Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 152-164).

CHAPITRE V

Une autre fois, Sabadil était assis chez les Ossipowitch, dans la grande chambre. Il écoutait Jehorig jouer des cymbales. Le vieux Nilko était en train de nettoyer sa pipe. Anastasie reprisait des bas, penchée sur son ouvrage et soupirant très fort, et Anuschka brodait une chemise pour sa sœur. Celle-ci était absente.

Bientôt arriva un homme qui attira immédiatement l’attention de Sabadil, ou, pour mieux dire, il n’arriva pas. Il se contenta de passer son nez, un long nez pointu, par la fente de la porte ; ce nez fut suivi de sa tête : un crâne chauve, un visage aux yeux clignotants, et des oreilles ornées d’épais anneaux en argent.

« Tiens ! Sukalou ! » s’écria Jehorig.

Tous sourirent : Anuschka, d’un air étonné ; sa mère, avec un regard terne. Le vieil Ossipowitch lui-même sourit, et, qui plus est, il parla :

« Entre donc, Sukalou, lui cria-t-il.

— J’entre », répondit l’inconnu.

Mais il n’entra pas tout de suite. Quelques instants s’écoulèrent ; puis un long cou passa par l’ouverture de la porte. Après ce cou vint une redingote bleu clair extrêmement longue, puis une botte au talon usé, et enfin Sukalou en personne. Il resta près de la porte, tira de sa poche une petite tabatière d’écorce de bouleau, saisit une prise entre ses doigts, délicatement, et la huma d’un air vainqueur, comme s’il eût défié chacun d’en faire autant.

« Eh bien, qu’y a-t-il encore ? Crains-tu d’être assassiné chez nous ? demanda Ossipowitch, qui tout d’un coup devint éloquent. Viens donc vers moi, mon pigeon, et embrasse-moi. »

Le long et maigre Sukalou, qui, comme les hommes de haute taille, se tenait un peu voûté, s’approcha du vieillard et lui donna un baiser. Il dégouttait littéralement de piété, de béatitude, et marchait comme s’il eût eu de l’eau dans ses bottes. On était surpris de ne pas voir de traces mouillées sur les carreaux, à son passage.

Il embrassa tous les assistants l’un après l’autre, et, après chaque accolade, il essuya avec un immense mouchoir bleu son nez barbouillé de tabac. Lorsqu’il eut embrassé Anuschka, il s’essuya la bouche à deux reprises, cligna de l’œil et frotta son crâne dénudé de la paume de sa main. Il remarqua Sabadil, qu’il n’avait jamais vu. Il le considéra avec surprise, resta un moment debout devant lui, et, pour se donner une contenance, tira une nouvelle prise de sa tabatière et la huma avec mille précautions et une affectation infinie. Grâce à toutes ces manières, il était impossible de ne pas remarquer son nez. Ce nez n’avait pas besoin d’être en lumière pour attirer l’attention, du reste. Il était là, cela suffisait. Chacun le remarquait. Il étonnait tout le monde. Mais aussi quel nez extraordinaire ! On l’aurait pu croire destiné à autre chose qu’à éternuer, tant il était long, et mince, et pointu. Son extrémité, par contre, était légèrement tordue, comme s’il avait été pétri de mie de pain et qu’on lui eût donné une inflexion fausse.

« Cela fait du bien, dit enfin Sukalou en présentant sa tabatière à Sabadil, qui prit une pincée de tabac, par politesse.

— Le tabac, voyez-vous, continua-t-il, c’est la seule jouissance que puisse s’accorder un pauvre homme éprouvé de Dieu ; oui, mes chers amis, la misère est une triste chose. Tel que vous me voyez, c’est le tabac qui bien souvent me tient lieu de nourriture.

— Tu n’as rien mangé aujourd’hui ? demanda Anastasie.

— Et où aurais-je mangé ? s’écria Sukalou regardant furtivement à droite et à gauche dans la chambre, les narines frémissantes comme un chien en arrêt. Je n’ai pas de bois pour allumer un peu de feu. Et si j’avais du bois, je n’aurais rien à faire cuire. Pauvre homme que je suis ! Il y a longtemps que ma vache a péri, et mon jardinet est envahi par les mauvaises herbes.

— Parce que tu ne le cultives pas, dit Ossipowitch.

— C’est ma consolation cela, répondit Sukalou clignotant vivement des yeux. Dieu a-t-il créé l’homme pour qu’il songe à son estomac du matin au soir ? Non. Avant tout, l’homme doit apaiser la faim de son âme. Il le doit, et je le fais. Oui, certes, oui, j’aime mieux prier que d’user mes forces au travail.

— Alors il n’est pas bien étonnant que tu aies faim, soupira Anastasie.

— Oui, j’ai faim, une faim terrible, s’écria Sukalou d’une voix presque joyeuse. Personne ne peut nier que je meurs de faim, littéralement. La prière et la contemplation assouvissent l’esprit, mais non le corps. Que voulez-vous ? Je suis ainsi fait. Vous ne me changerez pas ; certes non, vous ne me changerez pas. Au lieu de labourer le sol, de l’ensemencer, de récolter les grains, je prie ; au lieu de me cuire du pain, je prie.

— Et au lieu d’entreprendre un petit commerce ou d’apprendre un état qui t’entretienne…

— Je prie », s’écria Sukalou.

Il ne laissa pas continuer Jehorig qui l’avait interrompu.

« Ah ! mes amis, la faim, c’est bien dur ; mais je la supporte. Ah ! je la préfère à la perte du salut de mon âme. »

Il s’assit dans un coin, ferma les yeux et murmura une prière.

« Est-ce un saint ou un coquin ? » se demanda Sabadil.

Mais il ne put définir l’expression béate répandue sur le visage de Sukalou. Il n’y vit ni ruse ni fausseté, rien que la plus parfaite candeur.

Ossipowich poussa sa femme du coude. Celle-ci se leva en soupirant et se dirigea vers un buffet, non loin de la place où était assis Sukalou. Aussitôt celui-ci ouvrit les yeux, mais les referma vivement, à demi, et continua sa prière. Et lorsque Anastasie tira du buffet un pain et une assiette de fromage, il prit une pincée de tabac, qu’il aspira derrière sa main, ce qui lui permit de regarder prestement dans le buffet, où il découvrit un morceau de rôti et une bouteille de vin à demi pleine.

« C’est curieux ! vous, vous mangez tout le jour durant, dit Sukalou lorsque Anastasie eut posé sur la table le pain et le fromage.

— C’est pour toi, répondit celle-ci en prenant un couteau dans le tiroir.

— Pour moi ! exclama Sukalou. Répétez-le, mes amis, je ne puis y croire !

— Mais oui, pour toi.

— Ô Dieu ! s’écria Sukalou en levant au ciel ses mains jointes, tu ne m’as pas abandonné ! Oui, il est encore au monde des cœurs purs qui prouvent leur foi par leurs œuvres. »

Il regarda la salle et, instinctivement, passa ses mains sur son ventre.

« Dites-moi, dois-je manger, véritablement ? »

Il chercha du regard quelqu’un qui l’y forçât, et, tout en promenant ses regards à droite et à gauche, il se léchait les lèvres avec gourmandise.

« Dois-je vraiment manger ? Dois-je interrompre ma prière pour contenter cette misérable enveloppe du péché, notre corps ? Dois-je exposer mon âme ?

— Viens, Sukalou, dit Jehorig en riant. Allons, viens ! Pas tant de luttes. Ne te prive donc pas de toute jouissance terrestre, que diable ! »

Il le prit par le bras et l’entraîna ; mais celui-ci se défendit avec dignité, fermant les yeux et murmurant une prière, comme pour repousser la tentation.

« Voyez, soupira enfin Sukalou en se tournant vers les assistants, voyez : les privations m’ont affaibli au point que je suis vaincu par un enfant. »

Il prit place à table et se prépara rapidement une énorme tartine de fromage.

« J’obéis. Je mange. Vous voyez que je mange. Vous permettrez cependant que je ne perde pas trop de temps à cette occupation indigne d’un enfant de la lumière. »

Il avalait gloutonnement de formidables bouchées. Il se prépara une seconde tartine, puis une troisième, et il mangeait, et il avalait avec une telle prestesse, que les assiettes furent vides en un clin d’œil.

« Qu’est-ce qui nous distingue de la bête ? murmura Sukalou lorsqu’il eut fini et englouti jusqu’aux dernières miettes. Ah oui ! vous êtes les élus de Dieu, vous ! Vous m’avez sauvé la vie, vraiment. Il est sûr que du fromage, c’est un peu indigeste pour l’estomac d’un homme qui jeûne toujours et qui ne vit que de privations.

— Tu as un fort bon estomac, remarqua Jehorig.

— Comment aurais-je un bon estomac ? » repartit Sukalou aspirant une prise derrière sa main à demi fermée.

Il eut l’air subitement triste.

« Pour tout il faut de l’exercice. Veux-tu avoir une forte tête, exerce-la ; veux-tu être vigoureux, travaille : Et moi, comment puis-je avoir un bon estomac, je te le demande ?

— Tu avales des mets qui en tueraient d’autres.

— Cela se comprend ; c’est la misère, la détresse qui m’y poussent. Et pourtant, que ne donnerais-je pas pour manger, par exemple, un bon morceau de rôti ? »

Il cligna de l’œil du côté du buffet.

« Mon Dieu ! oui, du rôti, ce serait une vraie manne pour l’estomac d’un pauvre homme, d’un vieillard. »

Sukalou n’avait pas dépassé la cinquantaine.

« Vois-tu, c’est une chose que je ne pourrai jamais m’accorder ; et où trouverais-je un homme assez bon, assez généreux, assez charitable, pour m’offrir cette friandise ? Cet homme-là, Dieu a oublié de le créer.

— Écoute, ma vieille, dis-moi, commença Ossipowitch aspirant une bouffée de sa pipe, ne nous reste-t-il pas un morceau de rôti d’hier ?

— Sans doute.

— Eh bien ! »

Il lui fit signe.

Anastasie apporta le rôti.

« Vraiment ! Que vois-je ? Un morceau de rôti, s’écria Sukalou, et quelle viande, sapristi ! Jamais je n’en ai vu de pareille ; jamais je ne pourrai manger tout cela. Songez que vous avez affaire à un malheureux qui a perdu l’habitude de se rassasier.

— Allons ! ne te gêne pas. Vas-y, mon vieux, et attaque ferme, si tu la trouves bonne.

— Ah ! je le crois que je la trouve bonne ; mais il y en a trop, infiniment trop », affirma Sukalou.

La moitié de la viande avait déjà disparu.

« Du reste, à mon âge, et faible comme je suis, la nourriture, c’est un détail. Parlez-moi d’un verre de vin. Voilà qui vous remonte un homme ! Et à ce propos… Oh ! il faut que je vous raconte le drôle de rêve que j’ai eu. Un rêve, mes amis, mais quelque chose d’étrange, quelque chose de vraiment surnaturel. Imaginez-vous que je me trouvais dans un désert, une vaste plaine de sable. On n’y voyait ni arbres, ni verdure, ni le moindre filet d’eau. J’étais tourmenté par une grande soif, oh ! mais une soif !… la langue me desséchait dans la bouche. Je pris peur. Je me sentais défaillir. Je criai à Dieu, dans mon angoisse ; je l’implorai de toutes mes forces. Et alors… un ange m’apparut. Non, non ; premièrement, je vis une grande lumière, une sorte de buisson de feu, grand comme le soleil. Et un ange sortit de cette lumière. Il avait des ailes blanches comme la neige, et il me parla d’une voix qui retentissait comme une harpe. « Sukalou, me dit-il, Ossipowitch a dans son garde-manger une bouteille de vin. Va vers lui, il t’en donnera un verre. »

— Ah ! s’écria le vieillard surpris, mais…, c’est vrai,… il y a là une bouteille… dans le buffet.

— Une bouteille de vin ?

— Oui.

— Peut-être tout cela n’était-il pas un rêve de Sukalou ! Peut-être ai-je réellement conversé avec un ange ! Et toi, me donneras-tu un verre de ton vin ?

— Si vraiment c’était un ange ?

— Allons ! je sais bien comment sont les anges ! objecta Sukalou offensé.

— Eh bien, Anuschka ? »

Celle-ci se leva et alla chercher la bouteille, à pas lents.

« Ne vous donnez pas la peine », s’écria Sukalou.

Il courut au buffet, prit le plus grand verre qu’il y trouva, le remplit jusqu’au bord et revint, le tenant avec précaution.

« Je vois bien maintenant que c’était un ange véritable ! » murmura-t-il.

Et en parlant il ne pouvait s’empêcher de rire de la bonne idée qu’il avait eue. Il se remit à attaquer le rôti avec un nouvel appétit ; il avalait aussi de grandes gorgées de vin en faisant claquer sa langue contre son palais, en clignant de l’œil et en léchant ses lèvres surmontées d’une moustache aux poils hérissés et taillés en brosse.

C’est ainsi que le trouva Barabasch, qui entra à ce moment, portant une lourde corbeille, qu’il déposa par terre, devant le buffet. Cette corbeille suffit pour ravir à Sukalou toute sa tranquillité, tout son plaisir ; il la contempla à la dérobée, finit son vin plus vite qu’il n’en avait l’intention, faillit s’étrangler avec l’os du rôti qu’il était en train de ronger, se leva, prisa une fois, puis une seconde, regardant toujours la corbeille, derrière sa main à demi fermée, enfin se dirigea du côté du buffet. Là il prit une troisième pincée de tabac, se frotta vivement le crâne de la paume de sa main, et enfin regarda vivement ce que renfermait la corbeille.

Il profita d’un moment où l’attention de tous était arrêtée sur Barabasch, qui avait tiré de sa poche deux superbes perdreaux et les avait posés sur la table. Mais cet instant suffit à Sukalou. Il souleva le couvercle de la corbeille et le referma très vite. Il courut ensuite vers la table, prit les perdreaux, les soupesa et les admira beaucoup. Il savait maintenant que Barabasch avait du miel dans sa corbeille, et il était satisfait !…

« Quel homme que ce Barabasch ! »

Il l’embrassa avec effusion.

« Voilà un ange incarné sur la terre, et qui n’est heureux que lorsqu’il peut faire de bonnes œuvres ! Oh ! mon doux Barabasch ! mon petit Barabasch d’argent ! Sur tout ce que tu entreprends repose la bénédiction divine. Quelles belles ruches à miel tu as dans ton jardin, Barabasch, et quelle masse ! Comment le pauvre Sukalou pourrait-il élever des abeilles, lui ? Il a besoin de tant de prières pour le salut de son âme ! Et lorsqu’il a mal à la gorge, et que la poitrine le fait souffrir, et qu’on lui conseille de manger du miel pour se soulager, où le prendrait-il, ce miel ? avec quoi l’achèterait-il, si tu ne te trouvais là, mon petit Barabasch doré ? C’est alors que tu donnes essor à ta générosité et que tu fais cadeau au pauvre Sukalou d’un petit pot de ton miel.

— J’en ai précisément là, dans ma corbeille, que je porte à la seigneurie. Mais, bah ! je vais t’en donner un peu.

— Tu fais une bonne action, Barabasch, dit Anastasie. Ce pauvre Sukalou est réellement malade : il tousse constamment. »

Au même instant, Sukalou eut un accès de toux terrible, qui ne diminua et ne passa complètement que lorsque Jehorig se mit à lui tambouriner sur le dos, de toute la force de ses deux poings.

« Entends-tu, Barabasch, soupira Sukalou en repoussant Jehorig, entends-tu comme je tousse ? »

Anastasie s’approcha, portant un joli petit compotier.

« À quoi bon ce joli compotier pour un pauvre vieillard ? » s’écria Sukalou.

Il saisit le compotier, le remit à sa place et choisit dans le buffet un pot trois fois plus grand que le compotier.

« Cette écuelle me suffit, mes bons amis. Avec moi, il ne faut pas tant de façons. »

À peine Barabasch eut-il rempli de miel le pot de Sukalou, que Mardona entra.

Tous s’agenouillèrent, et la Mère de Dieu les embrassa tous l’un après l’autre. Sabadil, seul, ne s’agenouilla pas. Aussi Mardona feignit-elle de ne pas le remarquer. Barabasch déposa respectueusement ses perdreaux aux pieds de Mardona.

« Que contient cette corbeille-là ? demanda la Mère de Dieu.

— Ma corbeille ? répondit Barabasch. Elle contient du miel que je porte à la seigneurie.

— À la seigneurie ? Donne-moi ce miel !

— Si tu le désires, Mardona, il est à toi.

— Oui. Il me plaît de le garder. Tu m’entends ? » Elle fit un signe à sa sœur, qui emporta la corbeille. Tandis que Mardona s’entretenait avec ses disciples, Sabadil la contemplait avec adoration. Il voyait, il sentait qu’elle le traitait avec le plus grand dédain. Mais cela lui était égal. Le mépris que lui témoignait Mardona enflammait encore sa passion, et cette passion était nourrie par le respect qu’on témoignait à la Mère de Dieu, par l’obéissance aveugle qu’elle inspirait. Et il semblait à Sabadil que d’elle émanait une lumière qui retombait sur lui et l’embrasait. Il la trouvait belle aussi, plus belle que jamais.

Barabasch le suivait des yeux d’un air étrange. Il soupçonnait en lui un rival. Il ne se donnait aucune peine pour dissimuler la haine qu’il lui témoignait. Il regardait d’un tout autre œil le pauvre Wadasch. Celui-ci venait d’entrer, modeste, les mains derrière le dos. On voyait que, pour lui, Barabasch ressentait de la compassion, la sympathie d’une commune souffrance. Wadasch, comme d’habitude, resta près de la porte, d’un air triste ; entre lui et Mardona il y avait toute la chambre, un abîme donc, un vrai désert à franchir.

Il hésitait.

« Eh bien, Wadasch, où restes-tu encore ? dit Mardona d’un ton de commandement. Viens ici, à mes pieds. »

Le malheureux tenta deux pas en avant. Puis ses genoux vacillèrent, fléchirent ; il vit Sabadil, Sukalou, Barabasch, Anuschka, Jehorig, et même Anastasie et le vieux Nilko Ossipowitch tournoyer autour de lui. Il se sentit défaillir. Il tomba à genoux. Mardona s’avança gracieusement à sa rencontre, se pencha vers lui et lui donna le baiser de paix.

« Allons-nous-en », s’écria tout à coup Sukalou.

Il se jeta à genoux devant Mardona, lui embrassa les pieds et sortit très vite, son pot de miel à la main. Barabasch le suivit. Sabadil, seul, hésita. Enfin il se décida à sortir. Il monta à cheval et s’éloigna sur la route lentement. Tout à coup une angoisse inexprimable s’empara de lui. Il tourna bride, instinctivement, et retourna à la métairie à travers champs.

Durant quelques instants, il ne vit rien. Le vent d’automne faisait tourbillonner des feuilles sèches, jaunes et rouges, dans la cour, devant la maison de la Mère de Dieu. Enfin, Mardona parut. Elle se rendit dans sa demeure. Wadasch la suivait, tête basse et absolument pâle. Ils entrèrent tous deux dans sa maison.

Une jalousie terrible, une frayeur étrange s’emparèrent de Sabadil. Son cœur battait à se rompre. La tête lui faisait mal. Une grande chaleur lui montait au cerveau et menaçait de l’étouffer.

Il descendit de cheval près de la haie, s’arrêta tout près et tendit l’oreille. Un murmure triste et monotone arriva à ses oreilles. Il ne se trompait pas : ils priaient… Wadasch et la Mère de Dieu priaient ensemble dans l’enceinte sacrée et solitaire. Sabadil se frappa le front du poing à trois reprises.

« À quoi bon s’inquiéter ? se dit-il à demi-voix. À quoi bon ? Mardona est une sainte, et moi… moi, je suis un insensé ! »