Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 196-199).

CHAPITRE X

Le dimanche suivant, Sabadil parut pour la première fois à l’église des Duchobarzen, pour assister aux cérémonies de leur culte. Dans la maison de Mardona se trouvait une immense salle très simple. C’est là que l’assemblée se réunissait le dimanche. Il y avait bien à peu près deux cents personnes. On remarquait, mêlés aux costumes clairs et bariolés des paysans, deux juifs polonais revêtus de leur talar de soie noire. Les hommes se tenaient à gauche de l’autel, les femmes à droite. Tous étaient en habits de fête. Vis-à-vis de l’autel se trouvait une table, où l’on avait posé le pain et le sel.

Tandis que tous s’entretenaient à voix basse, Sukalou, comme en extase, les yeux levés au ciel, murmurait une prière. Il sentit bien tout à coup que quelqu’un le tirait par sa manche, mais il ne se retourna pas.

« Sukalou ! murmura une voix caressante à son oreille. »

Il se mit à prier avec plus de ferveur et ne prêta pas attention. On le tira de nouveau par sa manche, plus fort.

« Écoute-moi donc !

— Laisse-moi prier », dit Sukalou sans daigner jeter un regard à Wewa, qui se tenait derrière lui.

Celle-ci, furieuse, lui donna un coup de poing dans le dos et s’éloigna rapidement.

Lorsque Mardona entra, vêtue de son costume de cérémonie, l’assemblée entière tomba à genoux. La Mère de Dieu bénit les assistants et s’assit, avec une grande dignité, devant la table où se trouvaient le pain et le sel. Sabadil se tenait à ses côtés. Elle le lui avait ordonné.

« Si quelque chose te surprend ou t’embarrasse, lui avait-elle dit, interroge-moi.

— Permets-moi de te dire, en ce cas, répondit Sabadil, l’étonnement que me cause dans ce saint lieu la présence de ces deux juifs.

— Tout homme, qu’il soit juif, ou chrétien, ou musulman, ou même païen, peut prendre part à notre service divin, repartit Mardona. Ce n’est pas la présence de l’homme qui souille un temple, ce sont ses mauvaises actions. »

Un des Duchobarzen s’avança et entonna le psaume : « C’est ainsi que parle notre souverain le Dieu d’Israël ». Le reste de l’assemblée s’unit en chœur à sa voix et répéta l’hymne. Lorsque le chant fut terminé, un des vieillards se leva et alla prendre par la main le doyen de l’assemblée. Ce fut touchant de voir comme ces deux patriarches s’inclinèrent devant les assistants, se donnèrent le baiser de paix et se saluèrent humblement. Un troisième membre s’approcha, salua et embrassa ses deux compagnons, de même qu’ils l’avaient fait précédemment. Tous les assistants suivirent leur exemple, l’un après l’autre, les hommes les premiers, puis les femmes.

« Que signifie cette cérémonie ? demanda Sabadil.

— Elle signifie, dit la Mère de Dieu, ce que je t’ai déjà enseigné une fois, que l’homme doit vénérer son prochain, qui représente Dieu sur la terre. »

Lorsque la cérémonie fut terminée, Mardona se leva, prit Sabadil par la main et le conduisit au milieu des vieillards.

« Je vous amène un nouveau frère, leur dit-elle d’une voix douce. Accueillez-le bien, estimez-le et l’aimez ! »

Le doyen donna la main à Sabadil et l’embrassa. Tous les membres de l’Église suivirent son exemple. Ils s’éloignèrent ensuite, tranquillement et graves, comme ils étaient venus.

Sabadil hésitait, le regard baissé. La main de Mardona se posa sur son épaule avec une tendre pression.

« Qu’as-tu, Sabadil ? demanda la sainte fille.

— Toi, Mardona, tu ne m’as pas donné de baiser, murmura-t-il d’une voix émue.

— Maintenant tu fais partie de notre secte, répondit-elle. Tous t’ont salué comme leur frère. Je ne suis pas ta sœur, Sabadil, ne l’oublie pas. »

Mardona se tenait au milieu de la salle, grande et forte. Elle était vêtue d’une robe bleue à larges plis. Ses cheveux étaient noués dans un foulard blanc. Elle souriait, et ce sourire adoucissait sa physionomie, la rendant plus séduisante encore.

— Mais je ne t’aime pas comme une sœur ! s’écria-t-il. Mardona, je t’en conjure, renonce à ta position ! Elle ne te rend pas heureuse. Sois à moi, Mardona, deviens ma femme !

— Jamais, Sabadil !

— Et pourquoi pas ?

— On ne peut boire à la fois au calice de Dieu et au calice du diable, répliqua-t-elle. Es-tu digne de m’approcher, moi que le Seigneur a élue ? As-tu abjuré de tout ton cœur les fausses croyances ? Te sens-tu pénétré de nos saints préceptes ? Non, tu ne l’es pas ! C’est le péché qui parle par ta bouche.

— T’aimer, Mardona, est-ce un crime ?

— Prie avec moi, Sabadil, dit-elle d’une voix exaltée qui résonna dans la salle comme un son d’orgue. Prie, pour qu’il te soit donné de vaincre le mal ! »