Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 288-311).

CHAPITRE XX

Il était nuit lorsque la Mère de Dieu ramena le pécheur repentant à Fargowiza-polna. Le traîneau entra dans la cour, lentement ; les clochettes tintaient faiblement d’un ton triste, comme la cloche des morts qui accompagne le saint-sacrement. Une chouette criait dans le lointain. Les chiens se mirent à hurler horriblement fort. La lune, voilée de nuages, répandait dans la campagne une lueur gris de plomb, blême et laide. Mardona abandonna l’attelage à ses frères, et se rendit chez elle avec Sabadil.

Un grand feu pétillait dans le poêle. Une lampe qui pendait du plafond éclairait la pièce. Les fleurs de givre qui tendaient les vitres scintillaient, au clair de la lune.

La Mère de Dieu alla chercher un faisceau de cordes et en sortit les deux plus gros liens. Puis elle emmena Sabadil dans un petit cabinet sans issue, dépourvu de fenêtre, qui attenait à sa chambre, et en referma la porte. Là encore il y avait une petite lampe. Sa lueur faible vacillait, prêtant au visage calme de Mardona quelque chose de fantastique.

« Que vas-tu faire de moi ? commença Sabadil.

— Tu le vois. Je veux t’attacher.

— Et après ?

— Pourquoi me questionnes-tu ? Je ferai de toi ce que bon me semblera. »

Elle lui lia les mains et les pieds et le jeta à genoux. Il se laissa faire sans résistance et attendit curieusement. Maintenant Mardona ouvrit la porte, et Nimfodora entra, baissant la tête. Sabadil frémit. Mardona remarqua ce frisson. Elle rejeta la tête en arrière d’un geste fier et sourit ironiquement. Nimfodora s’agenouilla devant la Mère de Dieu et lui embrassa les pieds humblement. Elle releva Nimfodora qui tremblait, et la baisa à deux reprises sur ses lèvres pâles.

Le cœur de Sabadil battait à se rompre. Il défaillait, envahi par la confusion et par la honte. D’un mouvement brusque il essaya de rompre ses liens. Effort inutile. Les cordes pénétrèrent plus profondément encore dans ses chairs, le déchirant cruellement. Alors il laissa retomber sa tête sur sa poitrine, il se rendit, il n’était plus libre. Il s’était livré au pouvoir de Mardona. Et elle ne s’inquiétait pas de ce qu’il souffrait.

« Où passeras-tu la nuit ? demanda, après une pause, la Mère de Dieu à Nimfodora.

— Près de ta sœur. »

Mardona affirma de la tête, et embrassa la jeune fille encore une fois. Nimfodora s’éloigna tranquillement, les yeux baissés, courbant douloureusement la tête.

« Tu resteras cette nuit à genoux, en prières, lui dit-elle d’un ton glacial. Prépare-toi à être jugé par moi demain. Je me montrerai sévère à ton égard. »

Elle le contempla avec son mauvais sourire.

Sabadil releva lentement la tête. Il n’avait jamais vu Mardona si belle. Ses cheveux dorés flottaient dénoués sur son cou et sa poitrine. Ses lèvres roses s’entr’ouvraient, comme sous des baisers. Vainement Sabadil essaya de résister à la passion qui l’aveuglait, vainement il ferma les yeux et tenta de prier. Il ne put se contenir.

« Mardona, commença-t-il, en levant vers elle ses mains chargées de nœuds, Mardona, tu me tortures jusqu’à la mort. Comment puis-je m’humilier et prier, lorsque je te vois si belle, si séduisante ? Je ne puis pas prier, non, je ne le peux pas !

— N’est-ce pas, tu désires Nimfodora ?

— Ne me parle pas d’elle.

— Pourquoi non, puisque tu l’aimes ?

— Mardona, je t’adore ! Je n’aime que toi, gémit Sabadil.

— Pure imagination, repartit la Mère de Dieu.

— Aie pitié, Mardona. Je t’adore. Mets une fin à mes souffrances, supplia-t-il hors de lui.

— Tu n’as aucun besoin de ma pitié, as-tu dit. Tu me l’as affirmé tout dernièrement à Solisko, chez toi. Ne te le rappelles-tu pas ?

— J’étais aveugle. J’étais fou.

— Et maintenant tu es homme, s’écria-t-elle sévèrement. Que me fait ton amour ? Tu as offensé Dieu en ma personne. Je ne suis plus pour toi qu’un juge. Je te condamnerai.

— Grâce ! grâce !

— Silence ! pas un mot de plus. Ne m’exaspère pas. Je ne suis déjà pas trop bien disposée à ton égard. »

Elle sortit vivement, tandis que Sabadil, fou de douleur, pressait ses mains liées sur son visage brûlant.

Lorsque Mardona se réveilla le lendemain matin, Sabadil était endormi sur le carreau dans la chambre borgne.

La Mère de Dieu s’habilla à la hâte et sortit dans la cour. Les tiges des sapins chargées de neige étaient toutes roses, au soleil qui se levait à l’horizon, rasant les champs de maïs de la steppe. Des becs-croisés sautillaient en sifflant, accrochés aux tiges sveltes des pins. La neige glacée formait une mousse sur le toit de la métairie. Au bord du ruisseau se balançaient des tiges et des roseaux recouverts de glace, où le soleil allumait des étincelles diaprées.

Mardona regarda autour d’elle avec satisfaction, et respira à pleine poitrine l’air pur et frais.

On aperçut alors sur la route une singulière procession. Un paysan aux cheveux blancs, une hache sur l’épaule, marchait le premier. Derrière lui s’avançait un énorme traîneau où se trouvait une grande croix de bois brut. Une forte jeune fille dirigeait l’attelage, un fouet à la main. Quatre hommes portant des marteaux, des clous et d’autres outils venaient après.

Lorsque Mardona les vit, son visage s’assombrit Elle fixa les yeux sur la croix avec une sorte de terreur, puis elle soupira profondément.

« Où devons-nous dresser la croix, sainte femme ? demanda le vieillard, qui entra le premier dans la cour et se jeta à genoux devant la Mère de Dieu.

— Il n’y a pas besoin de la dresser, repartit celle-ci. Posez-la par terre, derrière la maison, et laissez-moi ici les clous et le marteau. Vous pouvez remporter les autres outils. »

Le vieillard lui montra les clous.

« Ceux-là sont-ils assez grands ? »

Mardona affirma de la tête. Ils déchargèrent la croix, l’appuyèrent au mur, derrière la maison, et s’éloignèrent. Sur la chaussée ils rencontrèrent les Duchobarzen qui arrivaient par masses. La Mère de Dieu les aperçut, elle aussi. Elle devint extraordinairement pâle et rentra dans la maison de son père, à pas lents.

La métairie, la cour, la chaussée se remplissent bientôt de monde. Les paysans étaient graves ; ils avaient revêtu leurs habits de fête. Un murmure confus traversait la foule. Les regards de tous se fixaient sur la maison et les fenêtres de la Mère de Dieu ; on lisait l’inquiétude sur chaque visage.

Tout à coup une nouvelle procession, poussant des clameurs sauvages, arriva, du côté de Brebaki. À sa tête on voyait Wewa, à cheval. Elle avait mis son manteau rouge et ses colliers de ducats et de coraux. Elle portait sur le front une couronne de paillettes d’or, et aux pieds des bottes de maroquin bleu. Sukalou conduisait son cheval par la bride. Sofia aussi était à cheval, à côté de Wewa, brandissant un knout. Un jeune géant habillé en paysan portait une grande bannière, où était dessinée l’image de la Vierge.

Wewa s’arrêta devant la porte, et leva les bras au ciel solennellement.

« Où est Sabadil ? s’écria-t-elle d’une voix de tonnerre. Vous le retenez prisonnier sans mandat, contre la loi ? Rendez-nous sur-le-champ Sabadil. Je vous l’ordonne, moi la Mère de Dieu !

— Quelle audace ! cria Barabasch rouge de colère ! sortant brusquement de la foule. Sauve-toi aussi vite que possible, je te le conseille, car c’est aujourd’hui qu’auront lieu le jugement et la punition des impies.

— Un jugement ! cria Wewa avec fureur, oui, un jugement ! Et c’est moi, la Mère de Dieu, qui le rendrai. Je suis venue prononcer l’anathème sur cette fausse prophétesse, cette hypocrite, cette Athalie ! Je le prononce maintenant sur vous, idolâtres, qui offensez l’Éternel, journellement maudits ! Je vous voue à jamais aux flammes de l’enfer.

— Silence, païenne, vociféra Barabasch. Que tes péchés t’étouffent ! »

Il se précipita comme un possédé sur Wewa. Mais les partisans de cette dernière s’élancèrent à son secours, et le jeune géant lui donna un tel coup de poing dans la poitrine, qu’il chancela et alla rouler sans mouvement dans la neige.

Lorsque les Duchobarzen qui remplissaient la cour virent cela, ils poussèrent des cris de rage, et coururent en masse sur les impies. Barabasch se releva, et essaya d’arracher au géant la bannière qu’il portait. Une mêlée horrible s’ensuivit. On se jeta de la neige, des pierres, des mottes de terre. Wewa fut précipitée à bas de son cheval, la bannière avec l’image de la sainte Vierge déchirée, et foulée aux pieds. Il y avait déjà des blessés dans les deux partis, lorsque Mardona arriva. À sa vue, les combattants se séparèrent.

Sa voix accomplit un vrai miracle. Elle n’eut pas plus tôt dit un mot, que les adversaires se calmèrent. Les injures cessèrent. Il se fit un grand calme. Au milieu de la cour se forma une place libre. C’est là que se tenait Mardona.

« Malheur à vous ! cria-t-elle, malheur à vous qui semez la discorde et la haine dans le jardin de l’Éternel ! Convertissez-vous, aveugles, repentez-vous avant que Dieu vous envoie ses foudres pour vous disperser et vous anéantir. Humiliez-vous, faites pénitence, et j’intercéderai pour vous auprès du Très-Haut.

— Toi ? cria Wewa, s’avançant à sa rencontre les poings fièrement campés sur ses hanches ; toi ! mais tu es toi-même damnée ! Je suis l’élue de Dieu. À moi, fidèles croyants.

— Dieu vous a livrés entre mes mains, s’écria Mardona, élevant les bras au ciel, avec une sainte dignité ! Un mot de ma bouche, et la terre s’ouvrira pour vous engloutir. Vous serez tous voués aux flammes éternelles si je n’ai pas pitié de vous, parjures ! »

Wewa fit un geste, dans l’intention d’assaillir Mardona à coups de poing. Malheureusement, son soulier rencontra un morceau de glace. Elle glissa et tomba tout étendue aux pieds de son ennemie. Celle-ci posa prestement son pied sur le dos de Wewa, qui se débattit durant quelques secondes, le visage dans la boue, faisant tous ses efforts pour se relever. Elle n’y réussit pas.

« Regardez maintenant votre Mère de Dieu, cette menteuse, ce serpent venimeux ! dit Mardona majestueusement : Dieu l’a livrée entre mes mains. Soumettez-vous, ou vous êtes morts ! »

Les rebelles se jetèrent tous à genoux, dans un effarement indescriptible. Ils pleuraient, ils joignaient les mains.

« Grâce ! grâce ! criaient-ils en sanglotant.

— Je vous pardonne, leur dit Mardona, Je vous pardonne à tous. Cependant je punirai ceux d’entre vous dont la conduite a le plus offensé l’Éternel. Je les punirai avec amour, afin de les préserver de la damnation et des flammes de la géhenne. Saisissez sur-le-champ Wewa Skowrow, Sofia Kenulla et Sukalou. Liez-leur les mains derrière le dos et les menez dans la maison de Dieu. C’est là que je les jugerai, ainsi que Sabadil le blasphémateur. »

Les coupables furent garrottés solidement. Sofia se rendit, sans prononcer un mot, pâle et triste ; Wewa criait à tue-tête, et Sukalou demandait grâce en pleurant.

« Quant à vous, pauvres égarés, continua Mardona, vous jeûnerez et prierez durant trois jours. C’est la pénitence que je vous impose.

— Merci, notre petite Mère, merci ! crièrent les rebelles, en se précipitant vers Mardona. Ils se mirent à genoux et baisèrent ses vêtements, ses pieds et même la trace de ses pas. La Mère de Dieu bénit la foule, et s’éloigna à pas lents ; elle rentra dans la maison de son père.

Les Duchobarzen se rendirent ensuite au temple. Sukalou, Wewa et Sofia y attendaient leur juge, agenouillés et tout tremblants. La vaste salle se remplit en un clin d’œil. Beaucoup de fidèles durent rester dans le corridor ou dans la cour.

Le doyen de l’assemblée entonna un cantique, que tous répétèrent en chœur. Lorsque le chant cessa, Mardona parut en grand costume de cérémonie, sombre et pâle. Elle prit place sur son trône. Le jugement commença.

« Wewa ! dit la Mère de Dieu avec une dignité douce, tu as offensé l’Éternel en te donnant pour une sainte, une élue du Très-Haut.

— C’est Sukalou qui m’a induite en erreur, gémit Wewa, je suis innocente.

— Pas un mot, Antéchrist, ordonna Mardona, tu as irrité Dieu par tes tromperies, tes mensonges et ta conduite honteuse. Et toi, Sofia, serpent venimeux, tu as été la complice de tous ses crimes, qui crient au ciel contre vous. Vous serez toutes deux fouettées de verges jusqu’à ce que votre sang coule et vous réconcilie avec l’Éternel. »

Mardona étendit la main. Les jeunes filles et les femmes saisirent Sofia et Wewa, les dépouillèrent de leurs vêtements et les traînèrent dans la cour. Une foule s’assembla autour des deux victimes qui se tenaient là, tremblant de tous leurs membres. Sofia courbait la tête, rouge de confusion, tandis que Wewa se débattait et hurlait, demandant grâce.

Barabasch et Turib distribuèrent les verges. Ce fut Nimfodora qui donna le premier coup à Sofia. Puis il en tomba de tous les côtés dru comme grêle. Sofia s’était jetée à genoux et pleurait. Wewa bondissait, hurlant et faisant tous ses efforts pour s’échapper.

« Eh bien, Wewa, demanda Mardona d’un ton calme, es-tu vraiment la Mère de Dieu, l’élue du Très-Haut.

— Je suis une bête, une oie stupide ! cria Wewa. Je suis une folle. Aie pitié de moi. En voilà assez. Je n’y tiens plus. »

Elle se jeta à terre et se roula dans la neige, en gémissant. Cependant les coups continuaient à pleuvoir sur les deux coupables.

« Grâce ! Mardona, cria Sofia. Je me sens mourir ! »

Elle tomba sans mouvement.

Mardona ordonna de faire halte.

Tandis que les femmes ranimaient Sofia, puis la conduisaient avec Wewa dans la grande salle pour les restaurer. Mardona, de retour au temple, prononçait le jugement de Sukalou.

« Tu as égaré mon peuple par de fausses prophéties et des révélations mensongères. Tu as menti et trompé. Tu t’es révolté contre moi, contre ton Dieu. Tu as été poussé à ces fautes par ta gourmandise : tu subiras donc la punition appliquée à ce péché mortel. »

Sukalou soupira. Il savait que ses supplications et ses larmes seraient inutiles. Mardona ne se laisserait pas fléchir. On s’empara de lui, on l’emmena dans la cour. On l’adossa à la porte de la grange. Puis on lui passa sur les épaules un joug qu’on fixa solidement à la porte. On lui ouvrit alors la bouche toute grande, et on la maintint ouverte au moyen d’une pièce de bois. Il resta ainsi exposé aux regards de la foule, comme un paillasse sur un tréteau.

Quand Mardona se montra, au seuil de sa maison, Wewa et Sofia s’approchèrent pour baiser ses pieds humblement et pour la remercier de la punition qu’elle leur avait infligée. La Mère de Dieu se montra pleine de compassion. Elle eut un sourire aimable, et les baisa toutes les deux au front ; puis elle se tourna vers la foule.

« Sukalou supporte la punition infligée aux gourmands et aux ivrognes, dit-elle. Ceux qui lui aideront à faire pénitence obtiendront la rémission de leurs péchés. »

Aussitôt les hommes et les femmes se pressèrent autour du malheureux Sukalou. Chacun, à sa manière, l’aida à faire pénitence. Anuschka lui barbouilla le visage avec de la boue ; Sofia se haussa sur la pointe des pieds et lui bourra la bouche d’ordures, et Wewa, acclamée par les rires de tous, lui remplit le nez de poivre. Le sauvage Barabasch arriva portant une bûche enflammée et lui alluma les cheveux. Sukalou hurlait comme un possédé ; Kenulla l’arrosa d’un seau d’eau froide. Les flammes s’éteignirent, mais au bout d’un instant Sukalou disparaissait sous une couche de glace, et criait en pleurant qu’il gelait.

« Réchauffez-le, dit Mardona. Ayez-en pitié ! »

Une trentaine d’hommes alors se mirent à rosser Sukalou. Ils lui tombèrent sus avec des verges, des bâtons, des fouets et des cannes. Ceux qui regardaient de loin le criblaient de boules de neige et de pierres aiguës.

« Je ne le ferai plus, gémissait-il. Aie pitié, Mardona. Grâce ! reine des anges ! Ne me tue pas, tour d’ivoire !

— Dieu t’est-il réellement apparu ? demanda Mardona, très digne.

— Non ! non ! non ! »

Lorsque Sukalou fut remis en liberté, il se traîna aux pieds de la Mère de Dieu, pressa ses lèvres sur les bottes de cette dernière et poussa de longs gémissements, comme un chien qui a reçu le fouet. Mardona sourit d’un air satisfait.

Turib, cependant, venait d’atteler à un traîneau trois petits chevaux pétulants. Il conduisit l’attelage devant la demeure de ses parents. Ceux-ci en sortirent, baisèrent les mains de la Mère de Dieu et montèrent en traîneau. Anuschka s’assit près d’eux en hésitant. Quant à Jehorig, il refusa de s’en aller, au premier abord. Mais Mardona le lui ordonna. Il obéit enfin, comme les autres. Turib s’était établi sur le siège.

« Vous vous rendrez chez notre oncle, sur l’autre rive du Dniester, dit Mardona, son beau visage empreint soudain d’une expression triste, et vous ne reviendrez pas ici avant trois jours.

— Que vas-tu faire ? demanda Turib d’un air sombre.

— Je suis seule responsable de mes actes, répliqua Mardona. Ainsi, faites ce que je vous ai commandé. Que Dieu vous conduise ! »

Le traîneau sortit de la cour, lentement. Sur la chaussée, les chevaux partirent au galop. Mardona le suivit des yeux, longtemps, jusqu’à ce qu’il disparût à l’horizon, comme un oiseau. Puis elle soupira et rentra au temple, juger Sabadil.

Lorsque Sabadil, chargé de liens, fut amené à l’église, une foule compacte s’y pressait, inquiète et palpitante. Sabadil promena ses regards sur l’assemblée, et contempla ensuite Mardona, qui l’attendait. Elle était en grand costume de cérémonie. Elle avait mis sa grande pelisse de martre et ses bottes rouges. Elle était parée de bijoux d’or, de pierres fines et de colliers de perles. Des grains de corail s’entrelaçaient dans ses nattes blondes. Son visage était triste et pâle. Ses lèvres même étaient blêmes et crispées.

« Approche, Sabadil, commença-t-elle très calme. Mets-toi à genoux et avoue ta faute. »

Il tomba à ses pieds.

« Je reconnais, murmura-t-il faiblement, avoir blasphémé et offensé Dieu en ta personne.

— Reconnais-tu aussi que le diable a une grande puissance sur toi, qu’il te séduit fréquemment et qu’il t’inspire des doutes et même l’incrédulité ?

— Je le reconnais.

— Ton aveu même te condamne, Sabadil, dit Mardona d’une voix forte. Maintenant, réponds. Te sens-tu digne d’appartenir dorénavant à notre secte ?

— Non, je ne m’en sens pas digne.

— Comment penses-tu échapper à la damnation éternelle ?

— Par le repentir et la pénitence.

— Es-tu décidé à te soumettre à ma sentence ? Accepteras-tu la pénitence que je t’infligerai ?

— Oui.

— Je vais donc prononcer mon jugement sur toi, continua-t-elle d’une voix douce, et sans trahir la moindre émotion. Comme punition de tes blasphèmes qui crient au Ciel et témoignent contre toi, pour arracher ton âme à la puissance de Satan, je te condamne à être crucifié. »

Un murmure traversa la foule. Sur chaque visage se lisaient l’effroi et l’horreur.

Sabadil frissonna, mais resta muet.

Mardona remarqua l’effet terrible que ses paroles avaient causé. Elle eut peur, elle que rien n’effrayait. Dans ses yeux passa une lueur étrange, une lueur pleine de ruse et de colère.

« Tu seras attaché à une croix avec des cordes, continua-t-elle, et tu y resteras durant trois jours. Le Seigneur l’exige. Que sa volonté s’accomplisse ! »

Un nouveau murmure s’éleva. Cette fois, c’était un murmure d’approbation.

Mardona sourit dédaigneusement.

« Humiliez-vous tous, s’écria-t-elle d’une voix sonore, car devant Dieu nul n’est parfait. »

Tous se jetèrent à genoux et se frappèrent la poitrine par trois fois. Mardona se leva et donna quelques ordres à Barabasch ; puis elle s’approcha de Sabadil et lui posa la main sur l’épaule.

« Je ne te force pas, dit-elle doucement. Un mot de ta bouche, et je te rends la liberté. Veux-tu supporter la punition que je t’inflige, oui ou non ? »

Elle se pencha vers lui tendrement.

« Je supporterai tout ce que tu ordonneras, Mardona ; seulement, tu me pardonneras, dis ?

— Je te pardonne déjà maintenant », repartit-elle avec bonté.

Barabasch rentra suivi de deux hommes qui portaient la croix. Ils la couchèrent par terre, au milieu du temple. Kenulla tenait des cordes.

« Es-tu prêt ? demanda Mardona à sa victime.

— Oui », répondit Sabadil.

Elle se courba vers lui et l’embrassa ; après elle, vinrent les assistants, qui lui donnèrent aussi le baiser de paix. Puis l’assemblée entonna en chœur un cantique. Barabasch et ses compagnons saisirent Sabadil, défirent les liens qui le garrottaient, l’étendirent sur la croix et l’y attachèrent, par les pieds et par les mains, avec de grosses cordes. Ils redressèrent ensuite la croix et l’appuyèrent à la muraille.

La foule demeura quelques moments encore dans le temple, murmurant des prières, glacée par ce spectacle inusité, et inquiète. Enfin tous sortirent et se dispersèrent.

Nimfodora, Sofia et Sukalou restèrent près de Sabadil. Mardona le leur avait ordonné. Barabasch montait la garde à la porte de la métairie, où l’on avait fermé et barricadé toutes les issues. Personne ne devait entrer jusqu’au prochain lever du soleil.

Une heure s’écoula. Mardona sortit de nouveau dans la cour. Elle regarda au loin, de tous les côtés, durant quelques minutes. Alors, comme elle ne remarqua rien de suspect, elle déchaîna les grands chiens-loups, les lâcha, appela Barabasch et retourna avec lui au temple.

À son ordre, les assistants enlevèrent la croix de la muraille et la couchèrent par terre.

« Cela ne suffit pas, dit la Mère de Dieu, très calme, mais avec son regard étrange. L’Éternel n’est pas satisfait. Je sens l’inspiration de l’Esprit, qui me dit que ta punition est trop faible. Tu vas être fixé à cette croix au moyen de trois clous, Sabadil. Seulement alors je serai contente. »

Une pâleur mortelle envahit le visage de Sabadil. Les assistants regardèrent Mardona, terrifiés.

« Dieu le veut ! dit-elle d’un ton solennel ! Que sa volonté s’accomplisse !

— Amen ! murmurèrent les assistants.

— Amen ! répéta Sabadil, complètement résigné.

— Il est temps de nous mettre à l’œuvre et d’accomplir ce sacrifice, dans le temple même, continua Mardona. Nimfodora, tu cloueras les mains de Sabadil à la croix. Toi, Sofia, tu lui cloueras les pieds. »

Sukalou était horriblement agité. Il clignait de l’œil, et prisait sans désemparer. Les deux femmes se tenaient là, pâles, les yeux baissés, pétrifiées. Barabasch jeta sur le carreau quatre gros clous et un marteau.

« Nimfodora, ordonna la Mère de Dieu d’une voix douce, commence ! »

Nimfodora choisit un clou et prit le marteau. Puis elle s’agenouilla à gauche de Sabadil, et resta immobile.

« Tu manques de courage ? C’est ta pénitence, entends-tu bien, que tu accomplis », dit la Mère de Dieu.

Nimfodora leva le clou et le marteau. La victime tressaillit et eut un frisson dans la main.

Nimfodora hésita.

« Ne me tortures pas, dit Sabadil, le front couvert de larges gouttes de sueur : fais ton devoir, pour l’amour de Dieu. »

Le coup tomba. Un frémissement horrible traversa la victime. Nimfodora frappait vite et fort, maintenant, enfonçant le clou dans la croix, meurtrissant les chairs.

« Cela fait-il mal ? demanda Mardona avec un bon sourire.

— Je souffre volontiers, puisque tu l’exiges, repartit Sabadil, couvant la Mère de Dieu d’un regard fanatique et enfiévré.

— Le second clou maintenant, Nimfodora », commanda Mardona.

Cette fois, la mystérieuse fille ne tressaillit nullement. Elle donna des coups de marteau d’une main vigoureuse. Mardona vit le sang de Sabadil qui coulait. Elle vit la figure du jeune homme se contracter douloureusement et sa poitrine se soulever, et palpiter, et se crisper. Mais elle ne changea pas de couleur ; elle resta calme, impassible. Son visage ne trahissait ni satisfaction, ni joie, ni compassion.

« À toi maintenant, Sofia », ordonna-t-elle d’une voix douce.

Barabasch et Sukalou placèrent les pieds de Sabadil l’un sur l’autre, de façon à relever ses genoux. Sofia saisit nerveusement les clous et le marteau. Elle semblait un cadavre sortant du tombeau.

« Pardonne-moi », murmura-t-elle.

Lui, affirma de la tête, faiblement. Elle leva le marteau. Mardona la surveillait avec attention. Au second coup, Sofia tomba lourdement. Elle donna du front contre la croix. Elle était évanouie.

Tandis que Nimfodora la délaçait et lui jetait de l’eau au visage, Mardona prit elle-même le marteau avec un sourire dédaigneux. Elle donna trois coups vivement. Sabadil était crucifié.

Mardona s’agenouilla près de lui, les mains jointes devant elle, pieusement, et le regarda longuement avec amour.

« Souffres-tu beaucoup ? » demanda-t-elle.

Il inclina la tête. Deux grosses larmes scintillaient à ses paupières.

« Cela me réjouit, dit-elle. Oh oui ! je suis heureuse que tu endures tout cela volontairement. C’est seulement ainsi que ton âme peut être préservée de la condamnation éternelle, Sabadil.

— Mes souffrances sont atroces, soupira-t-il.

— Oh ! Sabadil, je ne puis te dire comme cela me rend heureuse », s’écria-t-elle avec un saint enthousiasme.

Elle resta quelque temps encore auprès de lui, à le contempler. Elle semblait examiner son visage pâle avec plus de curiosité que de compassion. Puis elle se releva lentement et sortit dans la cour. Alors seulement, comme elle n’était vue de personne, elle respira plusieurs fois, très fort, joignit les mains et resta là, en proie à une extase douloureuse, le regard perdu à l’horizon.

Le jour parut bien long à Sabadil ; il souffrait des tourments horribles, l’enfer même ne l’effrayait plus. Il eût préféré la géhenne aux tortures qu’il éprouvait. Et, comme si Mardona, avec ses coups de marteau, eût condamné ses pensées à se fixer sur un seul point, il lui était absolument impossible de songer à autre chose qu’à elle. Il essayait de la haïr, et il l’aimait passionnément ; il voulait la maudire, et il ne pouvait que pleurer à chaudes larmes. Elle lui apparaissait plus belle, plus divine que jamais, maintenant qu’elle l’avait fait mettre en croix et que par sa seule volonté il souffrait des tortures inexprimables.

Barabasch veillait toujours à la porte. Les autres assistants entraient et sortaient. Il y en avait toujours un au pied de la croix, en prières.

Une fois, Sofia resta seule avec Sabadil durant un instant. Elle sortit prestement de sa poche son mouchoir, qu’elle avait imbibé d’eau-de-vie, et le restaura, en le lui pressant entre les lèvres et en lui épongeant les tempes et le front.

Mardona venait de temps en temps contempler sa victime. Elle l’examinait avec une grande attention, sans rien perdre de son impassibilité apparente. Et elle s’éloignait, elle ne prononçait pas une parole.

Lorsque le soir tomba, et que le temple se remplit de grandes ombres, Sabadil prit peur.

« Mon Dieu ! s’écria-t-il, n’y a-t-il personne ici ? m’a-t-on abandonné ?

— Je suis là, répondit la voix douce de Nimfodora.

— Toi ? demanda-t-il très bas. Pourquoi m’as-tu trahi, dis-moi ? »

Elle ne lui répondit pas.

Sofia apporta de la lumière, tandis que Sukalou allumait un grand feu dans le poêle, et que Nimfodora priait, le visage contre terre. Sabadil entendit à côté de lui le bruissement d’un vêtement de femme. Il tourna la tête : c’était Mardona qui s’approchait à pas lents. Elle s’arrêta devant la croix.

« Eh bien ! comment te sens-tu ? demanda-t-elle anxieusement.

— Aie pitié, Mardona. En voilà assez, dit Sabadil.

— Mais tu n’as aucun besoin de ma compassion, répondit-elle avec un froncement dédaigneux des lèvres.

— Si je passe trois jours ainsi, cloué à cette croix, je mourrai, soupira Sabadil.

— Tu mourras, repartit la Mère de Dieu, et aujourd’hui même ! »

Elle parut frissonner, et resserra sa pelisse autour d’elle. Avait-elle froid ou était-ce un frémissement de douleur qui la prenait ?

« Mardona ! s’écria Sabadil.

— Dieu le veut ! » dit-elle.

Nimfodora regarda la Mère de Dieu, pâle de frayeur. Sofia se mit à pleurer.

« Je me sens faiblir », dit Sukalou.

Son visage, était d’une pâleur terreuse ; lorsqu’il se leva, ses jambes fléchirent. Il chancela.

« Je ne puis supporter ce spectacle, il faut que je mange. »

Il se faufila dehors, se tenant à la muraille.

« Pourquoi dois-je mourir ? demanda Sabadil.

— Dieu le veut ! répondit Mardona.

— C’est toi qui le veux ! murmura-t-il. Pourquoi me tues-tu ? N’ai-je pas cruellement expié ma faute ? Je n’aime que toi. »

Nimfodora le regarda, brusquement surprise.

« De quoi parles-tu ? reprit Mardona, d’une voix grave et bonne. Dans tout ceci il ne s’agit pas de moi ni d’amour, ou de péché et de pénitence. Quand un membre souffre, tous les autres membres souffrent par lui. Tu es un serpent dans notre Paradis. J’écraserai la tête à ce serpent. »

La nuit vint. La victime restait accrochée à la croix, muette et résignée. La lueur jaune des chandelles, les flammes du poêle et le clair de lune bleuâtre l’illuminaient de leurs teintes étranges.

« Mardona, dit Sabadil d’une voix brisée, mets une fin à mes souffrances, je t’en conjure.

— La mort seule peut y mettre fin.

— Eh bien, tue-moi, supplia-t-il, levant vers elle ses grands yeux enfiévrés, largement ouverts et pleins de reproches. Je mourrai de bon cœur, puisque tu l’exiges, et la mort me sera douce si c’est toi qui me la donnes.

— J’aurai pitié de toi, dit Mardona. Je te donnerai moi-même le coup de grâce.

— Je te remercie », répondit Sabadil.

Et il regarda avec une sorte de curiosité la Mère de Dieu choisir un clou, et prendre le marteau. Une sueur glacée l’envahit, son cœur battait à se rompre. Il vit que Mardona restait froide et sans émotion.

Elle s’agenouilla près de lui, et le regarda dans les yeux tranquillement.

« Embrasse-moi », supplia-t-il avec un soupir.

Mardona passa tendrement ses bras autour du cou de Sabadil et lui donna un baiser.

Puis elle lui enfonça le clou dans le cœur, d’une main sûre, lentement.

La victime eut un tressaillement.

« Ah ! que c’est doux !… » balbutia Sabadil, tandis que son sang coulait, rouge, sur les mains de Mardona.

Sofia et Nimfodora récitaient la prière des agonisants.

Sabadil laissa retomber sa tête sur sa poitrine.

Il était mort !

Mardona passa toute la nuit assise sur le banc du poêle, les yeux arrêtés sur le cadavre, les mains jointes sur ses genoux, pâle, muette, sans verser une larme.

Sukalou escalada la haie secrètement et traversa, aussi vite que ses longues jambes le lui permettaient, les champs couverts de neige, pour se rendre au village. Il ne pressentait rien de bon. Sofia aussi avait disparu, sans qu’on sût où elle avait passé. Les autres étaient allés dormir.

À l’aube, Barabasch se rendit auprès de Mardona, et lui demanda si ce ne serait pas mieux d’ensevelir le cadavre sans rien ébruiter.

Elle ne lui répondit rien. Elle resta là assise depuis le matin jusqu’au soir, inanimée, sans dire un mot, sans bouger, sans manger ni boire. La nuit suivante elle ne dormit pas non plus.

Lorsque le soleil rosa les cimes des sapins, le troisième jour, Barabasch se précipita dans le temple, tout effaré.

« On aperçoit des fusils et des épées qui brillent au loin, annonça-t-il tout essoufflé. Ils veulent te faire prisonnière. Saute à cheval et prends la fuite. Je les retiendrai aussi longtemps que possible. »

Mardona secoua la tête, Nimfodora suivait Barabasch.

« Fuis avant qu’il soit trop tard, cria-t-elle, se jetant à genoux devant Mardona, et la suppliant, levant à elle ses mains jointes.

— Je ne fuirai pas », répondit Mardona.

C’étaient ses premières paroles.

« Tu nous perdras tous », dit Nimfodora, courbant la tête avec soumission.

Barabasch avait couru au village. Le tocsin se mit à sonner. Les paysans s’armèrent de fléaux et de faux. Beaucoup d’entre eux arrivèrent à cheval pour protéger la Mère de Dieu. Les autres suivaient, des hommes, des femmes, des enfants, une masse de fanatiques, prêts à tout subir.

Ils remplirent bientôt la métairie, et couvrirent la route. Lorsqu’un traîneau, où se trouvaient deux gendarmes et une paysanne, arriva, plusieurs paysans s’élancèrent à sa rencontre, saisissant les chevaux par la bride et vociférant, tandis que d’autres criaient des injures. Déjà il y avait des hommes qui brandissaient leurs faux, et les gendarmes apprêtaient leurs fusils, lorsque Mardona parut, majestueuse, la tête haute. Elle s’avança parmi les assaillants et commanda le silence.

À ce moment, la paysanne qui se trouvait dans le traîneau releva le fichu blanc qui lui couvrait la figure, sauta à terre et indiqua Mardona du geste. C’était Sofia.

« Voici l’assassin », cria-t-elle.

Barabasch éleva le pistolet chargé qu’il tenait à la main ; mais Mardona lui arrêta le bras.

« Que faites-vous ? dit-elle tranquillement. Êtes-vous fou ?

— Nous ne te laisserons pas emprisonner, répondirent en chœur une centaine de voix. Nous te défendrons.

— Mettez bas les armes sur-le-champ, continua Mardona. Je vous l’ordonne, Dieu m’éprouve. Je supporterai cette épreuve sans me plaindre. »

Elle tendit ses mains aux gendarmes en souriant, et se laissa enchaîner.

« Humiliez-vous tous, dit-elle d’une voix douce, et vous repentez, car devant Dieu nul n’est parfait. »

Les Duchobarzen se pressèrent autour de Mardona, en pleurant. Ils se jetèrent le visage contre terre, l’adorant, baisant ses mains, ses pieds et ses vêtements.

Elle se tenait debout, au milieu, calme et sereine comme une sainte.


FIN