Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 172-180).

CHAPITRE VII

Une fois que Nilko Ossipowitch avait, par sa grande bonté, préservé encore le pauvre Sukalou de mourir de faim, et que ce gourmand était justement en train de ronger gloutonnement un os de poulet, les yeux fermés, deux paysannes complètement inconnues à Sabadil entrèrent dans la salle. L’une d’elles, une jolie jeune fille, resta vers la porte, modestement ; l’autre se précipita aussi vite que le permettait sa corpulence vers Sukalou et se campa devant lui, les poings sur les hanches.

« Ah ! enfin, te voilà, s’écria-t-elle d’une voix qui eût suffi à commander tout un régiment ; oui, cache-toi, fais-toi aussi petit que possible, mon bon ; je t’a retrouvé maintenant et tu ne m’échapperas plus. »

Tous les assistants se mirent à rire ; même Ossipowitch sourit, ainsi que sa femme, qui causait près de la grande table.

« Que lui veux-tu, Wewa ? » demanda Mardona qui essayait en vain de rester sérieuse.

Wewa, pour toute réponse, se jeta à genoux devant la Mère de Dieu. Sa chute fut si impétueuse, que la vaisselle de l’armoire résonna. Et, comme Mardona se penchait vers elle pour l’embrasser, Wewa s’écria :

« Je n’en suis pas digne, notre petite Mère ; oh ! pas digne ; laisse-moi baiser tes petits pieds, tes jolis petits pieds d’or ! »

Elle saisit les bottines de Mardona et y appliqua ses lèvres à plusieurs reprises.

« Enfin, voyons ! Que reproches-tu à Sukalou ?

— Elle me poursuit, répondit Sukalou d’une voix pleurarde en aspirant une prise sur le dos de sa main. Elle m’obsède de son amour. Malheureux que je suis ! cette insensée, cette baba

— Moi, une baba ! Ah ! je suis une baba ! cria Wewa en bondissant et en s’approchant si vivement de Sukalou que celui-ci cacha involontairement son visage dans ses mains. J’ai quarante-cinq ans, pas un mois de plus. Cela s’appelle-t-il être vieille, par hasard ? Et ne suis-je pas veuve ? Et n’y a-t-il pas deux ans déjà que mon pauvre Skowrow est mort ? Et n’est-il pas permis à un cœur de femme, après un si long veuvage, d’aspirer à un peu d’amour ? N’est-on pas jeune aussi longtemps qu’on est susceptible de passion ? Je suis encore jeune, mon cher ami, car j’aime, j’aime passionnément. Et qui est l’objet de ma tendresse ? C’est toi, mon chéri, mon petit pigeon, mon bijou ! Oui, je t’aime, je t’adore. Pourquoi donc restes-tu insensible ?

— Ma vocation est de prier et de faire pénitence, et non de courtiser de vieilles femmes.

— Quoi ! est-ce que je ne te plais pas, par hasard ? » s’écria Wewa Skowrow.

Et vraiment elle avait le droit de s’en étonner, car, après tout, elle était fort jolie femme. Son visage, au petit nez recourbé, aux beaux yeux noirs et pétillants, et à la petite bouche rose, était fort appétissant quoique un peu large. Quant à ses mains, elles étaient charmantes, petites et douces comme du velours, et elle avait les plus jolis pieds du monde.

« Avant tout, tu vas m’embrasser, et cela immédiatement ! continua Wewa. Puisque tu te piques de tant de piété, puisque tu te vantes de suivre à la lettre les préceptes de notre croyance, tu vas me donner le baiser de paix. »

La veuve résolue se haussa sur ses orteils et fit résonner bruyamment ses lèvres sur celles de Sukalou, qui exécuta une grimace comme si on l’eût forcé de boire du vinaigre.

« L’amour aussi est un commandement divin, et tu dois m’aimer si tu veux mériter le ciel. Dis-moi, grand nigaud, où tu trouveras une femme ou une jeune fille capable de supporter la vie austère que je mène ? Oh ! mais je ne la mènerai pas plus longtemps que ça, certes ! Tout cela va changer, et c’est toi, toi, mon doux pigeon, à qui j’ai donné mon cœur et à qui je prétends bien appartenir.

— Laisse-moi tranquille ! » dit Sukalou avec humeur.

Et il tira un sac de dessous son siège.

« Mardona, je t’implore, continua Wewa : fais-moi la grâce de parler à ce fou et de le convaincre.

— Voyons, Sukalou, épouse-la donc, puisqu’elle t’aime !

— Tu entends ? Tu dois m’épouser », s’écria Wewa en riant aux éclats et en tournant sur elle-même de façon à faire bruire ses jupes amidonnées.

Elle était, malgré sa corpulence, très agile, et même gracieuse.

« Mais je ne veux pas de toi ! Je te répète que je ne veux pas de toi ! dit Sukalou. Épouses-en un autre. » Il souleva son sac sur son épaule.

« Et puisque tu continues à m’obséder de tes propositions, apprends qu’il est encore au monde des gens honnêtes qui estiment plus haut la vertu que la richesse et les faveurs des femmes.

— Tu dois m’épouser, entends-tu ? et non pas prêcher », s’écria Wewa.

Sukalou essaya de prendre la fuite ; mais il n’avait pas atteint la porte que les bras robustes de Wewa l’empoignèrent et le firent tournoyer en trébuchant :

« Reste là, fripon, je te l’ordonne, et pas un pas ! As-tu compris ? cria la veuve, pourpre de colère. Mais… que vois-je ? Qu’as-tu là, dans ton sac ? Laisse voir.

— Je crois que ce sont des peaux de martre.

— Montre-les-nous ! »

Sukalou, du plat de sa main, frotta vivement sa tête chauve à plusieurs reprises en perçant Wewa d’un regard furieux. Mais cela ne lui servit à rien. Il fut forcé de reposer son sac et de l’ouvrir. Aussitôt toutes les femmes l’entourèrent, et chacune d’elles se saisit d’une peau de martre pour l’admirer, la vieille Anastasie aussi bien que la Mère de Dieu.

« Quelles belles peaux ! s’écria cette dernière en passant ses mains blanches dans la fourrure dorée aux raies sombres. Sont-elles à toi, Sukalou ?

— Hélas ! non !

— À qui appartiennent-elles ?

— À un juif. »

Il pinça dans sa tabatière une prise pour dissimuler son embarras.

« Elles sont à toi, dis, Sukalou ? et tu vas m’en faire cadeau », s’écria Wewa.

Elle se mit à le caresser de la main, sur ses joues hâves, où les poils de la barbe se hérissaient comme des épines.

« Laisse-moi la paix ! grommela-t-il.

— L’avare ! s’écria Wewa. Mais je n’attendrai pas plus longtemps ta permission pour les prendre et m’en faire une garniture de jaquette. Je suis sûre que je te plairai avec cette jaquette ! »

Elle appliqua sur son épaule la peau qu’elle tenait à la main et se tourna vers lui, coquettement.

« Tâte un peu comme c’est agréable de passer les mains sur cette fourrure-là.

— Je n’en ai aucune envie », pleurnicha Sukalou.

Et il se mit à ramasser ses peaux, aussi vite que possible.

« Oh ! le monstre ! oh ! le manant ! cria Wewa en lui jetant à la figure la martre qu’elle avait à la main.

— Ainsi, Sukalou, ces martres sont à toi ? reprit Mardona.

— Non. Elles appartiennent à un juif, aussi vrai que j’aime Dieu.

— Et elles sont à vendre ?

— Sûrement, dit Sukalou d’une voix humble en soufflant dans les soies fauves de ses fourrures. Je suis chargé d’aller dans les seigneuries les faire voir. Et si je réussis à les placer avantageusement, il me reviendra un petit bénéfice.

— Allons ! Qu’est-ce que tu en veux ? demanda Mardona dont les yeux brillaient de convoitise.

— Elles sont de dix florins pièce. Pardonne, Mardona, les martres ne m’appartiennent pas. Si elles étaient à moi, je m’empresserais de les déposer à tes pieds en te priant de les accepter en cadeau, et je serais fier que tu veuilles bien en recevoir l’hommage. Mais, dans le cas présent, il me faut tenir mon prix comme avec un acheteur ordinaire.

— Donne-les-moi pour six florins.

— Impossible.

— Sukalou, prends garde de m’irriter, dit Mardona. Dis ton dernier prix.

— Eh bien ! huit, parce que c’est toi.

— Six. »

Sukalou secoua la tête.

« Donne-lui-en sept, chuchota Anuschka à l’oreille de sa sœur.

— Sept florins la peau, dit Mardona. C’est très cher, mais passe. Emporte les martres, Anuschka, et toi, père, paye Sukalou. »

Elle tendit sa main. Sukalou soupira, mais lui donna la sienne, tête basse. Ossipowitch lui compta l’argent. Il le plaça dans un angle de son mouchoir de coton bleu, fit un nœud, qu’il serra avec ses dents, et cacha le tout dans sa poitrine.

« Dieu vous bénisse ! »

Il ramassa son sac, pour partir.

« Pas un pas, s’écria Wewa ! Je ne te laisserai partir que lorsque tu m’auras promis de venir me voir. Allons, ta main.

— Je te le promets, répondit Sukalou, clignant des yeux, comme un chat au soleil.

— Ta main ! »

Il la lui donna.

« Et maintenant, encore un baiser, mon petit cœur. »

Elle l’embrassa furieusement. Lui, ne s’en défendit pas, mais il détourna la tête tout honteux.

Peu après le départ de Sukalou, Sofia Kenulla entra. On lui montra les belles peaux de martre. Elle les admira et les loua beaucoup, tandis qu’une ombre d’envie obscurcissait son visage d’ange.

« Sukalou a aussi de très belles martres à vendre, dit-elle. Je suis sûr qu’il les laisserait à un bas prix. Il les a tirées lui-même.

— Vraiment ! s’écria Mardona, qui échangea un coup d’œil avec Wewa.

— Du reste, elles ne sont pas chères, continua Sofia Kenulla. Les juifs, dans la capitale, en donnent cinq florins, pas davantage.

En es-tu sûre ?

— Pourquoi te tromperais-je ?

— Oh ! le voleur ! le coquin ! s’écria Wewa. Mais qu’il vienne maintenant, et je lui dirai son fait.

— Tu ne lui diras rien du tout, ordonna Mardona, pas un mot ! Cela me regarde.

— Comme tu voudras, Mardona », dit Wewa à voix basse.

Puis, se tournant vers la jeune fille qui l’accompagnait :

« Je t’en prie, Lisinka, notre petite mère m’a promis des carottes. Fais-toi les donner dehors, et place-les dans notre charrette. Va, mon enfant !

— Une jolie et honnête fille, dit Mardona.

— Viens donc baiser les pieds de la Mère de Dieu, Lisinka », dit Wewa très haut.

Lisinka se mit à genoux devant Mardona ; mais celle-ci ne laissa pas la jolie fille s’incliner jusqu’à ses bottines. Elle se baissa vers elle et l’embrassa gracieusement sur les lèvres.

« C’est votre fille ? demanda Sabadil à la veuve.

— Non, répondit-elle. C’est une pauvre fillette que j’ai recueillie chez moi, et qui m’aide au ménage.

— Chez vous, ajouta Mardona en se tournant vers Sabadil, on nommerait simplement Lisinka une servante.

— Et Wewa, sa maîtresse, la prie poliment de bien vouloir exécuter ses ordres ! dit Sabadil avec étonnement. Et toi, Mardona, tu lui as donné un baiser !

— Chez nous, mon ami, lui répondit Mardona, il n’y a pas de maîtres et pas de valets : il n’y a que des frères et des sœurs. C’est Dieu qui a créé tous les hommes. Ils sont égaux et il n’en est pas un qui ait un avantage sur l’autre. »