Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 188-195).

CHAPITRE IX

Le soir tombait. Sabadil se rendit chez Mardona. Elle l’avait mandé auprès d’elle. Sabadil conduisit son cheval à l’écurie, traversa la cour et frappa à la porte de la Mère de Dieu. Il entra dans la chambre, Mardona n’était pas seule. Elle était assise dans un grand fauteuil, près de son lit, que recouvrait une cotonnade à grosses fleurs. Barabasch, établi non loin d’elle, rongeait ses ongles d’un air maussade.

Tout, dans la demeure de Mardona, respirait un confort et un luxe rares dans les habitations des paysans galiciens. Les dalles étaient recouvertes de jolis et moelleux tapis ; on se mirait dans les armoires et les tables en noyer poli ; le sofa et les chaises étaient recouverts d’une étoffe en laine très soyeuse. À la muraille était accroché un immense miroir dans un cadre doré. Des tableaux garnissaient la pièce. De longs rideaux souples voilaient à demi les croisées. Les fenêtres étaient garnies de fleurs ; un petit canari dormait la tête sous son aile, perché dans sa cage de laiton. Devant le lit de la Mère de Dieu on avait étendu une grande peau de loup. C’est là qu’elle appuyait ses pieds lorsque Sabadil entra.

« Laisse-nous, Barabasch, ordonna Mardona sans un geste.

— Pourquoi m’en irais-je ? répondit le paysan d’un ton aigre.

— Tu n’as pas de questions à m’adresser, dit Mardona, très calme ; tu as à obéir à mes ordres. Allons, va ! »

Barabasch jeta sur Sabadil un regard venimeux et se dirigea lentement vers la porte.

« Tu t’en vas sans me saluer ? » demanda Mardona.

Ses grands yeux bleus étaient arrêtés sur Sabadil, brillant d’une douceur infinie. Nul ne pouvait résister à ce regard. Barabasch revint précipitamment sur ses pas, et s’agenouilla aux pieds de la Mère de Dieu.

« Je tiens à t’avertir, mon ami, continua-t-elle, que tu me parais changé depuis quelque temps. Tu t’oublies souvent en ma présence ! Prends-y garde ! »

Elle l’embrassa et lui adressa un signe de la tête.

Barabasch soupira et sortit tout pensif. On entendit quelques instants encore ses pas lourds résonner sur le pavé de la cour, puis tout se tut. Mardona et Sabadil restèrent seuls.

« Qu’a-t-il ? demanda Sabadil après une pause.

— Il est jaloux.

— De qui ?

— De toi. »

Sabadil eut un sourire amer.

« Toi aussi, tu es mécontent, et tu m’en veux, tout comme lui. Tu ne peux admettre que je ne ressemble pas aux autres jeunes filles, continua Mardona.

— Tu es une sainte, repartit Sabadil avec tristesse, et moi je suis un pauvre pécheur, voilà tout.

— Tâche donc de comprendre ce qui m’éloigne de toi, ce qui m’interdit de répondre à ton amour, dit Mardona. Je suis l’Élue de Dieu, du Dieu qui a créé le ciel et la terre, qui a rassemblé les eaux sous sa main, et à qui la lune et les astres obéissent.

— Ma croyance ne m’enseigne pas cela.

— Ta croyance te parle de paradis et du péché de nos premiers parents, répondit Mardona d’une voix douce. Elle te parle de la corruption des hommes et du déluge que Dieu envoya dans sa colère. Ta croyance t’apprend, aussi bien que la mienne, que l’humanité pèche constamment et a sans cesse besoin de rédemption. Eh bien, moi, je te répète et je t’affirme que cette rédemption, Dieu l’a incarnée sur la terre et qu’il m’a instituée pour la représenter.

— Parles-tu de la Trinité que nous adorons ?

— La Trinité ne se révèle qu’à l’âme des hommes, répondit-elle : le Père, dans la puissance de la mémoire ; le Fils, dans la sagesse de l’intelligence ; l’Esprit, dans la force de la volonté.

— Si vous accordez à l’homme une si haute place, comment se fait-il que vous le jugiez si faible et si misérable ?

— Qui t’a dit cela ? s’écria Mardona d’un ton vif, très surprise mais nullement froissée. Nous suivons mieux que vous la prescription que le Christ nous a laissée.

— Quelle prescription ?

— La seule vraie : Aime ton prochain comme toi-même, et ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît à toi-même. Notre croyance, de plus, nous ordonne de reconnaître et de révérer dans notre prochain l’image de Dieu, puisque l’homme est appelé à représenter Dieu sur la terre.

— C’est un beau précepte, je ne puis le nier.

— Approche-toi de moi, continua Mardona, et regarde-moi en face. Ai-je l’air de méditer de mauvais desseins ? »

Sabadil se rapprocha de la jeune femme et s’adossa à la muraille, à côté de son siège.

« Je crains, fit-il observer d’une voix basse et tremblante, que tu ne me ravisses ma foi, Mardona, de même que tu t’es emparée de mon cœur.

— Je ne t’ai rien ravi, repartit Mardona en fixant sur le jeune homme ses beaux yeux bleus rayonnants d’enthousiasme. C’est toi qui te donnes à moi, sans que je l’exige ou que je t’en prie.

— Hélas ! je ne suis pas maître de faire autrement.

— Prends patience, dit Mardona très grave. L’heure viendra, pour toi aussi, où le paradis te sera ouvert.

— Comment ?

— Écoute-moi, continua la Mère de Dieu, et tâche de me comprendre. On t’a enseigné, n’est-ce pas ? que les premiers hommes ont été chassés du paradis après leur péché. Mais personne, jusqu’à présent, ne t’a révélé le sens profond que renferme cette leçon. C’est un secret céleste que je vais te révéler, Sabadil. Tu sais que les premiers hommes mangèrent du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal. Aussitôt après, ils firent la distinction de l’esprit et de la chair. Cette différence établie en nous, c’est la malédiction prononcée sur le monde, et ce paradis d’où les hommes ont été bannis, c’est… la nature.

— Je t’admire, dit Sabadil. À t’entendre on croirait que ce n’est pas une paysanne qui parle, mais un prêtre du haut de sa chaire. Cependant, Mardona, tu ne sais ni lire ni écrire.

— Insensé ! il m’est donné, par contre, de lire dans les étoiles, et j’écris ce que je veux dans le cœur des hommes.

— Et comment tes Duchobarzen entendent-ils rappeler le paradis sur la terre ? demanda le jeune homme après une pause.

— En rendant, au lieu de la crucifier comme vous le faites, à la nature toute son innocence, toute sa virginité première, répondit Mardona avec assurance : Dieu nous a donné l’esprit pour dominer la nature, et non pour la martyriser.

— Tu as raison, dit Sabadil. Mais dis-moi encore, Mardona, pourquoi vous avez choisi la femme, cette créature capricieuse et faible, pour votre rédempteur, pourquoi c’est d’elle que vous attendez le secours ?

— C’est par la femme que le péché est entré dans le monde : la femme seule a le pouvoir de nous racheter. L’homme est possédé de plus d’esprit que la femme ; celle-ci se laisse diriger plus puissamment par la nature. »

Sabadil regarda Mardona. Les yeux de la jeune fille brillaient d’un éclat surnaturel. Une douce extase était empreinte sur son visage. Elle se tut et se tourna vers Sabadil.

« Crois-tu à la résurrection ? demanda soudain le jeune homme. Crois-tu qu’un jour viendra où Dieu jugera les vivants et les morts ?

— Au dernier jour, tous ressusciteront, répondit-elle, mais en esprit seulement. Le jugement viendra après.

— Ainsi, les Duchobarzen croient qu’une femme qu’ils appellent la Mère de Dieu est investie de la puissance céleste pour juger et régner sur la terre ?

— Ils le croient, Sabadil. La Mère de Dieu représente l’Éternel sur la terre. Tous doivent l’adorer et la révérer comme ils adorent et révèrent leur Dieu, parce que l’Éternel a choisi la femme pour ramener les hommes au paradis perdu. La Mère de Dieu seule peut punir les péchés et les pardonner. Ses ordres sont la volonté de l’Éternel. Les Duchobarzen ne reconnaissent pas de pape. Ils ne révèrent pas de saints. Ils n’ont pas de prêtres, pas d’images, pas de sacrements. La Mère de Dieu, au milieu d’eux, est l’incarnation de l’Être divin. Elle est sa volonté.

— Et qui te prouve, Mardona, que tu es celle que Dieu a élue pour le représenter sur la terre ?

— Si tu ne crois pas à moi, Sabadil, je ne puis te le prouver.

— Je crois à toi, s’écria-t-il en la dévorant du regard. Je crois à toi parce que je t’aime. Je veux croire à toi, et cependant ma pauvre intelligence de paysan, mon esprit inculte doutent de ta mission divine. Si tu veux me convertir, Mardona, il ne te faudra pas beaucoup de paroles ; tu n’as qu’à me regarder, comme là-bas, dans la forêt tranquille, alors que je croyais, pauvre insensé, qu’un jour viendrait où tu pourrais m’aimer ! »

La Mère de Dieu releva la tête, sans fierté, mais avec une majesté grave qui éblouit Sabadil ; un sourire dédaigneux passa sur ses lèvres, le même sourire qu’elle avait eu en lui parlant lors de leur première rencontre au bord de l’étang solitaire, sous les ombrages de la grande forêt.

« Comment peux-tu me parler d’amour comme à une femme ordinaire ? dit-elle.

— Pardonne-moi, oh ! pardonne ! balbutia Sabadil, dont la poitrine était oppressée, et qui ne respirait que faiblement. C’est un péché, je le sais, je le sens. Punis-moi, Mardona. Je ne suis pas un saint, mais un grand pécheur. Je ne sais rien de ta mission. Pour moi, tu n’es qu’une femme belle et que j’aime, et dont l’aspect me trouble et me rend fou… »

Mardona se leva et se tint debout devant lui, une main appuyée au dossier de sa chaise, le visage calme et pur, empreint d’une douce compassion.

« Tu es un misérable pécheur, et moi, je suis à la place de Dieu, dit-elle avec une excessive dignité. L’amour t’aveugle. Ouvre les yeux. Saisis bien quelle est ma situation envers toi. L’orgueil humain t’étouffe. Allons, à genoux ! et adore Dieu qui m’a envoyée !

— Ah ! Mardona, murmura-t-il, dis-moi seulement que tu ne me hais pas !

— Humilie-toi ! »

Il tomba à ses pieds, anéanti.

« Je suis perdu dans ce monde sans toi ! cria-t-il. Tu es mon ciel et mon enfer !

— Crois-tu que Dieu m’a élue ? demanda Mardona d’une voix extrêmement douce tandis qu’elle le regardait fixement de ses deux grands yeux brûlant d’enthousiasme. Sens-tu maintenant que tu n’es rien sans moi ? que tu as besoin de mon intercession auprès de Dieu ?

— Oui, je le sens.

— Eh bien, à genoux ! s’écria Mardona, et prie. »

Lorsqu’elle vit Sabadil étendu devant elle, la face contre terre, un fier sourire illumina le visage de Mardona, de ses yeux brillants à ses lèvres mi-closes.