Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 200-212).

CHAPITRE XI

La Mère de Dieu rendait justice. La maison de prières, la cour, la grande chambre des Ossipowitch étaient remplies de monde. Un grand nombre de curieux se tenaient dehors, sur la route, près de la haie. La table qui, le dimanche, portait le symbole, était recouverte d’un tapis bleu. On y voyait une Bible ouverte et un crucifix de bois. Mardona était assise devant cette table, sur la chaise haute. Elle portait une longue robe de velours rouge, garnie de martre, de hautes bottes de maroquin vert à talons d’argent et un foulard vert, en soie, noué sur ses tresses blondes. Son cou, sa gorge et son front disparaissaient sous des colliers de gros coraux, semés de sequins étincelants. Des bijoux de prix brillaient à ses oreilles et à ses bras. Ses doigts étaient ornés de bagues. Elle rappelait une tsarine de Moscou, du temps d’Ivan le Terrible. Son visage était doux et calme. On n’y lisait aucune sévérité.

Sabadil se tenait dans la foule, un peu à l’écart. Il ne perdait pas des yeux Mardona. Il considérait avec extase cette femme à qui tous obéissaient et il sentait son cœur battre avec force.

Le givre avait décoré les vitres de la salle de ses grands dessins étoilés ; la neige craquait sous les pieds de ceux qui se tenaient dans la cour ou sur la route, mais un soleil éclatant rayonnait dans la campagne. Il donnait aux glaçons des reflets chatoyants de joyaux et argentait le moindre brin d’herbe. Un bourdonnement confus de voix humaines montait de la cour. Des becs-croisés, avec leur plumage rouge et vert, gémissaient en sifflant entre les aiguilles des pins. Sur un tilleul dépouillé une corneille s’était établie, appelant une de ses compagnes. Dans la salle où l’on rendait la justice, par contre, régnait un silence de mort. Lorsqu’une femme perdait une épingle à cheveux, on l’entendait tomber et résonner à terre.

Mardona leva sa main et donna le signal. Aussitôt le chantre entonna une hymne sacrée, que toute la communauté répéta en chœur. Quand le dernier accord se fut éteint, Mardona fit de nouveau un signe et tous les assistants se jetèrent à genoux devant elle :

« Je tiens ici la place de Dieu, dit Mardona d’une voix forte, pour punir les péchés ou les pardonner. Que celui d’entre vous qui se sent coupable le reconnaisse et implore la miséricorde divine. Que celui que son prochain a offensé le déclare et porte plainte contre lui. »

Un frémissement, un chuchotement passa à travers la foule. Puis une jolie jeune fille sortit des rangs et se frappa trois fois la poitrine, en tombant à genoux aux pieds de la Mère de Dieu.

« Je me reconnais coupable devant Dieu et devant toi, Mardona, commença-t-elle. Depuis quelque temps je chagrine fort mes parents.

— Te repens-tu de ta faute ?

— Je me repens.

— Tu t’agenouilleras durant deux heures, en t’humiliant, décida Mardona, et en répétant ces mots : « Tu honoreras ton père et ta mère, afin que tes jours soient heureux. »

Mardona, là-dessus, embrassa la pécheresse, et celle-ci s’éloigna, le visage caché dans son mouchoir.

« Humiliez-vous tous, s’écria Mardona, car, devant Dieu, personne n’est parfait. »

Une jeune femme s’avança près de Mardona, se jeta à ses pieds brusquement et demanda, en désignant une de ses compagnes, qu’on la punît pour l’avoir offensée.

« Que t’a-t-elle dit ? demanda la Mère de Dieu.

— Elle m’a appelée « crapaud venimeux, serpent, fille de chienne ».

— Qu’as-tu à répondre ? demanda Mardona à l’accusée, qui se tenait là toute rouge et horriblement embarrassée.

— Je l’ai dit,… j’étais en colère.

— Même dans la colère nous devons respecter notre prochain et le vénérer comme l’image de Dieu, s’écria Mardona. Demande pardon à ta compagne, à l’instant même ; agenouille-toi, et fais pénitence. »

La pécheresse vint tomber aux genoux de son ennemie et lui demanda pardon. Puis les deux femmes s’embrassèrent. En retournant à leurs places, elles furent bousculées par un paysan qui traînait par la manche un jeune homme pâle, aux traits décomposés, devant la chaise de leur juge.

« En voilà un qui m’a volé une faux, commença le paysan.

— Point du tout, mon petit père, je l’avais seulement empruntée.

— Tu l’as volée ! cria le paysan. Durant mon absence tu t’es introduit dans ma chaumière, et tu m’as enlevé ma faux !

— Empruntée, petit père, empruntée, répéta le jeune homme, très effrayé.

— Tu l’as volée, s’écria le plaignant, car, lorsque j’ai envoyé Jur chez toi… Jur, c’est mon fils… tu lui dis…

— Jur n’est pas venu chez moi.

— Où est Jur ? » demanda Mardona.

Un jeune gars s’avança.

« J’ai été chez lui, petite mère, et je lui ai dit que ce ne pouvait être que lui qui avait pris notre faux, et qu’il eût à nous la rendre. Il s’est mis à rire et m’a répondu : « Je n’ai pas votre faux », et il ne nous l’a pas encore rendue.

— Nieras-tu encore ? » demanda Mardona à l’accusé.

Le malheureux tremblait de tous ses membres. Il resta muet.

« Je décide que tu as volé, continua Mardona et que tu subiras la peine des voleurs. Tu vas rendre immédiatement à son propriétaire la faux que tu lui as dérobée. Et-toi, dit-elle en se tournant vers le plaignant, garrotte-le, conduis-le chez toi et fouette-le d’importance. »

Elle prit un knout posé par terre près d’elle et le tendit au paysan.

« Donne-lui-en cinquante coups, pas un de plus, tu m’entends ? »

Le larron soupira, mais n’opposa aucune résistance. On le garrotta et on l’emmena. Quelques minutes se passèrent. Personne ne se présentait.

« N’y a-t-il personne ici qui se sente coupable ou qui ait à se plaindre d’une injustice ? » demanda Mardona.

Personne ne répondit.

« Dans ce cas, je nommerai moi-même ceux dont j’ai à me plaindre et qui ont irrité l’Éternel par leur conduite, continua la mère de Dieu. Où est Barabasch ? »

Barabasch tressaillit vivement, mais il se contint, s’approcha de Mardona et s’agenouilla devant elle, la tête basse, un peu pâle, mais d’apparence calme.

« Tu as désobéi, dit Mardona d’un ton glacial. Tu t’es, malgré mes fréquents avertissements, révolté souvent contre mes décrets. C’est un grand péché, Barabasch. Car ma volonté est la volonté divine. Te repens-tu de cette faute ? »

Barabasch se frappa la poitrine à trois reprises.

« Je me repens ! je me repens ! je me repens ! bégaya-t-il.

— Je te pardonne, dit Mardona en le baisant au front. Mais le salut de ton âme exige que tu t’humilies et que tu fasses pénitence. Ta fierté, ton orgueil doivent être traînés dans la fange. Tu vas te coucher le visage contre terre en travers de la porte, près du seuil, et ceux qui entreront, comme ceux qui sortiront, te fouleront aux pieds. »

Barabasch se leva, marcha en chancelant vers la porte et se jeta sur le carreau, couvrant de ses deux mains son visage désolé et honteux.

Tous ceux qui entraient ou sortaient devaient passer sur lui. Sabadil remarqua que la plupart des hommes évitaient, en sortant, de le toucher du pied, tandis que les femmes, au contraire, foulaient son corps de leurs lourdes bottes, sans aucune pitié, la douce et belle Sofia, aussi bien que la pétulante Wewa, qui l’écrasa si brutalement, qu’il se tordit à son passage comme un ver, ou comme un malheureux condamné à périr foulé sous les pieds des éléphants.

« Où est Sukalou ? demanda Mardona, tandis qu’un sourire malicieux éclairait ses yeux et entr’ouvrait ses lèvres roses.

— Me voilà, petite mère, s’écria Sukalou. Qu’ordonnes-tu de moi, étoile d’or, rose de…

— Pas tant de paroles, interrompit Mardona ; à genoux et avoue ta faute.

— Moi ?

Sukalou se jeta à terre, baisa les pieds de la Mère de Dieu, et leva les mains vers le ciel.

« Je suis innocent, siège de toutes les béatitudes, colombe céleste, toi… »

Mardona saisit une peau de martre et lui en frotta le visage.

« Connais-tu cela, hein ? Ces peaux t’ont appartenu, Sukalou, continua Mardona, et tu me les as vendues plus cher qu’on ne te les achète en ville.

— Est-ce possible ? Mon Dieu ! voilà, on ne connaît pas toujours les prix courants.

— Tu m’as menti, tu m’as volée et trompée.

— Je suis un vieillard, Mardona. Souvent la mémoire me fait défaut, gémit Sukalou. Tu sais que je suis incapable d’une mauvaise action. Je passe mon temps dans le jeûne et la prière, tu le sais.

— « Et il vit des gens, assis dans le temple, et qui vendaient des bœufs, des moutons et des pigeons, dit Mardona, d’une voix forte et avec un œil sévère, et des changeurs et des banquiers. Et il prit des cordes ; de ces cordes il tressa un fouet, et il chassa avec ce fouet tous ces commerçants qui souillaient le temple avec leurs bœufs et leurs brebis. Il renversa les tables des changeurs et foula aux pieds leur monnaie, et il chassa les marchands de pigeons, en criant : « La maison de mon Père est une maison de prières : vous en avez fait une caverne de voleurs ! »

— Songe à ma mémoire, petite mère, à cette vieille mémoire qui me fait défaut, pleurnicha Sukalou ! Si je t’ai vendu les martres trop cher, je suis prêt…

— Silence !

— Je me tais. »

Et Sukalou, saisi d’une frayeur mortelle, prit une pincée de tabac, puis une autre, sans interruption, durant quelques secondes.

« Tu as trompé, tu dois être puni, continua Mardona. Tu m’as trompée, moi, et ta punition sera double, comme ta faute. Je te pardonne. Mais le salut de ton âme exige que tu fasses pénitence et que tu jeûnes pendant trois jours.

— Je mourrai, Mardona.

— Le premier jour, tu ne recevras rien à manger. Le second et le troisième jour, on te donnera un morceau de pain et une cruche d’eau. De plus, tu auras à réciter mille fois l’Oraison dominicale. »

Sukalou, éperdu, embrassa nerveusement les genoux de Mardona.

« Fais-moi battre, petite mère, supplia-t-il en pleurant, ou plutôt bats-moi toi-même. Ce sera pour moi une joie d’être battu par ta jolie petite main d’ivoire. Fouette-moi de verges, de cordes, ou avec un bâton ; fouette-moi aussi longtemps que cela te conviendra ; mais, pour l’amour de Dieu, ne me fais pas jeûner ! »

Mardona le repoussa doucement.

« Tu me salis, va-t’en ! dit-elle.

— Fais-moi appliquer la torture si tu veux, implora Sukalou, attelle-moi à un chariot, crucifie-moi, fais-moi pendre, mais ne me soumets pas au jeûne.

— Plus un mot ! Ton arrêt est prononcé.

— Pour l’amour de Dieu, cria Sukalou, il faut que je parle ! Tu veux sauver mon âme, dis-tu ; mais, quand j’ai faim, je suis capable de tout. Je crains, Mardona, sainte femme, ô toi la plus belle rose du jardin céleste, je crains que ma chair ne faiblisse, que mon esprit ne perde sa force, si tu me fais jeûner. Les autres pèchent après un bon repas, de copieuses libations ; chez moi, c’est tout le contraire. Ce n’est que lorsque je suis à jeun que me viennent les mauvaises pensées. Quand j’ai bien mangé, lorsque j’ai bu de l’excellent vin, il n’y a pas au monde d’homme plus pur, plus pieux, de caractère plus honnête, plus loyal que moi. J’ai péché envers toi, je le reconnais. Mais, si je me rappelle bien, j’avais faim, le jour que je t’ai vendu les peaux de martre ; oui, j’étais très affamé, et de là possédé du diable !

— J’ai prononcé ton jugement, répéta Mardona d’un ton calme. Dieu a parlé par ma bouche. Tu obéiras, et durant trois jours tu jeûneras comme je te l’ai ordonné.

— Je ne peux pas ! je ne peux pas, gémit Sukalou ; je ne peux réellement pas.

— Ne crains rien, continua la Mère de Dieu avec un sourire, mon amour viendra en aide à ta faiblesse. Enfermez-le dans le caveau qui se trouve dans ma maison ! Faites ce que j’ai ordonné. »

Wewa, Turib et Wadasch s’emparèrent de Sukalou, qui se débattait avec violence. D’autres le poussèrent par derrière. Il fut entraîné dans le caveau et mis sous les verrous.

« N’y a-t-il personne ici qui se sente coupable, reprit Mardona, ou qui ait à porter plainte contre son prochain ?

— Moi, sainte femme, s’écria Lampad Kenulla en conduisant sa femme devant le trône de Mardona. Je porte plainte contre ma femme. J’exige que tu la châties au nom de Dieu.

— Quel est son crime ?

— Elle m’a trompé ; elle a trahi ma confiance ; elle a tenté de m’empoisonner.

— Te reconnais-tu coupable, Sofia ? demanda la Mère de Dieu avec douceur ; mais dans son œil luisait comme un éclair de triomphe haineux.

— J’ai des preuves et des témoins à l’appui de mon accusation », dit Kenulla.

Il fit un signe. Deux jeunes filles, employées chez lui, s’approchèrent.

« Je suis coupable », bégaya Sofia.

Elle tomba aux pieds de Mardona, anéantie, cachant sa face rougissante.

« Tu savais le châtiment qui t’attend, la peine infligée aux adultères ? dit Mardona avec une froide majesté. Dans notre croyance, le mariage est libre. L’amour suffit à lier deux êtres ; lorsque cet amour n’existe plus, ils sont libres de se quitter ; c’est pourquoi nous punissons rigoureusement l’adultère. La loi existe. Je ne puis accorder de grâce : « Si vous ne me croyez pas, lorsque je vous parle de choses terrestres, comment me croiriez-vous si je vous parlais des arrêts célestes ? »

— Punis ma femme, dit Lampad.

— Je te condamne », continua Mardona.

Ses lèvres touchèrent le front de Sofia, les yeux de la Mère de Dieu interrogeaient la foule anxieusement ; elle retenait son haleine.

« Saisissez-la et la châtiez selon notre loi, dit-elle après un instant.

— Grâce ! » cria Sofia.

Les larmes, les sanglots étouffaient sa voix.

Mardona secoua la tête.

Les assistants se pressèrent autour de la condamnée pour lui donner le baiser de paix. Puis les femmes et les jeunes filles l’entraînèrent dehors. Les hommes suivirent. Tous semblaient électrisés, possédés subitement d’un saint courroux. Ils se précipitèrent hors de la salle avec une telle violence, qu’ils faillirent assommer, avec les talons de leurs lourdes bottes, Barabasch, toujours couché sur le sol en travers de la porte.

Au moment où Mardona avait prononcé l’arrêt fatal sur la malheureuse Sofia, le premier mouvement de Sabadil avait été de se jeter aux pieds de la Mère de Dieu et d’implorer la grâce de la coupable. Il traversa même la foule dans cette intention. Mais il recula sous le regard de Mardona. Elle fixa sur lui un œil froid, brillant de haine et de colère. Il comprit que son intercession serait inutile, que même elle augmenterait le courroux de Mardona et la rendrait peut-être plus cruelle encore pour la condamnée.

Il garda le silence et suivit la foule au dehors.

Les fanatiques traînèrent la pauvre Sofia à travers la cour et sur la route, jusqu’aux premières maisons du village. Là seulement ils s’arrêtèrent et la lâchèrent. Elle se tint un moment debout, livide, tout échevelée, les vêtements déchirés, à moitié nue, levant les bras au ciel.

Puis la foule entonna une hymne sainte ; c’était son signal, semblable au chant de carnage des Machabées. Et de tous les côtés on commença la lapidation. Des pierres, de la boue, de la neige, des mottes de terre, furent lancées à la tête de la malheureuse. Elle s’enfuit, affolée, à travers les rues. Les justiciers se jetèrent à sa poursuite, en hordes sauvages, avec des cris et des hurlements. Mardona assistait à ce carnage, montée sur son cheval, allant au pas.

Sofia se soutenait à peine. Le sang ruisselait de ses épaules, de sa poitrine nue. Son visage était couvert de boue et d’ordures.

À trois reprises, Sabadil, dont le cerveau bouillait d’indignation, voulut s’élancer au secours de la pauvre femme et la protéger de son corps. Mais Mardona était là. Elle ne le perdait pas de vue. Et Sabadil se sentait lié, retenu par une force inconnue qui le faisait souffrir et paralysait ses membres. Il ne bougea pas.

Devant l’église, sur la place, Sofia tomba, complètement inanimée. Son front donna contre les sabots du cheval de Mardona. Celle-ci contempla un instant le corps de son ennemie, gisant dans la boue. La Mère de Dieu était pâle, mais un sourire de satisfaction passa dans son regard. Elle étendit la main.

Déjà un enfant, par un excès de zèle comique, soulevait péniblement une énorme pierre pour fracasser la tête de Sofia, lorsque la Mère de Dieu l’arrêta du geste.

« J’aurai compassion, dit-elle avec un plissement orgueilleux des lèvres. Je lui fais grâce de la vie. Je lui pardonne ses péchés et son inconduite. »

Sabadil se tenait à quelque distance, considérant Mardona. Jamais il ne l’avait vue si belle, avec son visage courroucé et ses lèvres frémissantes.

« Humiliez-vous tous, cria-t-elle tournée vers la foule. Ne vous jugez pas meilleurs que celle qui est là à terre. Il n’y en a pas un qui soit sans péché, a dit l’Éternel, notre Dieu, non ! pas même un seul. »