Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 181-187).

CHAPITRE VIII

Wewa possédait à Fargowiza-polna une jolie propriété ; elle avait une maison, une petite ferme, du bétail, des chevaux et de la volaille en abondance. En outre, elle avait plus de deux mille florins à la caisse d’épargne et une centaine de florins dans une cruche de grès placée dans sa chambre. En somme, elle était un bon parti, d’autant plus qu’elle n’avait pas d’enfants. Elle était active, très travailleuse, douée d’une certaine intelligence et fort bien conservée. Ce sont les considérations qui décidèrent Sukalou, après quelques jours de réflexions, à lui rendre visite. Il marmotta des prières, tout le long, en y allant, et en même temps il calculait avec soin les avantages que cet hymen pourrait bien lui apporter.

Wewa le vit de loin, comme il s’était arrêté au milieu de la route pour bourrer son nez de tabac, et, quoiqu’elle fût déjà très bien mise, elle se hâta de faire un peu de toilette. Elle remplaça le mouchoir blanc qui recouvrait ses cheveux par un foulard aux couleurs vives, et attacha cinq rangs de gros coraux autour de son cou blanc et gras. Elle passait justement sa sukmana de drap vert foncé lorsque Sukalou frappa à la porte.

« Qui est là ? demanda-t-elle, et un sourire malicieux entr’ouvrit ses lèvres roses.

— C’est moi, Wewa, si vous voulez bien me permettre…

— Seigneur ! qu’entends-je ?… Mais c’est Sukalou. »

Elle ouvrit la porte et embrassa cordialement le nouveau venu.

« Entre, mon bien-aimé, à quoi bon toutes ces façons ? Tu es ici chez toi ; mets-toi à ton aise. »

Elle lui enleva son chapeau et sa canne, lui avança une chaise, ferma la porte et appela Lisinka, prestement et sans trahir aucun embarras. Puis elle prit place en face de lui, lissant soigneusement ses jupes amidonnées et faisant bouffer sa chemise couverte de broderies.

« L’amour t’a enfin poussé jusqu’à moi ? commença-t-elle.

— L’amour,… oui,… répondit Sukalou d’un air langoureux, mais… c’est aussi la faim.

— Tu as faim ! s’écria Wewa. Lisinka, viens vite, je te prie. Nous avons un hôte, ma chère, et quel hôte ! Dis-moi, cher ami, que voudrais-tu bien manger ? Du lard, du fromage, du beurre, des œufs, ou un morceau de gâteau ? Il y a de tout cela ici. »

Sukalou réfléchit.

« Je mangerais bien quelques œufs, dit-il enfin ; puis, peut-être, du fromage et un morceau de beurre. Quant au gâteau, que tu as sûrement pétri toi-même, de tes jolies mains, — Wewa rougit de plaisir — j’en goûterai un peu plus tard, pour te faire plaisir, puisque tu y tiens. »

Lisinka parut et commença à apprêter les œufs, tandis que Wewa mettait la table et allait chercher tout ce que contenait son garde-manger.

Sukalou examina un instant les assiettes et les pots, et soupira. Puis il prit une pincée de tabac dans sa tabatière, d’un air grave. Enfin il saisit le couteau :

« Je crois que je commencerai par un peu de beurre et de fromage, dit-il nonchalamment, en se taillant une énorme tartine.

— Tu as changé d’avis, à ce qu’il paraît ? demanda Wewa.

— Oui, murmura Sukalou la bouche pleine, en avalant de gros morceaux de fromage.

— Ainsi, tu ne me traites plus de baba ? reprit Wewa avec un sourire.

— À quoi penses-tu ? s’écria Sukalou indigné et hors de lui, et si hors de lui, qu’un morceau de pain faillit l’étrangler ; mais, Wewa, me prends-tu pour un Tartare ? Je t’ai dit cela devant Mardona, tu comprends ? Je voulais lui plaire, à cette femme. Elle a un naturel si jaloux, qu’en sa présence il n’est pas permis de trouver quelqu’un joli. Mon Dieu ! que veux-tu ? elle est curieuse. Toi, Wewa, tu as la taille un peu forte, mais cela prouve que tu es robuste, bonne au travail Et tu es très jolie ; oh ! mais, très jolie, Wewa, sais-tu cela ? Dieu ! que ces dents sont jolies, et quelle ravissante petite bouche tu as ! Tiens, donne-moi un baiser, friponne ! »

La jeune amoureuse se leva précipitamment et embrassa Sukalou à deux reprises.

« Encore, ma Wewa, ma jolie petite Wewa, encore ! »

Elle l’embrassa une troisième fois.

« Mais, sais-tu, interrompit soudain Sukalou qui avait mangé presque tout ce qu’il y avait sur la table, sais-tu, ma petite Wewa, que j’ai plus soif encore que je n’ai faim ? Tu as dû remarquer que j’ai beaucoup de peine à avaler, tant j’ai la bouche sèche.

— Parle, que veux-tu boire, mon chéri ?

— Qu’as-tu à me donner ?

— De la bière ou du meth.

— Mon Dieu, je boirais bien une petite cruche de bière, puisqu’il y en a là, puis un peu de meth, pour favoriser la digestion. Ne m’en apporte pas trop peu, Wewa : la nourriture affaiblit l’estomac, tu sais ? Par la même occasion, ma colombe, tu pourras m’apporter un petit morceau de lard. Tu as oublié de m’en donner, il me semble ? »

Wewa apporta le lard et du meth, et Lisinka descendit à la cave, tirer de la bière. Sukalou finissait le plat de gâteaux. Il but quelques verres de bière et commença à attaquer le lard.

« Es-tu rassasié ? demanda Wewa tendrement, s’asseyant près de lui et passant son bras rondelet autour de cou de Sukalou. Nous pourrions maintenant, si tu es disposé, traiter de nos petites affaires. Je t’aime, Sukalou, tu le sais, et je voudrais bien être sûre que tu m’aimes aussi, toi. Voyons, réponds-moi ? Tu pourras recommencer à manger après, lorsque nous nous serons expliqués.

— Mangeons auparavant », repartit Sukalou.

Il se remit à manger et à boire avec un nouvel appétit.

« Est-ce tout, ma petite Wewa ? N’as-tu plus rien à m’offrir ?

— Ah ! je me souviens. »

Wewa s’éloigna en courant, et revint, tenant une longue saucisse et une bouteille d’eau-de-vie.

« Ah ! voyez la belle petite femme, la jolie petite femme ! Est-elle assez gentille, hein ? est-elle assez bonne ? Ah ! mais c’est que tu seras une épouse délicieuse, ma Wewa, un vrai trésor pour une maison ! Une baronne ne me régalerait pas aussi bien, pour sûr ! »

Il saisit les mains de Wewa et les embrassa l’une après l’autre. Puis il attira à lui la grosse femme et lui déposa deux baisers sur la nuque. Wewa rougit et le repoussa, toute confuse.

Cette fois, il ne restait plus rien à manger sur la table. Le cruchon de bière était vide, l’eau-de-vie avait considérablement diminué. Sukalou se leva et s’étendit la face contre terre devant la jolie paysanne, à la façon de nos campagnards lorsqu’ils ont une requête à adresser à leur seigneur, ou qu’ils lui expriment leur gratitude.

« Lève-toi donc ! » s’écria Wewa en se rengorgeant, très flattée.

Sukalou, pour toute réponse, baisa le bord de sa robe, et même commença à lui baiser les pieds. Il se mit ensuite à genoux.

« Wewa ! s’écria-t-il, je te respecte, je t’estime infiniment. Ah ! si l’on voulait m’écouter, on t’élirait Mère de Dieu, à la place de Mardona. Tu vaux infiniment mieux qu’elle, Wewa ; je t’estime de tout mon cœur.

— Et tu m’aimes aussi, dans ce cas ?

— Je t’aime, et je suis tout prêt à t’épouser.

— Ah ! enfin !…

— Seulement, je te demande que notre contrat m’assure la possession de ta ferme et de ta maison.

— Ne me parle pas de cela, répondit Wewa aigrement.

— Si, Wewa, si, ma petite Wewa, je t’en parlerai. C’est chez moi une faiblesse, tu le sais. Je t’aime depuis longtemps. Je suis épris sérieusement de toi, Wewa, au point que souvent j’en suis malade ; mais j’aime encore mieux me consumer et mourir d’amour que de commettre un péché sans en tirer aucun avantage. Dresse une donation par laquelle tu m’assures ta maison et tes champs, et nous nous marierons tout de suite.

— Sukalou, tu recommences !… »

Wewa fronça les sourcils avec humeur.

« Veux-tu que je te prouve que ce n’est pas un péché que de se marier ? le veux-tu, dis ?…

— Prouve-moi ton amour en faisant ce que je demande. J’aime mieux cela.

— Ah ! le coquin ! »

Wewa fit un geste qui rejeta Sukalou tout tremblant contre la muraille.

« Tu m’aimes ! C’est ma maison que tu aimes, et mes vaches, et mes porcs gras ! C’est de mon argent que tu es épris ! »

Elle s’avança vers lui, les poings sur les hanches.

« Allons ! parle-moi encore de cette donation !

— Je suis un homme vertueux.

— Un coquin, veux-tu dire, un misérable ! »

Elle tourbillonnait dans la cuisine avec une telle colère, que ses jupons amidonnés bruissaient comme des feuilles fouettées par l’orage.

« Tiens ! je crois que je vais te rosser d’importance, hypocrite ! »

Elle courut à la porte et en poussa les verrous ; mais Sukalou, avec une agilité inconcevable, ouvrit la croisée, l’escalada, sauta dans le jardin, et s’enfuit à travers champs, comme un lièvre harcelé par des chiens.