Tout t’est permis. Tu n’as de compte à rendre à personne, n’est-il pas vrai ? Mais, aux yeux de la loi, tu es simplement une criminelle. »

Mardona ne chercha pas à se justifier. Elle était toujours debout devant Zomiofalski, et le regardait silencieuse. Il lui parlait d’un ton plus doux ; il s’embrouilla dans son discours, et finalement perdit complètement le fil de ce qu’il avait à lui dire.

« Ah oui ! que voulais-je donc ajouter ?… Je crois que tu auras grand’peine à éviter la prison, reprit-il lorsqu’il se fut remis de son émotion. Nous ne pouvons pas te ménager, tu comprends ? Devant les lois il n’y a ni princes ni mendiants. Mais… peut-être auras-tu des circonstances atténuantes à faire valoir ? Parle, dis-moi tout sans crainte. Nous ne sommes pour votre secte ni des amis ni des ennemis. Nous voulons être justes. Tu objecteras, peut-être, qu’ainsi que toi la loi punit l’adultère et le crime ; sans doute. Mais nul n’a le droit de prévenir nos décrets. Ce… Comment s’appelle-t-il, cet homme… ? Il aurait dû porter plainte contre sa femme, tout simplement. Mais, je comprends,… ta vanité s’est sentie flattée du rôle que l’on t’attribuait. Il te plaisait, ce rôle de juge, auquel tu n’as cependant aucun droit.

— Lampad Kenulla aurait-il dû faire jeter sa femme en prison ? » demanda Mardona.

C’étaient ses premières paroles.

« Nous rendons la justice, et nous punissons poussés par l’amour chrétien, continua-t-elle ; c’est le bien de notre prochain que nous avons en vue. »

Zomiofalski sourit.

« Si tu fais lapider ceux que tu aimes, dit-il, je voudrais bien savoir ce que tu fais à tes ennemis.

— Je ne hais personne.

— Pas même moi ?

— Pas même vous. »

Zomiofalski renvoya le clerc sous un prétexte.

« Mardona Ossipowitch, dit-il d’une voix sourde,… il faut que je t’avoue que je… j’ai eu de toi une opinion absolument fausse. Tu n’es ni une méchante femme, ni une hypocrite. Tu as agi par conviction : j’aurais plaisir à te sauver, mais par quel moyen… ? oui, comment ? »

Il réfléchit un instant.

« Tu n’as rien d’une paysanne. Une grande dame déguisée n’aurait pas l’air plus distingué que toi… Tu as quelque chose de noble et d’original qui me plaît. Voilà, tout dépend surtout des dépositions des témoins.

— Personne ne témoignera contre moi, répondit Mardona avec une majestueuse assurance.

— Et Sofia ?

— Elle ne m’accusera pas.

— Où donc as-tu pris ces yeux-là ? » s’écria Zomiofalski.

Il étendit la main, dans l’intention de saisir Mardona au menton ; mais, au regard dont elle le perça, il recula, pour la première fois de sa vie peut-être.

« Tu es une sorcière ! s’écria-t-il. On devrait te noyer. Tu corromps un honnête homme !

— Comment oserais-je, demanda Mardona, et par quel moyen ?

— Par ton regard, avec tes yeux, belle sainte, dit Zomiofalski à voix basse. Tu te rends maîtresse de tes ennemis, et tu fais ce que tu veux de ton juge. »

Il prit la main de Mardona et la baisa à plusieurs reprises avec transport.

Mardona baissa ses paupières et sourit doucement.

Lorsque l’humble traîneau qui ramenait la Mère de Dieu, plus fière qu’un vainqueur romain, rasa dans sa course les premières maisons de Fargowiza-polna, un homme parut dans un chemin de traverse, se mit à courir après le traîneau, et cria si fort, que le juif arrêta ses chevaux. C’était Sabadil. Il était venu là, attendre sa bien-aimée, le cœur serré ; et, maintenant qu’il la retrouvait saine et sauve, il était si joyeux et si ému, qu’il se sentait incapable de lui parler et de lui adresser des questions. Et aussi, à quoi bon ? Il savait qu’elle était sauvée. Ne le voyait-il pas à son visage radieux ? Et elle, ne le lui laissait-elle pas sentir par mille petites faveurs, tandis qu’ils étaient assis l’un près de l’autre ? Mardona était gaie. Elle riait comme une enfant. Elle eût voulu égayer tout le monde, avant tout Sabadil, puisqu’elle l’aimait de toute son âme.

Le même soir encore, Mardona fit appeler auprès d’elle la malheureuse Sofia. Elle attendit sa victime, assise sur sa chaise haute, parée de tous ses atours et entourée de ses partisans.

Sofia arriva, non plus douce et résignée, comme à l’habitude, mais sombre et haineuse. Son beau visage pâle était coupé de deux larges cicatrices qui s’étendaient sur son front et sur sa joue.

« Que me veux-tu, Mardona ? demanda-t-elle d’une voix aigre, sans détours.

— Je veux te dire, Sofia, ce que tu auras à affirmer au tribunal lorsque, tu auras à déposer contre moi, répondit Mardona d’un ton calme.

— As-tu peur ? s’écria Sofia. Dame ! tu as raison d’avoir peur.

— Moi ? »

Mardona se leva, mais elle resta douce et majestueuse.

« C’est toi, Sofia, qui dois trembler à l’idée de me manquer un seul instant.

— Je dirai la vérité au tribunal, pas davantage.

— Sofia, je te plains. Dieu t’a livrée entre mes mains. Mais, pour toi, je ne serai pas un juge. J’agirai comme une mère qui punit son enfant désobéissant. Laisse-toi conduira, Sofia ; quelle attitude as-tu devant moi, qui suis ton Dieu, ton Seigneur ? As-tu oublié où est ta place ? À mes pieds, misérable insensée ! »

Sofia baissa les yeux, mais ne bougea pas.

« Sofia ! cria la Mère de Dieu d’une voix forte et irritée, Sofia, je t’ordonne de t’agenouiller à l’instant devant ton Dieu ! je t’avertis une fois, une dernière fois encore. À genoux ! »

Sofia leva des yeux suppliants vers la Mère de Dieu, puis elle tomba à genoux, en sanglotant et comme si elle eût été poussée par une force invisible.

« Ici, Sofia ! continua Mardona de sa voix pure et mélodieuse. Repens-toi, et je te pardonnerai.

— Je me repens, murmura la malheureuse ! Aie pitié ! je me repens de tout mon cœur !

— Allons ! je serai miséricordieuse, dit Mardona ; embrasse mes pieds, je te le permets, bien que tu te sois rendue indigne de cette faveur. »

Sofia tomba à genoux et embrassa les pieds de son ennemie.

« Eh bien, qu’es-tu, à présent, Sofia ? Moins que ma servante. Et tu veux me dénoncer ! tu veux me menacer ! Écoute bien ce que je vais te dire, Sofia, et, si ta vie t’est chère, ne perds pas un mot de mes paroles, pas un mot, pas une syllabe. C’est mon amour pour toi qui me conseille, Sofia. Chaque parole que tu prononcerais contre moi est un péché mortel. Dieu punira les pécheurs, sans merci.

— Parle,… balbutia Sofia, j’écoute,… je t’obéirai. »

Les jours suivants, les témoins furent appelés au tribunal. Pas un n’accusa Mardona. Barabasch, surtout, la défendit avec énergie, éloignant d’elle tout soupçon, même l’ombre d’un soupçon. Il jura que la Mère de Dieu avait condamné Sofia à faire pénitence tout le long du village, mais n’avait autorisé personne à l’offenser. On lui avait jeté de la boue, et tout à coup, sans qu’on sût comment, des pierres lui avaient été lancées. C’était Mardona elle-même qui l’avait arrachée à la fureur de ses ennemis. Sofia affirma avoir été blessée par une pierre. Mais elle ne savait qui la lui avait jetée.

« Est-ce que cela est arrivé sur l’ordre de la Mère de Dieu ? » demanda Zomiofalski.

La plume qu’il tenait pour écrire le protocole tremblait dans sa main.

« Non, répondit Sofia. Mardona m’a protégée.

— Et cette seconde cicatrice ? demanda le juge.

— Mon mari m’a battue, dit Sofia les yeux baissés. Je l’ai mérité. »

La Mère de Dieu fut condamnée à une petite amende. Elle rentra à Fargowiza-polna comme une reine, précédée de fanfares et acclamée par ses partisans.