La Mère confidente
La Mère confidente, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 398-430).
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ACTE II



Scène première

DORANTE, LUBIN.
Lubin, entrant le premier.

Parsonne ne viant. (Dorante entre.) Eh palsanguié ! arrivez donc : il y a plus d’une heure que je suis à l’affût de vous.

Dorante.

Eh bien ! qu’as-tu à me dire ?

Lubin.

Que vous ne bougiais d’ici. Lisette m’a dit de vous le commander.

Dorante.

T’a-t-elle dit l’heure qu’Angélique a prise pour notre rendez-vous ?

Lubin.

Non ; alle vous contera ça.

Dorante.

Est-ce là tout ?

Lubin.

C’est tout par rapport à vous ; mais il y a un restant par rapport à moi.

Dorante.

De quoi est-il question ?

Lubin.

C’est que je me repens…

Dorante.

Qu’appelles-tu te repentir ?

Lubin.

J’entends qu’il y a des scrupules qui me tourmentont sur vos rendez-vous que je protège ; j’ons queuquefois la tentation de vous torner casaque sur tout ceci, et d’aller nous accuser tretous.

Dorante.

Tu rêves. Où est le mal de ces rendez-vous ? Que crains-tu ? Ne suis-je pas honnête homme ?

Lubin.

Morgué ! moi itou ; et tellement honnête, qu’il n’y aura pas moyen d’être un fripon, si onen ne me soutient le cœur par rapport à ce que j’ons toujours maille à partir avec ma conscience ; il y a toujours queuque chose qui cloche dans mon courage, à chaque pas que je fais, j’ai le défaut de m’arrêter, à moins qu’on ne me pousse, et c’est à vous à pousser.

Dorante, tirant une bague qu’il lui donne.

Eh ! morbleu ! prends encore cela, et continue.

Lubin.

Ça me ravigote.

Dorante.

Dis-moi ; Angélique viendra-t-elle bientôt ?

Lubin.

Peut-être biantôt, peut-être bian tard, peut-être point du tout.

Dorante.

Point du tout ! Qu’est-ce que tu veux dire ? Comment a-t-elle reçu ma lettre ?

Lubin.

Ah ! comment ? Est-ce que vous me faites itou voute rapporteux auprès d’elle ? Pargué ! je serons donc l’espion à tout le monde ?

Dorante.

Toi ? Eh ! de qui l’es-tu encore ?

Lubin.

Eh ! pardi ! de la mère, qui m’a bian enchargé de n’en rian dire.

Dorante.

Misérable ! tu parles donc contre nous ?

Lubin.

Contre vous, monsieur ! Pas le mot, ni pour ni contre. Je fais ma main, et v’là tout. Faut pas mêmement que vous sachiez ça.

Dorante.

Explique-toi donc ; c’est-à-dire que ce que tu en fais, n’est que pour obtenir quelque argent d’elle sans nous nuire ?

Lubin.

V’là c’en que c’est ; je tire d’ici, je tire d’ilà ; et j’attrape.

Dorante.

Achève. Que t’a dit Angélique quand tu lui as porté ma lettre ?

Lubin.

Parlez-li toujours, mais ne lui écrivez pas ; voute griffonnage n’a pas fait forteune.

Dorante.

Quoi ! ma lettre l’a fâchée ?

Lubin.

Alle n’en a jamais voulu tâter ; le papier la courrouce.

Dorante.

Elle te l’a donc rendue ?

Lubin.

Alle me l’a rendue à tarre ; car je l’ons ramassée ; et Lisette la tiant.

Dorante.

Je n’y comprends rien. D’où cela peut-il provenir ?

Lubin.

V’là Lisette, interrogez-la ; je retorne à ma place pour vous garder. (Il sort.)



Scène II

LISETTE, DORANTE.
Dorante.

Que viens-je d’apprendre, Lisette ? Angélique a rebuté ma lettre !

Lisette.

Oui ; la voici, Lubin me l’a rendue ; j’ignore quelle fantaisie lui a pris, mais il est vrai qu’elle est de fort mauvaise humeur. Je n’ai pu m’expliquer avec elle à cause du monde qu’il y avait au logis ; mais elle est triste, elle m’a battu froid, et je l’ai trouvée toute changée. Je viens pourtant de l’apercevoir là-bas, et j’arrive pour vous en avertir. Attendons-la ; sa rêverie pourrait bien tout doucement la conduire ici.

Dorante.

Non, Lisette ; ma vue ne ferait que l’irriter peut-être ; il faut respecter ses dégoûts pour moi, je ne les soutiendrais pas, et je me retire.

Lisette.

Que les amants sont quelquefois risibles ! Qu’ils disent de fadeurs ! Tenez, fuyez-la, monsieur ; car elle arrive ; fuyez-la, pour la respecter.



Scène III

ANGÉLIQUE, DORANTE, LISETTE.
Angélique.

Quoi ! monsieur est ici ! Je ne m’attendais pas à l’y trouver.

Dorante.

J’allais me retirer, madame. Lisette vous le dira ; je n’avais garde de me montrer. Le mépris que vous avez fait de ma lettre m’apprend combien je vous suis odieux.

Angélique.

Odieux ! Ah ! j’en suis quitte à moins. Pour indifférent, passe, et très indifférent. Quant à votre lettre, je l’ai reçue comme elle le méritait, et je ne croyais pas qu’on eût droit d’écrire aux gens qu’on a vus par hasard. J’ai trouvé cela fort singulier, surtout avec une personne de mon sexe. M’écrire, à moi, monsieur ! D’où vous est venue cette idée ? Je n’ai pas donné lieu à votre hardiesse, ce me semble. De quoi s’agit-il entre vous et moi ?

Dorante.

De rien pour vous, madame ; mais de tout pour un malheureux que vous accablez.

Angélique.

Voilà des expressions aussi déplacées qu’inutiles ; et je vous avertis que je ne les écoute point.

Dorante.

Eh ! de grâce, madame, n’ajoutez point la raillerie aux discours cruels que vous me tenez. Méprisez ma douleur ; mais ne vous en moquez pas. Je ne vous exagère point ce que je souffre.

Angélique.

Vous m’empêchez de parler à Lisette, monsieur ; ne m’interrompez point.

Lisette.

Peut-on, sans être trop curieuse, vous demander à qui vous en avez ?

Angélique.

À vous ; je ne suis venue ici que parce que je vous cherchais ; voilà ce qui m’amène.

Dorante.

Voulez-vous que je me retire, madame ?

Angélique.

Comme vous voudrez, monsieur.

Dorante.

Ciel !

Angélique.

Attendez pourtant ; puisque vous êtes là, je serai bien aise que vous sachiez ce que j’ai à vous dire. Vous m’avez écrit, vous avez lié conversation avec moi, vous pourriez vous en vanter, cela n’arrive que trop souvent ; et je serais charmée que vous appreniez ce que j’en pense.

Dorante.

Me vanter, moi, madame ! De quel affreux caractère me faites-vous là ? Je ne réponds rien pour ma défense, je n’en ai pas la force. Si ma lettre vous a déplu, je vous en demande pardon ; n’en présumez rien contre mon respect ; celui que j’ai pour vous m’est plus cher que la vie, et je vous le prouverai en me condamnant à ne vous plus revoir, puisque je vous déplais.

Angélique.

Je vous ai déjà dit que je m’en tenais à l’indifférence. Revenons à Lisette.

Lisette.

Voyons, puisque c’est mon tour pour être grondée. Je ne saurais me vanter de rien, moi ; je ne vous ai écrit ni rencontrée ; quel est mon crime ?

Angélique.

Dites-moi ; il n’a pas tenu à vous que je n’eusse des dispositions favorables pour monsieur ; c’est par vos soins qu’il a eu avec moi toutes les entrevues où vous m’avez amenée, sans me le dire ; car c’est sans me le dire ; en avez-vous senti les conséquences ?

Lisette.

Non, je n’ai pas eu cet esprit-là.

Angélique.

Si monsieur, comme je l’ai déjà dit, et à l’exemple de presque tous les jeunes gens, était homme à faire trophée d’une aventure dont je suis tout à fait innocente, où en serais-je ?

Lisette, à Dorante.

Remerciez, monsieur.

Dorante.

Je ne saurais parler.

Angélique.

Si, de votre côté, vous êtes de ces filles intéressées qui ne se soucient pas de faire tort à leurs maîtresses pourvu qu’elles y trouvent leur avantage, que ne risquerais-je pas ?

Lisette.

Oh ! je répondrai, moi ; je n’ai pas perdu la parole : si monsieur est un homme d’honneur à qui vous faites injure ; si je suis une fille généreuse, qui ne gagne à tout cela que le joli compliment dont vous m’honorez, où en est avec moi votre reconnaissance, hein ?

Angélique.

D’où vient donc que vous avez si bien servi Dorante ? Quel peut avoir été le motif d’un zèle si vif ? Quels moyens a-t-il employés pour vous faire agir ?

Lisette.

Je crois vous entendre ; vous gageriez, j’en suis sûre, que j’ai été séduite par des présents ? Gagez, madame, faites-moi cette galanterie-là ; vous perdrez, et ce sera une manière de donner tout à fait noble.

Dorante.

Des présents, madame ! Que pourrais-je lui donner qui fût digne de ce que je lui dois ?

Lisette.

Attendez, monsieur ; disons pourtant la vérité. Dans vos transports, vous m’avez promis d’être extrêmement reconnaissant, si jamais vous aviez le bonheur d’être à madame ; il faut convenir de cela.

Angélique.

Eh ! je serais la première à vous donner moi-même.

Dorante.

Que je suis à plaindre d’avoir livré mon cœur à tant d’amour !

Lisette.

J’entre dans votre douleur, monsieur ; mais faites comme moi. Je n’avais que de bonnes intentions ; j’aime ma maîtresse, tout injuste qu’elle est ; je voulais unir son sort à celui d’un homme qui lui aurait rendu la vie heureuse et tranquille ; mes motifs lui sont suspects, et j’y renonce. Imitez-moi, privez-vous de votre côté du plaisir de voir Angélique, sacrifiez votre amour à ses inquiétudes ; vous êtes capable de cet effort-là.

Angélique.

Soit.

Lisette, à Dorante, à part.

Retirez-vous pour un moment.

Dorante.

Adieu, madame ; je vous quitte, puisque vous le voulez. Dans l’état où vous me jetez, la vie m’est à charge ; je pars pénétré d’une affliction mortelle, et je n’y résisterai point ; jamais on n’eut tant d’amour, tant de respect que j’en ai pour vous ; jamais on n’osa espérer moins de retour. Ce n’est pas votre indifférence qui m’accable, elle me rend justice ; j’en aurais soupiré toute ma vie sans m’en plaindre ; et ce n’était point à moi, ce n’est peut-être à personne à prétendre à votre cœur ; mais je pouvais espérer votre estime, je me croyais à l’abri du mépris, et ni ma passion ni mon caractère n’ont mérité les outrages que vous leur faites. (Il sort.)



Scène IV

ANGÉLIQUE, LISETTE, LUBIN.
Angélique.

Il est parti ?

Lisette.

Oui, madame.

Angélique, un moment sans parler, et à part.

J’ai été trop vite. Ma mère, avec toute son expérience, en a mal jugé ; Dorante est un honnête homme.

Lisette, à part.

Elle rêve, elle est triste ; cette querelle-ci ne nous fera point de tort.

Lubin, à Angélique.

J’aperçois par là-bas un passant qui viant envars nous : voulez-vous qu’il vous regarde ?

Angélique.

Eh ! que m’importe ?

Lisette.

Qu’il passe ; qu’est-ce que cela nous fait ?

Lubin, à part.

Il y a du bruit dans le ménage ; je m’en retorne donc. (Haut.) Je vas me mettre pus près par rapport à ce que je m’ennuie d’être si loin, j’aime à voir le monde ; vous me sarvirez de récriation, n’est-ce pas ?

Lisette.

Comme tu voudras ; reste à dix pas.

Lubin.

Je les compterai en conscience. (À part.) Je sis pus fin qu’eux ; j’allons faire ma forniture de nouvelles pour la bonne mère. (Il s’éloigne.)



Scène V

ANGÉLIQUE, LISETTE, LUBIN, éloigné.
Lisette.

Vous avez furieusement maltraité Dorante !

Angélique.

Oui ; vous avez raison, j’en suis fâchée ; mais laissez-moi, car je suis outrée contre vous.

Lisette.

Vous savez si je le mérite.

Angélique.

C’est vous qui êtes cause que je me suis accoutumée à le voir.

Lisette.

Je n’avais pas dessein de vous rendre un mauvais service, et cette aventure-ci n’est triste que pour lui. Avez-vous pris garde à l’état où il est ? C’est un homme au désespoir.

Angélique.

Je n’y saurais que faire, pourquoi s’en va-t-il ?

Lisette.

Cela est aisé à dire à qui ne se soucie pas de lui ; mais vous savez avec quelle tendresse il vous aime.

Angélique.

Et vous prétendez que je ne m’en soucie pas, moi ? Que vous êtes méchante !

Lisette.

Que voulez-vous que j’en croie ? Je vous vois tranquille, et il versait des larmes en s’en allant.

Angélique.

Lui ?

Lisette.

Eh ! sans doute !

Angélique.

Et malgré cela, il part !

Lisette.

Eh ! vous l’avez congédié. Quelle perte vous faites !

Angélique, après avoir rêvé.

Qu’il revienne donc, s’il y est encore ; qu’on lui parle, puisqu’il est si affligé.

Lisette.

Il ne peut être qu’à l’écart dans ce bois ; il n’a pu aller loin, accablé comme il l’était. Monsieur Dorante ! monsieur Dorante !



Scène VI

DORANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE, LUBIN, éloigné.
Dorante.

Est-ce Angélique qui m’appelle ?

Lisette.

Oui ; c’est moi qui parle ; mais c’est elle qui vous demande.

Angélique.

Voilà de ces faiblesses que je voudrais bien qu’on m’épargnât.

Dorante.

À quoi dois-je m’attendre, Angélique ? Que souhaitez-vous d’un homme dont vous ne pouvez plus supporter la vue ?

Angélique.

Il y a une grande apparence que vous vous trompez.

Dorante.

Hélas ! vous ne m’estimez plus.

Angélique.

Plaignez-vous, je vous laisse dire ; car je suis un peu dans mon tort.

Dorante.

Angélique a pu douter de mon amour !

Angélique.

Elle en a douté pour en être plus sûre ; cela est-il si désobligeant ?

Dorante.

Quoi ! j’aurais le bonheur de n’être point haï ?

Angélique.

J’ai bien peur que ce ne soit tout le contraire.

Dorante.

Vous me rendez la vie.

Angélique.

Où est cette lettre que j’ai refusé de recevoir ? S’il ne tient qu’à la lire, on le veut bien.

Dorante.

J’aime mieux vous entendre.

Angélique.

Vous n’y perdez pas.

Dorante.

Ne vous défiez donc jamais d’un cœur qui vous adore.

Angélique.

Oui, Dorante, je vous le promets ; voilà qui est fini. Excusez tous deux l’embarras où se trouve une fille de mon âge, timide et vertueuse. Il y a tant de pièges dans la vie ! j’ai si peu d’expérience ! serait-il difficile de me tromper si on voulait ? Je n’ai que ma sagesse et mon innocence pour toute ressource, et quand on n’a que cela, on peut avoir peur ; mais me voilà bien rassurée. Il ne me reste plus qu’un chagrin. Que deviendra cet amour ? Je n’y vois que des sujets d’affliction. Savez-vous bien que ma mère me propose un époux que je verrai peut-être dans un quart d’heure ? Je ne vous disais pas tout ce qui m’agitait ; il m’était bien permis d’être fâcheuse, comme vous voyez.

Dorante.

Angélique, vous êtes toute mon espérance.

Lisette.

Mais si vous avouiez votre amour à cette mère qui vous aime tant, serait-elle inexorable ? Il n’y a qu’à supposer que vous avez connu monsieur à Paris, et qu’il y est.

Angélique.

Cela ne mènerait à rien, Lisette, à rien du tout ; je sais bien ce que je dis.

Dorante.

Vous consentirez donc d’être à un autre ?

Angélique.

Vous me faites trembler.

Dorante.

Je m’égare à la seule idée de vous perdre, et il n’est point d’extrémité pardonnable que je ne sois tenté de vous proposer.

Angélique.

D’extrémité pardonnable !

Lisette.

J’entrevois ce qu’il veut dire.

Angélique.

Quoi ! me jeter à ses genoux ? c’est bien mon dessein. Lui résister ? j’aurai bien de la peine, surtout avec une mère aussi tendre.

Lisette.

Bon ! tendre ; si elle l’était tant, vous gênerait-elle là-dessus ? Avec le bien que vous avez, vous n’avez besoin que d’un honnête homme, encore une fois.

Angélique.

Tu as raison ; c’est une tendresse fort mal entendue, j’en conviens.

Dorante.

Ah ! belle Angélique, si vous avez tout l’amour que j’ai, vous auriez bientôt pris votre parti : ne me demandez point ce que je pense, je me trouble, je ne sais où je suis.

Angélique, à Lisette.

Que de peines ! Tâche donc de lui remettre l’esprit ; que veut-il dire ?

Lisette.

Eh bien ! monsieur, parlez ; quelle est votre idée ?

Dorante, se jetant à ses genoux.

Angélique, je meurs ; que voulez-vous ?

Angélique.

Non ! levez-vous et parlez ; je vous l’ordonne.

Dorante.

J’obéis ; votre mère sera inflexible, et dans le cas où nous sommes…

Angélique.

Que faire ?

Dorante.

Si j’avais des trésors à vous offrir, je vous le dirais plus hardiment.

Angélique.

Votre cœur en est un ; achevez, je le veux.

Dorante.

À notre place, on se fait son sort à soi-même.

Angélique.

Et comment ?

Dorante.

On s’échappe…

Lubin, de loin.

Au voleur !

Angélique.

Après ?

Dorante.

Une mère s’emporte ; à la fin elle consent ; on se réconcilie avec elle, et on se trouve uni avec ce qu’on aime.

Angélique.

Mais ou j’entends mal, ou cela ressemble à un enlèvement. En est-ce un, Dorante ?

Dorante.

Je n’ai plus rien à dire.

Angélique, le regardant.

Je vous ai forcé de parler, et je n’ai que ce que je mérite.

Lisette.

Pardonnez quelque chose au trouble où il est ; le moyen est dur, et il est fâcheux qu’il n’y en ait point d’autre.

Angélique.

Est-ce là un moyen, est-ce un remède qu’une extravagance ! Ah ! je ne vous reconnais pas à cela, Dorante ; je me passerai mieux de bonheur que de vertu. Me proposer d’être insensée, d’être méprisable ? Je ne vous aime plus.

Dorante.

Vous ne m’aimez plus ! Ce mot m’accable, il m’arrache le cœur.

Lisette.

En vérité, son état me touche.

Dorante.

Adieu, belle Angélique ; je ne survivrai pas à la menace que vous m’avez faite.

Angélique.

Mais, Dorante, êtes-vous raisonnable ?

Lisette.

Ce qu’il vous propose est hardi ; mais ce n’est pas un crime.

Angélique.

Un enlèvement, Lisette !

Dorante.

Ma chère Angélique, je vous perds. Concevez-vous ce que c’est que vous perdre ? et si vous m’aimez un peu, n’êtes-vous pas effrayée vous-même de l’idée de n’être jamais à moi ? Et parce que vous êtes vertueuse, en avez-vous moins de droit d’éviter un malheur ? Nous aurions le secours d’une dame qui n’est heureusement qu’à un quart de lieue d’ici, et chez qui je vous mènerais.

Lubin, de loin.

Aïe ! aïe !

Angélique.

Non, Dorante ; laissons là votre dame. Je parlerai à ma mère, elle est bonne ; je la toucherai peut-être ; je la toucherai, je l’espère. Ah !



Scène VII

LUBIN, LISETTE, ANGÉLIQUE, DORANTE.
Lubin.

Eh ! vite, eh ! vite, qu’on s’éparpille ; v’là ce grand monsieur que j’ons vu une fois à Paris, cheux vous, et qui ne parle point. (Il s’écarte.)

Angélique.

C’est peut-être celui à qui ma mère me destine. Fuyez, Dorante ; nous nous reverrons tantôt ; ne vous inquiétez point. (Dorante sort.)



Scène VIII

ANGÉLIQUE, LISETTE, ERGASTE.
Angélique, en le voyant.

C’est lui-même. Ah ! quel homme !

Lisette.

Il n’a pas l’air éveillé.

Ergaste, marchant lentement.

Je suis votre serviteur, madame ; je devance madame votre mère, qui est embarrassée ; elle m’a dit que vous vous promeniez.

Angélique.

Vous le voyez, monsieur.

Ergaste.

Et je me suis hâté de venir vous faire la révérence.

Lisette, à part.

Appelle-t-il cela se hâter ?

Ergaste.

Ne suis-je pas importun ?

Angélique.

Non, monsieur.

Lisette, à part.

Ah ! cela vous plaît à dire.

Ergaste.

Vous êtes plus belle que jamais.

Angélique.

Je ne l’ai jamais été.

Ergaste.

Vous êtes bien modeste.

Lisette, à part.

Il parle comme il marche.

Ergaste.

Ce pays-ci est fort beau.

Angélique.

Il est passable.

Lisette, à part.

Quand il a dit un mot, il est si fatigué qu’il faut qu’il se repose.

Ergaste.

Et solitaire.

Angélique.

On n’y voit pas grand monde.

Lisette.

Quelque importun par-ci par-là.

Ergaste.

Il y en a partout. (On est du temps sans parler.)

Lisette, à part.

Voilà la conversation tombée ; ce ne sera pas moi qui la relèverai.

Ergaste.

Ah ! bonjour, Lisette.

Lisette.

Bonsoir, monsieur. Je vous dis bonsoir, parce que je m’endors. Ne trouvez-vous pas qu’il fait un temps pesant ?

Ergaste.

Oui, ce me semble.

Lisette.

Vous vous en retournez sans doute ?

Ergaste.

Rien que demain. Madame Argante m’a retenu.

Angélique.

Et monsieur se promène-t-il ?

Ergaste.

Je vais d’abord à ce château voisin, pour y porter une lettre qu’on m’a prié de rendre en main propre, et je reviens ensuite.

Angélique.

Faites, monsieur ; ne vous gênez pas.

Ergaste.

Vous me le permettez donc ?

Angélique.

Oui, monsieur.

Lisette.

Ne vous pressez point ; quand on a des commissions, il faut y mettre tout le temps nécessaire. N’avez-vous que celle-là ?

Ergaste.

Non, c’est l’unique.

Lisette.

Quoi ! pas le moindre petit compliment à faire ailleurs ?

Ergaste.

Non.

Angélique.

Monsieur y soupera peut-être ?

Lisette.

Et à la campagne, on couche où l’on soupe.

Ergaste.

Point du tout, je reviens incessamment, madame. (À part, en s’en allant.) Je ne sais que dire aux femmes, même à celles qui me plaisent. (Il sort.)



Scène IX

ANGÉLIQUE, LISETTE.
Lisette.

Ce garçon-là a de grands talents pour le silence ; quelle abstinence de paroles ! Il ne parlera bientôt plus que par signes.

Angélique.

Il a dit que ma mère allait venir, et je m’éloigne. Je ne saurais lui parler dans le désordre d’esprit où je suis ; j’ai pourtant dessein de l’attendrir sur le chapitre de Dorante.

Lisette.

Et moi, je ne vous conseille pas de lui en parler ; vous ne feriez que la révolter davantage, et elle se hâterait de conclure.

Angélique.

Oh ! doucement ! je me révolterais à mon tour.

Lisette, riant.

Vous, contre cette mère qui dit qu’elle vous aime tant ?

Angélique, s’en allant.

Eh bien ! qu’elle aime donc mieux ; car je ne suis point contente d’elle.

Lisette.

Retirez-vous, je crois qu’elle vient.

(Angélique sort.)



Scène X

MADAME ARGANTE, LISETTE, qui veut s’en aller.
Madame Argante, à part.

Voici cette fourbe de suivante. (Haut.) Un moment, où est ma fille ? J’ai cru la trouver ici avec M. Ergaste.

Lisette.

Ils y étaient tous deux tout à l’heure, madame, mais M. Ergaste est allé à cette maison d’ici près, remettre une lettre à quelqu’un ; et mademoiselle est là-bas, je pense.

Madame Argante.

Allez lui dire que je serais bien aise de la voir.

Lisette, à part.

Elle me parle bien sèchement. (Haut.) J’y vais, madame ; mais vous me paraissez triste ; j’ai eu peur que vous ne fussiez fâchée contre moi.

Madame Argante.

Contre vous ? Est-ce que vous le méritez, Lisette ?

Lisette.

Non, madame.

Madame Argante.

Il est vrai que j’ai l’air plus occupé qu’à l’ordinaire. Je veux marier ma fille à Ergaste, vous le savez ; et je crains souvent qu’elle n’ait quelque chose dans le cœur ; mais vous me le diriez, n’est-il pas vrai ?

Lisette.

Eh ! mais, je le saurais.

Madame Argante.

Je n’en doute pas ; allez, je connais votre fidélité, Lisette ; je ne m’y trompe pas, et je compte bien vous en récompenser comme il faut. Dites à ma fille que je l’attends.

Lisette, à part.

Elle prend bien son temps pour me louer !

(Elle sort.)
Madame Argante.

Toute fourbe qu’elle est, je l’ai embarrassée.



Scène XI

LUBIN, MADAME ARGANTE.
Madame Argante.

Ah ! tu viens à propos. As-tu quelque chose à me dire ?

Lubin.

Jarnigoi ! si j’avons queuque chose ! J’avons vu des pardons, j’avons vu des offenses, des allées, des venues, et pis des moyens pour avoir un ami.

Madame Argante.

Hâte-toi de m’instruire, parce que j’attends Angélique. Que sais-tu ?

Lubin.

Pisque vous êtes pressée, je mettrons tout en un tas.

Madame Argante.

Parle donc.

Lubin.

Je sais une accusation, je sais une innocence, et pis un autre grand stratagème. Attendez, comment appelont-ils cela ?

Madame Argante.

Je ne t’entends pas ; mais va-t’en, Lubin. J’aperçois ma fille, tu me diras ce que c’est tantôt ; il ne faut pas qu’elle nous voie ensemble.

Lubin.

Je m’en retorne donc à la provision. (Il sort.)



Scène XII

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE.
Madame Argante, à part.

Voyons de quoi il sera question.

Angélique, à part.

Plus de confidence ; Lisette a raison, c’est le plus sûr. (Haut.) Lisette m’a dit que vous me demandiez, ma mère.

Madame Argante.

Oui ; je sais que tu as vu Ergaste ; ton éloignement pour lui dure-t-il toujours ?

Angélique, souriant.

Ergaste n’a pas changé.

Madame Argante.

Te souvient-il qu’avant que nous vinssions ici, tu m’en disais du bien ?

Angélique.

Je vous en dirai volontiers encore, car je l’estime ; mais je ne l’aime point, et l’estime et l’indifférence vont fort bien ensemble.

Madame Argante.

Parlons d’autre chose. N’as-tu rien à dire à ta confidente ?

Angélique.

Non, il n’y a plus rien de nouveau.

Madame Argante.

Tu n’as pas revu le jeune homme ?

Angélique.

Oui, je l’ai retrouvé ; je lui ai dit ce qu’il fallait, et voilà qui est fini.

Madame Argante, souriant.

Quoi ! absolument fini ?

Angélique.

Oui, tout à fait.

Madame Argante.

Tu me charmes, je ne saurais t’exprimer la satisfaction que tu me donnes. Il n’y a rien de si estimable que toi, Angélique, ni rien aussi d’égal au plaisir que j’ai à te le dire ; car je compte que tu me dis vrai ; je me livre hardiment à ma joie. Tu ne voudrais pas m’y abandonner, si elle était fausse : ce serait une cruauté dont tu n’es pas capable.

Angélique, d’un ton timide.

Assurément

Madame Argante.

Va, tu n’as pas besoin de me rassurer, ma fille ; tu me ferais injure, si tu croyais que j’en doute. Non, ma chère Angélique, tu ne verras plus Dorante ; tu l’as renvoyé, j’en suis sûre. Ce n’est pas avec un caractère comme le tien qu’on est exposé à la douleur d’être trop crédule. N’ajoute donc rien à ce que tu m’as dit ; tu ne le verras plus, tu m’en assures, et cela suffit. Parlons de la raison, du courage et de la vertu que tu viens de montrer.

Angélique, d’un air interdit, à part.

Que je suis confuse !

Madame Argante.

Grâce au ciel, te voilà donc encore plus respectable, plus digne d’être aimée, plus digne que jamais de faire mes délices. Que tu me rends glorieuse, Angélique !

Angélique, pleurant.

Ah ! ma mère, arrêtez, de grâce.

Madame Argante.

Que vois-je ? Tu pleures, ma fille ; tu viens de triompher de toi-même, tu me vois enchantée, et tu pleures !

Angélique, se jetant à ses genoux.

Non, ma mère, je ne triomphe point. Votre joie et vos tendresses me confondent, je ne les mérite point.

Madame Argante

Relève-toi, ma chère enfant. D’où te viennent ces mouvements où je te reconnais toujours ? Que veulent-ils dire ?

Angélique.

Hélas ! C’est que je vous trompe.

Madame Argante.

Toi ? (Un moment sans rien dire.) Non, tu ne me trompes point, puisque tu me l’avoues. Achève ; voyons de quoi il est question.

Angélique.

Vous allez frémir ! On m’a parlé d’enlèvement.

Madame Argante.

Je n’en suis point surprise. Je te l’ai dit ; il n’y a rien dont ces étourdis-là ne soient capables ; et je suis persuadée que tu en as plus frémi que moi.

Angélique.

J’en ai tremblé, il est vrai ; j’ai pourtant eu la faiblesse de lui pardonner, pourvu qu’il ne m’en parle plus.

Madame Argante.

N’importe ; je m’en fie à tes réflexions ; elles te donneront bien du mépris pour lui.

Angélique.

Eh ! voilà encore ce qui m’afflige dans l’aveu que je vous fais ; c’est que vous allez le mépriser vous-même. Il est perdu ; vous n’étiez déjà que trop prévenue contre lui ; et cependant il n’est point si méprisable. Permettez que je le justifie : je suis peut-être prévenue moi-même ; mais vous m’aimez, daignez m’entendre, portez vos bontés jusque-là. Vous croyez que c’est un jeune homme sans caractère, qui a plus de vanité que d’amour, qui ne cherche qu’à me séduire, et ce n’est point cela, je vous assure. Il a tort de m’avoir proposé ce que je vous ai dit ; mais il faut regarder que c’est le tort d’un homme au désespoir, que j’ai vu fondre en larmes quand j’ai paru irritée ; d’un homme à qui la crainte de me perdre a tourné la tête. Il n’a point de bien, il ne s’en est point caché, il me l’a dit. Il ne lui restait donc point d’autre ressource que celle dont je vous parle ; ressource que je condamne comme vous, mais qu’il ne m’a proposée que dans la seule vue d’être à moi. C’est tout ce qu’il y a compris ; car il m’adore, on n’en peut douter.

Madame Argante.

Eh ! ma fille ! il y en aura tant d’autres qui t’aimeront encore plus que lui.

Angélique.

Oui ; mais je ne les aimerai pas, moi, m’aimassent-ils davantage ; et cela n’est pas possible.

Madame Argante.

D’ailleurs, il sait que tu es riche.

Angélique.

Il l’ignorait quand il m’a vue ; et c’est ce qui devrait l’empêcher de m’aimer. Il sait bien que quand une fille est riche, on ne la donne qu’à un homme qui a d’autres richesses, toutes inutiles qu’elles sont ; c’est du moins l’usage ; le mérite n’est compté pour rien.

Madame Argante.

Tu le défends d’une manière qui m’alarme. Que penses-tu donc de cet enlèvement ? Dis-moi, tu es la franchise même ; ne serais-tu point en danger d’y consentir ?

Angélique.

Ah ! je ne crois pas, ma mère.

Madame Argante.

Ta mère ! Ah ! le ciel la préserve de savoir seulement qu’on te le propose ! Ne te sers plus de ce nom ; elle ne saurait le soutenir dans cette occasion-ci. Mais pourrais-tu la fuir ? te sentirais-tu la force de l’affliger jusque-là, de lui donner la mort, de lui porter le poignard dans le sein ?

Angélique.

J’aimerais mieux mourir moi-même.

Madame Argante.

Survivrait-elle à l’affront que tu te ferais ? Souffre à ton tour que mon amitié te parle pour elle. Lequel aimes-tu le mieux, ou de cette mère qui t’a inspiré mille vertus, ou d’un amant qui veut te les ôter toutes ?

Angélique.

Vous m’accablez. Dites-lui qu’elle ne craigne rien de sa fille ; dites-lui que rien ne m’est aussi cher qu’elle, et que je ne verrai plus Dorante, si elle me condamne à le perdre.

Madame Argante.

Eh ! que perdras-tu dans un inconnu qui n’a rien ?

Angélique.

Tout le bonheur de ma vie. Ayez la bonté de lui dire aussi que ce n’est point la quantité de biens qui rend heureuse, que j’en ai plus qu’il n’en faudrait avec Dorante, que je languirais avec un autre. Rapportez-lui ce que je vous dis là, et que je me soumets à ce qu’elle en décidera.

Madame Argante.

Si tu pouvais seulement passer quelque temps sans le voir ? Le veux-tu bien ? Tu ne me réponds pas ; à quoi songes-tu ?

Angélique.

Vous le dirai-je ? Je me repens d’avoir tout dit ; mon amour m’est cher, je viens de m’ôter la liberté d’y céder, et peu s’en faut que je ne la regrette ; je suis même fâchée d’être éclaircie ; je ne vois rien de tout ce qui m’effraye et me voilà plus triste que je ne l’étais.

Madame Argante.

Dorante me connaît-il ?

Angélique.

Non, à ce qu’il m’a dit.

Madame Argante.

Eh bien ! laisse-moi le voir ; je lui parlerai sous le nom d’une tante à qui tu auras tout confié, et qui veut te servir. Viens, ma fille ; et laisse à mon cœur le soin de conduire le tien.

Angélique.

Je ne sais ; mais ce que vous inspire votre tendresse m’est d’un bon augure.