Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 165-171).

CHAPITRE VI

Il pleuvait. L’eau tombait jour et nuit, sans s’arrêter. Quelquefois, au milieu de la journée, il y avait une heure ou deux où le soleil luisait. Mais les matins et les soirées étaient froids. Il commençait à geler pendant la nuit. Un brouillard épais remplissait la vallée du Nouveau-Paradis. Il disparaissait pour quelques heures, au soleil, puis reprenait de plus belle, roulant ses vagues dans les champs et à travers les arbres. Les buissons resplendissaient, sous leur feuillage rouge ou jaune, dont le vent enlevait les feuilles par bouffées. Des châtaignes se détachaient de leur tige et tombaient à terre, faisant éclater leurs enveloppes. On entendait partout le sifflement des mésanges. Des oiseaux de passage traversaient l’air, par bandes, en piaillant bien haut, au-dessus des champs de vaine pâture, se dirigeant vers le sud.

Dans le village, où ordinairement en cette saison on n’entendait que les coups alternés des batteurs en grange, un bruit confus et grandissant montait. On s’appelait. Il y avait un cliquetis de faux, comme lors de la Révolution. Des chevaux hennissaient, des chiens aboyaient. Enfin, les cloches se mirent à sonner, pesamment.

Un paysan de Brebaki avait apporté de mauvaises nouvelles. Depuis des années, depuis l’abolition du robot, il y avait querelle entre les anciens seigneurs et les paysans de Fargowiza-polna. On avait, en 1848, réellement promis à ces derniers la donation de leurs chaumières et de leurs terres ; mais les seigneurs avaient gardé pour eux les pâturages et les forêts.

Les paysans, qui se trouvaient ainsi sans fourrage pour leur bétail et sans bois à brûler, n’hésitèrent pas longtemps. Ils se servirent des bois et des pâturages, tout comme au temps du robot. De là, des querelles incessantes. On leur démontra qu’ils avaient tort. On les arrêta, on les condamna. Rien ne servit. Les choses en vinrent au point qu’une véritable guerre éclata entre les villages et les seigneuries.

Le district de Fargowiza-polna dut mettre des gens sur pied et les envoyer pour maintenir les rebelles.

À cette nouvelle éclata un nouveau tumulte. Les paysans se rassemblèrent, décidés à une résistance terrible. Ils n’écoutèrent ni les conseils du wujt[1], ni les avertissements de leur curé. Ils s’armèrent de faux, de fléaux et de fusils, et sonnèrent le tocsin pour avertir les villages d’alentour. Bientôt, en effet, arrivèrent les paysans de Brebaki, de Klosno, de Serenzize, montés sur leurs chevaux. Ils s’unirent à ceux de Fargowiza-polna. La grande place de l’église se transforma en un camp. Les vieillards tenaient conseil ; il y en avait qui étaient d’avis de marcher à la rencontre de l’ennemi, d’autres voulaient assiéger le château ; d’autres encore refusaient de s’associer à la révolte. On se décida enfin, à l’unanimité, à demander l’avis de la Mère de Dieu.

Mardona parut au milieu du tumulte. Elle était à cheval. Sabadil l’accompagnait. Mardona était assise en selle à califourchon, comme un homme. Ses cheveux étaient noués dans un foulard blanc. Son visage était pâle et triste, très grave.

Elle demanda ce qui se passait ; on lui expliqua le différend et on la pria de donner son avis dans cette affaire. Lorsqu’elle s’arrêta devant l’église, tous se pressèrent autour d’elle, tous agitèrent leurs casquettes, leurs chapeaux. Quelques-uns baisèrent ses bottes jaunes, d’autres le bord de son vêtement. Un grand nombre s’agenouillèrent, levant leurs bras vers elle. Elle écouta leurs explications en silence, puis leur fit signe de se taire, d’un geste. Le tumulte s’apaisa. On n’entendit plus que des chuchotements ou le grincement de deux faux qui se heurtaient.

C’est à ce moment que le vieux wujt se précipita vers la Mère de Dieu et s’agenouilla par terre, devant son cheval. Ses cheveux blancs étaient soulevés par la bise. Le pauvre homme tremblait, et son visage était livide.

« Sauve-nous, sainte femme ! cria-t-il ; toi seule peux nous sauver ! »

Le vieux prêtre, lui aussi, s’approcha de Mardona. Il la salua et saisit d’une main fiévreuse l’étrier où elle appuyait le pied.

« Rétablis la paix, pria-t-il d’un ton bas mais suppliant. Ils sont tous comme des fous, les malheureux ! Oh ! cela finira d’une manière horrible, horrible !

— Écoutez-moi », dit Mardona.

Elle se souleva sur sa selle et parcourut la foule d’un regard ferme.

« Cessez immédiatement de sonner le tocsin ! Retournez dans vos chaumières ! Le wujt et deux des doyens vont aller au-devant de l’escorte pour la saluer. Vous recevrez bien et logerez les soldats qu’on enverra chez vous en quartier. J’accorde moi-même l’hospitalité aux chefs et aux officiers. Je me charge de leur faire entendre raison. Je vous promets de réussir à souhait. Que Dieu vous garde ! »

Personne ne la contredit. Nul ne protesta. Lorsque Mardona tourna bride pour rentrer chez elle, le peuple tomba à genoux. Elle le bénit en souriant.

Tout ce qu’elle avait ordonné fut exécuté. Les cloches se turent. Les rues se vidèrent peu à peu. Un silence religieux régna dans le hameau.

Le commissaire du district arriva en voiture, accompagné de deux gendarmes ; trente hussards, conduits par un officier, suivaient. Les soldats furent distribués dans le village. Le wujt conduisit l’officier et le commissaire chez les Ossipowitch. Les hôtes furent frappés du luxe, de l’ordre et de l’élégance qui régnaient à la métairie.

On s’assit à table dans la grande salle : la famille, les deux hôtes et Sabadil. Ce dernier était resté, sur l’ordre de Mardona. Il savait lire et écrire : Mardona avait pensé qu’elle pourrait avoir besoin de lui. Le souper qu’on servit était succulent, et les vins eussent fait honneur à plus d’un monastère. Vers la fin du repas, Mardona entra ; elle portait un costume de paysanne et de riches atours, comme une princesse qui se rend au bal masqué. Elle était sérieuse et un peu pâle. Un sourire entr’ouvrait ses lèvres. Les hommes furent éblouis. Ils se levèrent et ne reprirent leurs places que lorsque la belle Sainte de Fargowiza-polna se fut assise à table. Mardona ne mangea pas. Elle parla à ses hôtes et les écouta discourir. Elle leur servit du tokay et se montra très aimable. À la fin du repas, elle les avait gagnés à sa cause. Elle leur expliqua les exigences des paysans, sans passion, sans s’emporter, mais comme un homme de loi qui met en lumière tous les côtés d’une question. L’officier se montra tout à fait de son avis. Le commissaire essaya bien de lui résister, mais il finit par convenir qu’elle avait raison. Il fallait des concessions de part et d’autre, afin de vider complètement cette querelle.

« Et si vous vous rendiez vous-même au château, Mardona Ossipowitch ? On ne saura vous résister. Les débats seront terminés ainsi.

— Vous me flattez, monsieur le commissaire, repartit la Mère de Dieu, mais il ne m’est pas permis de représenter les paysans, et je ne puis prendre un parti pour les uns ou les autres. Je ne puis non plus me rendre à la seigneurie. Si le baron veut me parler, qu’il vienne auprès de moi. L’honneur sera de son côté, je vous l’assure.

— Certainement ; je suis sûr qu’il viendra, s’écria l’officier. Je vais me rendre tout de suite au château. »

Le seigneur arriva en effet. Le wujt aussi arriva, accompagné de deux doyens du village et suivi de l’écrivain pour dresser le protocole. Mardona prit place entre le commissaire et l’officier. Les assistants se groupèrent autour d’elle. Et elle exposa la question, très calme, d’une voix ferme et avec un grand jugement. L’un et l’autre parti furent également satisfaits. Chaque fermier s’engageait à travailler pour le seigneur, un jour par semaine ; le seigneur, de son côté, mettait à la disposition des paysans les pâturages et les bois, comme auparavant.

La tâche de la commission était terminée. Les messieurs se mirent en devoir de quitter Fargowiza-polna. Mais Mardona s’y opposa.

« Passez la soirée avec nous, leur dit-elle. Nos jeunes gens vont danser et faire de la musique en votre honneur.

— Si vous nous y autorisez, Mardona, dit le commissaire en s’inclinant, nous acceptons avec grand plaisir. »

Le hussard salua respectueusement.

« Je vous prie de rester », répéta la belle Sainte.

Les jeunes filles et les garçons ne se firent pas attendre. Jehorig joua des cymbales, Wadasch du violon, et le diak (chantre de l’Église russe) de la flûte. Bientôt un flot de danseurs tournoya dans la salle, renvoyant un épais nuage de poussière. Mardona et Sabadil se tenaient vers la porte. Le hussard dansait avec Sofia, et le commissaire tenait enlacée la fine taille d’Anuschka, dansant avec elle la cosaque comme un enragé, et oubliant complètement la mission qui l’avait amené dans le village.

« Comme tu as bien réglé tous ces différends, Mardona ! dit Sabadil ; ta prudence me surprend, et ta sagesse, qui fait de chaque homme absolument ce que tu désires. Cependant, comment se fait-il que tu traites ceux qui ne sont pas de ta secte en amis, et même en coreligionnaires ? Tu t’assieds avec eux à table, tu les invites sous ton toit. Un juif ne consentirait jamais à cela. Agis-tu par calcul ? Dissimules-tu à leur égard ?

— Pas le moins du monde, repartit Mardona. Cela te prouve simplement que notre croyance est plus libre et meilleure qu’aucune autre. »


  1. Juge de district.