La Mère confidente
La Mère confidente, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 363-397).
Acte II  ►


ACTE PREMIER



Scène première

DORANTE, LISETTE.
Dorante.

Quoi ! vous venez sans Angélique, Lisette ?

Lisette.

Elle arrivera bientôt ; elle est avec sa mère : je lui ai dit que j’allais toujours devant, et je ne me suis hâtée que pour avoir avec vous un moment d’entretien, sans qu’elle le sache.

Dorante.

Que me veux-tu, Lisette ?

Lisette.

Ah çà ! nous ne vous connaissons, Angélique et moi, que par une aventure de promenade dans cette campagne.

Dorante.

Il est vrai.

Lisette.

Vous êtes tous deux aimables, l’amour s’est mis de la partie, cela est naturel ; voilà sept ou huit entrevues que nous avons avec vous, à l’insu de tout le monde ; la mère, à qui vous êtes inconnu, pourrait à la fin en apprendre quelque chose ; toute l’intrigue retomberait sur moi : terminons. Angélique est riche, vous êtes tous deux d’une égale condition, à ce que vous dites ; engagez vos parents à la demander pour vous en mariage ; il n’y a pas même de temps à perdre.

Dorante.

C’est ici que gît la difficulté.

Lisette.

Vous auriez de la peine à trouver un meilleur parti, au moins.

Dorante.

Eh ! il n’est que trop bon.

Lisette.

Je ne vous entends pas.

Dorante.

Ma famille vaut la sienne, sans contredit ; mais je n’ai pas de bien, Lisette.

Lisette, étonnée.

Comment !

Dorante.

Je dis les choses comme elles sont ; je n’ai qu’une très petite légitime.

Lisette, brusquement.

Vous ? Tant pis ; je ne suis point contente de cela : qui est-ce qui le devinerait à votre air ? Quand on n’a rien, faut-il être de si bonne mine ? Vous m’avez trompée, monsieur.

Dorante.

Ce n’était pas mon dessein.

Lisette.

Cela ne se fait pas, vous dis-je. Que diantre voulez-vous qu’on fasse de vous ? Vraiment Angélique vous épouserait volontiers ; mais nous avons une mère qui ne sera pas tentée de votre légitime, et votre amour ne nous donnerait que du chagrin.

Dorante.

Eh ! Lisette, laisse aller les choses, je t’en conjure ; il peut arriver tant d’accidents ! Si je l’épouse, je te jure d’honneur que je te ferai ta fortune. Tu n’en peux espérer autant de personne, et je tiendrai parole.

Lisette.

Ma fortune !

Dorante.

Oui, je te le promets. Ce n’est pas le bien d’Angélique qui me fait envie. Si je ne l’avais pas rencontrée ici, j’allais, à mon retour à Paris, épouser une veuve très riche et peut-être plus riche qu’elle ; tout le monde le sait ; mais il n’y a plus moyen : j’aime Angélique, et si jamais tes soins m’unissaient à elle, je me charge de ton établissement.

Lisette, rêvant un peu.

Vous êtes séduisant. Voilà une façon d’aimer qui commence à m’intéresser ; je me persuade qu’Angélique serait bien avec vous.

Dorante.

Je n’aimerai jamais qu’elle.

Lisette.

Vous lui ferez donc sa fortune aussi bien qu’à moi ? Mais, monsieur, vous n’avez rien, dites-vous ? Cela est dur. N’héritez-vous de personne ? Tous vos parents sont-ils ruinés ?

Dorante.

Je suis le neveu d’un homme qui a de très grands biens, qui m’aime beaucoup, et qui me traite comme un fils.

Lisette.

Eh ! que ne parlez-vous donc ! d’où vient me faire peur avec vos tristes récits, pendant que vous en avez de si consolants à faire ? Un oncle riche, voilà qui est excellent : et il est vieux, sans doute ; car ces messieurs-là ont coutume de l’être.

Dorante.

Oui ; mais le mien ne suit pas la coutume, il est jeune.

Lisette.

Jeune ! de quelle jeunesse encore ?

Dorante.

Il n’a que trente-cinq ans.

Lisette.

Miséricorde ! trente-cinq ans ! Cet homme-là n’est bon qu’à être le neveu d’un autre.

Dorante.

Il est vrai.

Lisette.

Mais du moins, est-il un peu infirme ?

Dorante.

Point du tout, il se porte à merveille ; il est, grâce au ciel, de la meilleure santé du monde ; car il m’est cher.

Lisette.

Trente-cinq ans et de la santé, avec un degré de parenté comme celui-là ! Le joli parent ! Et quelle est l’humeur de ce galant homme ?

Dorante.

Il est froid, sérieux et philosophe.

Lisette.

Encore passe, voilà une humeur qui peut nous dédommager de la vieillesse et des infirmités qu’il n’a pas : il n’a qu’à nous assurer son bien.

Dorante.

Il ne faut pas s’y attendre ; on parle de quelque mariage en campagne pour lui.

Lisette, s’écriant.

Pour ce philosophe ! Il veut donc avoir des héritiers en propre personne ?

Dorante.

Le bruit en court.

Lisette.

Oh ! monsieur, vous m’impatientez avec votre situation ; en vérité, vous êtes insupportable ; tout est désolant avec vous, de quelque côté qu’on se tourne.

Dorante.

Te voilà donc dégoûtée de me servir ?

Lisette, vivement.

Non ; vous avez un malheur qui me pique et que je veux vaincre. Mais retirez-vous, voici Angélique qui arrive ; je ne lui ai pas dit que vous viendriez ici, quoiqu’elle s’attende bien à vous y voir. Vous paraîtrez dans un instant et ferez comme si vous arriviez. Donnez-moi le temps de l’instruire de tout ; j’ai à lui rendre compte de votre personne, elle m’a chargée de savoir un peu de vos nouvelles. Laissez-moi faire. (Dorante sort.)



Scène II

ANGÉLIQUE, LISETTE.
Lisette.

Je désespérais que vous vinssiez, madame.

Angélique.

C’est qu’il est arrivé du monde à qui j’ai tenu compagnie. Eh bien ! Lisette, as-tu quelque chose à me dire de Dorante ? as-tu parlé de lui à la concierge du château où il est ?

Lisette.

Oui, je suis parfaitement informée. Dorante est un homme aimé, estimé de tout le monde ; en un mot, le plus honnête homme qu’on puisse connaître.

Angélique.

Hélas ! Lisette, je n’en doutais pas ; cela ne m’apprend rien, je l’avais deviné.

Lisette.

Oui ; il n’y a qu’à le voir pour avoir bonne opinion de lui. Il faut pourtant le quitter, car il ne vous convient pas.

Angélique.

Le quitter ! Quoi ! après cet éloge ?

Lisette.

Oui, madame, il n’est pas votre fait.

Angélique.

Ou vous plaisantez, ou la tête vous tourne.

Lisette.

Ni l’un ni l’autre. Il a un défaut terrible.

Angélique.

Tu m’effrayes.

Lisette.

Il est sans bien.

Angélique.

Ah ! je respire ! N’est-ce que cela ? Explique-toi donc mieux, Lisette : ce n’est pas un défaut, c’est un malheur ; je le regarde comme une bagatelle, moi.

Lisette.

Vous parlez juste ; mais nous avons une mère ; allez la consulter sur cette bagatelle-là, pour voir un peu ce qu’elle vous répondra. Demandez-lui si elle sera d’avis de vous donner Dorante.

Angélique.

Et quel est le tien là-dessus, Lisette ?

Lisette.

Oh ! le mien, c’est une autre affaire. Sans vanité, je penserais un peu plus noblement que cela ; ce serait une fort belle action que d’épouser Dorante.

Angélique.

Va, va, ne ménage point mon cœur ; il n’est pas au-dessous du tien ; conseille-moi hardiment une belle action.

Lisette.

Non pas, s’il vous plaît. Dorante est un cadet, et l’usage veut qu’on le laisse là.

Angélique.

Je l’enrichirais donc ? Quel plaisir !

Lisette.

Oh ! vous en direz tant que vous me tenterez.

Angélique.

Plus il me devrait, et plus il me serait cher.

Lisette.

Vous êtes tous deux les plus aimables enfants du monde ; car il refuse aussi, à cause de vous, une veuve très riche, à ce qu’on dit.

Angélique.

Lui ? eh bien ! il a eu la modestie de s’en taire ; c’est toujours de nouvelles qualités que je lui découvre.

Lisette.

Allons, madame, il faut que vous épousiez cet homme-là ; le ciel vous destine l’un à l’autre, cela est visible. Rappelez-vous votre aventure. Nous nous promenons toutes deux dans les allées de ce bois. Il y a mille autres endroits pour se promener : point du tout ; cet homme, qui nous est inconnu, ne vient qu’à celui-ci, parce qu’il faut qu’il nous rencontre. Qu’y faisiez-vous ? Vous lisiez. Qu’y faisait-il ? Il lisait. Y a-t-il rien de plus marqué ?

Angélique.

Effectivement.

Lisette.

Il vous salue, nous le saluons ; le lendemain, même promenade, mêmes allées, même rencontre, même inclination des deux côtés, et plus de livres de part et d’autre ; cela est admirable !

Angélique.

Ajoute que j’ai voulu m’empêcher de l’aimer et que je n’ai pu en venir à bout.

Lisette.

Je vous en défierais.

Angélique.

Il n’y a plus que ma mère qui m’inquiète ; cette mère qui m’idolâtre, qui ne m’a jamais fait sentir que son amour, qui ne veut jamais que ce que je veux.

Lisette.

Bon ! c’est que vous ne voulez jamais que ce qui lui plaît.

Angélique.

Mais si elle fait si bien que ce qui lui plaît me plaise aussi, n’est-ce pas comme si je faisais toujours mes volontés ?

Lisette.

Est-ce que vous tremblez déjà ?

Angélique.

Non, tu m’encourages^ ; mais c’est ce misérable bien que j’ai et qui me nuira. Ah ! que je suis fâchée d’être si riche !

Lisette.

Ah ! le plaisant chagrin ! Eh ! ne l’êtes-vous pas pour vous deux ?

Angélique.

Il est vrai. Ne le verrons-nous pas aujourd’hui ? Quand reviendra-t-il ?

Lisette, regarde sa montre.

Attendez, je vais vous le dire.

Angélique.

Comment ! est-ce que tu lui as donné rendez-vous ?

Lisette.

Oui ; il va venir, il ne tardera pas deux minutes s’il est exact.

Angélique.

Vous n’y songez pas, Lisette ; il croira que c’est moi qui le lui ai fait donner.

Lisette.

Non, non ; c’est toujours avec moi qu’il les prend, et c’est vous qui les tenez sans le savoir.

Angélique.

Il a fort bien fait de ne m’en rien dire, car je n’en aurais pas tenu un seul ; et comme vous m’avertissez de celui-ci, je ne sais pas trop si je puis rester avec bienséance ; j’ai presque envie de m’en aller.

Lisette.

Je crois que vous avez raison. Allons, partons, madame.

Angélique.

Une autre fois, quand vous lui direz de venir, du moins ne m’avertissez pas ; voilà tout ce que je vous demande.

Lisette.

Ne nous fâchons pas ; le voici.



Scène III

DORANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE, LUBIN, dans l’éloignement.
Angélique.

Je ne vous attendais pas au moins, Dorante.

Dorante.

Je ne sais que trop que c’est à Lisette que j’ai l’obligation de vous voir ici, madame.

Lisette.

Je lui ai pourtant dit que vous viendriez.

Angélique.

Oui, elle vient de me l’apprendre tout à l’heure.

Lisette.

Pas tant tout à l’heure.

Angélique.

Taisez-vous, Lisette.

Dorante.

Me voyez-vous à regret, madame ?

Angélique.

Non, Dorante ; si j’étais fâchée de vous voir, je fuirais les lieux où je vous trouve, et où je pourrais soupçonner de vous rencontrer.

Lisette.

Oh ! pour cela, monsieur, ne vous plaignez pas ; il faut rendre justice à madame ; il n’y a rien de si obligeant que les discours qu’elle vient de me tenir sur votre compte.

Angélique.

Mais, en vérité, Lisette !…

Dorante.

Eh ! madame, ne m’enviez pas la joie qu’elle me donne.

Lisette.

Où est l’inconvénient de répéter des choses qui ne sont que louables ? Pourquoi ne saurait-il pas que vous êtes charmée que tout le monde l’aime et l’estime ? Y a-t-il du mal à lui dire le plaisir que vous vous proposez à le venger de la fortune, à lui apprendre que la sienne vous le rend encore plus cher ? Il n’y a point à rougir d’une pareille façon de penser ; elle fait l’éloge de votre cœur.

Dorante.

Quoi ! charmante Angélique, mon bonheur irait-il jusque-là ? Oserais-je ajouter foi à ce qu’elle me dit ?

Angélique.

Je vous avoue qu’elle est bien étourdie.

Dorante.

Je n’ai que mon cœur à vous offrir, il est vrai ; mais du moins n’en fut-il jamais de plus pénétré ni de plus tendre. (Lubin paraît dans l’éloignement.)

Lisette.

Doucement, ne parlez pas si haut ; il me semble que je vois le neveu de notre fermier qui nous observe. Ce grand benêt-là, que fait-il ici ?

Angélique.

C’est lui-même. Ah ! que je suis inquiète ! Il dira tout à ma mère. Adieu, Dorante, nous nous reverrons, je me sauve, retirez-vous aussi. (Elle sort.)

(Dorante veut s’en aller.)
Lisette, l’arrêtant.

Non, Monsieur, arrêtez : il me vient une idée ; il faut tâcher de le mettre dans nos intérêts ; il ne me hait pas.

Dorante.

Puisqu’il nous a vus, c’est le meilleur parti.



Scène IV

DORANTE, LISETTE, LUBIN.
Lisette, à Dorante.

Laissez-moi faire. Ah ! te voilà, Lubin ? à quoi t’amuses-tu là ?

Lubin.

Moi ? D’abord je faisais une promenade, à présent je regarde.

Lisette.

Et que regardes-tu ?

Lubin.

Des oisiaux, deux qui restont, et un qui viant de prendre sa volée, et qui est le plus joli de tous. (Regardant Dorante.) En v’là un qui est bian joli itout ; et, jarnigué ! ils profiteront bian avec vous ; car vous les sifflez comme un charme, mademoiselle Lisette.

Lisette.

C’est-à-dire que tu nous as vu, Angélique et moi, parler à monsieur ?

Lubin.

Oh ! oui, j’ons tout vu à mon aise ; j’ons mêmement entendu leur petit ramage.

Lisette.

C’est le hasard qui nous a fait rencontrer monsieur, et voilà la première fois que nous le voyons.

Lubin.

Morgué ! qu’elle a bonne meine cette première fois-là ! alle ressemble à la vingtième.

Dorante.

On ne saurait se dispenser de saluer une dame quand on la rencontre, je pense.

Lubin, riant.

Ah ! ah ! ah ! vous tirez donc voute révérence en paroles ; vous convarsez depuis un quart d’heure : appelez-vous ça un coup de chapiau ?

Lisette.

Venons au fait. Serais-tu d’humeur d’entrer dans nos intérêts ?

Lubin.

Peut-être qu’oui, peut-être que non ; ce sera suivant les magnières du monde ; il n'y a que ça qui règle ; car j’aime les magnières, moi.

Lisette.

Eh bien ! Lubin, je te prie instamment de nous servir.

Dorante, lui donnant de l’argent.

Et moi, je te paye pour cela.

Lubin.

Je vous baille donc la parfarence ; redites voute chance, alle sera pu bonne ce coup-ci que l’autre. D’abord c’est une rencontre, n’est-ce pas ? Ça se pratique ; il n’y a pas de malhonnêteté à rencontrer les parsonnes.

Lisette.

Et puis on se salue.

Lubin.

Et pis queuque bredouille au bout de la révérence ; c’est itou ma coutume ; toujours je bredouille en saluant, et quand ça se passe avec des femmes, faut bian qu’alles répondent deux paroles pour une ; les hommes parlent, les femmes babillent : allez voute chemin ; v’là qui est fort bon, fort raisonnable et fort civil. Oh çà ! la rencontre, la salutation, la demande, la réponse, tout ça est payé ! il n’y a pus qu’à nous accommoder pour le courant.

Dorante.

Voilà pour le courant.

Lubin.

Courez donc tant que vous pourrez ; ce que vous attraperez, c’est pour vous ; je n’y prétends rin, pourvu que j’attrape itou. Sarviteur, il n’y a, morgué ! parsonne de si agriable à rencontrer que vous.

Lisette.

Tu seras donc de nos amis à présent.

Lubin.

Tatigué ! oui, ne m’épargnez pas, toute mon amiquié est à voute sarvice au même prix.

Lisette.

Puisque nous pouvons compter sur toi, veux-tu bien actuellement faire le guet pour nous avertir, en cas que quelqu’un vienne, et surtout madame ?

Lubin.

Que vos parsonnes se tiennent en paix, je vous garantis des passants une lieue à la ronde. (Il sort.)



Scène V

DORANTE, LISETTE.
Lisette.

Puisque nous voici seuls un moment, parlons encore de votre amour, monsieur. Vous m’avez fait de grandes promesses en cas que les choses réussissent ; mais comment réussiront-elles ? Angélique est une héritière, et je sais les intentions de la mère. Quelque tendresse qu’elle ait pour sa fille, qui vous aime, ce ne sera pas à vous à qui elle la donnera ; c’est de quoi vous devez être bien convaincu ; or, cela supposé, que vous passe-t-il dans l’esprit là-dessus ?

Dorante.

Rien encore, Lisette. Je n’ai jusqu’ici songé qu’au plaisir d’aimer Angélique.

Lisette.

Mais ne pourriez-vous pas en même temps songer à faire durer ce plaisir ?

Dorante.

C’est bien mon dessein ; mais comment s’y prendre ?

Lisette.

Je vous le demande.

Dorante.

J’y rêverai, Lisette.

Lisette.

Ah ! vous y rêverez ! Il n’y a qu’un petit inconvénient à craindre ; c’est qu’on ne marie votre maîtresse pendant que vous rêverez à la conserver.

Dorante.

Que me dis-tu, Lisette ? J’en mourrais de douleur.

Lisette.

Je vous tiens donc pour mort.

Dorante, vivement.

Est-ce qu’on la veut marier ?

Lisette.

La partie est toute liée avec la mère ; il y a déjà un époux d’arrêté, je le sais de bonne part.

Dorante.

Eh ! Lisette, tu me désespères ; il faut absolument éviter ce malheur-là.

Lisette.

Ah ! ce ne sera pas en disant j’aime, et toujours j’aime… N’imaginez-vous rien ?

Dorante.

Tu m’accables.



Scène VI

LUBIN, LISETTE, DORANTE.
Lubin, accourant.

Gagnez pays, mes bons amis ; sauvez-vous, v’là l’ennemi qui s’avance.

Lisette.

Quel ennemi ?

Lubin.

Morgué ! le plus méchant ; c’est la mère d’Angélique.

Lisette, à Dorante.

Eh ! vite, cachez-vous dans le bois, je me retire.

(Elle sort.)
Lubin.

Et je ferai semblant d’être sans malice.



Scène VII

LUBIN, MADAME ARGANTE.
Madame Argante.

Ah ! c’est toi, Lubin ; tu es tout seul ? Il me semblait avoir entendu du monde.

Lubin.

Non, noute maîtresse ; ce n’est que moi qui me parle et qui me repars, à celle fin de me tenir compagnie ; ça amuse.

Madame Argante.

Ne me trompes-tu point ?

Lubin.

Pargué ! je serais donc un fripon ?

Madame Argante.

Je te crois, et je suis bien aise de te trouver ; car je te cherchais. J’ai une commission à te donner, que je ne veux confier à aucun de mes gens ; c’est d’observer Angélique dans ses promenades, et de me rendre compte de ce qui s’y passe. Je remarque depuis quelque temps qu’elle sort souvent à la même heure avec Lisette, et j’en voudrais savoir la raison.

Lubin.

Ça est fort raisonnable. Vous me baillez donc une charge d’espion ?

Madame Argante.

À peu près.

Lubin.

Je savons bian ce que c’est ; j’ons la pareille.

Madame Argante.

Toi ?

Lubin.

Oui, ça est lucratif ; mais c’est qu’ous venez un peu tard, noute maîtresse ; car je sis retenu pour vous espionner vous-même.

Madame Argante, à part.

Qu’entends-je ? (Haut.) Moi, Lubin ?

Lubin.

Vraiment oui. Quand Mlle  Angélique parle en cachette à son amoureux, c’est moi qui regarde si vous ne venez pas.

Madame Argante.

Ceci est sérieux ; mais vous êtes bien hardi, Lubin, de vous charger d’une pareille commission.

Lubin.

Pardi ! y a-t-il du mal à dire à cette jeunesse : « V’là Madame qui viant, la v’là qui ne viant pas ? » Ça empêche-t-il que vous ne veniez, ou non ? Je n’y entends pas de finesse.

Madame Argante.

Je te pardonne, puisque tu n’as pas cru mal faire, à condition que tu m’instruiras de tout ce que tu verras et de tout ce que tu entendras.

Lubin.

Faura donc que j’acoute et que je regarde ? Ce sera moiquié plus de besogne avec vous qu’avec eux.

Madame Argante.

Je consens même que tu les avertisses quand j’arriverai, pourvu que tu me rapportes tout fidèlement ; et il ne te sera pas difficile de le faire puisque tu ne t’éloignes pas beaucoup d’eux.

Lubin.

Eh ! sans doute, je serai tout porté pour les nouvelles ; ça me sera commode ; aussitôt pris, aussitôt rendu.

Madame Argante.

Je te défends surtout de les informer de l’emploi que je te donne, comme tu m’as informé de celui qu’ils t’ont donné ; garde-moi le secret.

Lubin.

Drès qu’ous voulez qu’en le garde, en le gardera ; s’ils me l’aviont commandé, j’aurions fait de même ; ils n’aviont qu’à dire.

Madame Argante.

N’y manque pas à mon égard, et puisqu’ils ne se soucient point que tu gardes le leur, achève de m’instruire ; tu n’y perdras pas.

Lubin.

Premièrement, au lieu de pardre avec eux, j’y gagne.

Madame Argante.

C’est-à-dire qu’ils te payent ?

Lubin.

Tout juste.

Madame Argante.

Je te promets de faire comme eux, quand je serai rentrée chez moi.

Lubin.

Ce que j’en dis n’est pas pour porter exemple ; mais ce qu’ous ferez sera toujours bien fait.

Madame Argante.

Ma fille a donc un amant ? Quel est-il ?

Lubin.

Un biau jeune homme fait comme une marveille, qui est libéral, qui a un air, une présentation, une philosomie ! Dame ! c’est ma meine à moi, ce sera la vôtre itou ; il y a pas de garçon pus gracieux à contempler, et qui fait l’amour avec des paroles si douces. C’est un plaisir de l’entendre débiter sa petite marchandise ! Il ne dit pas un mot qu’il n’adore.

Madame Argante.

Et ma fille, que lui répond-elle ?

Lubin.

Voute fille ? mais je pense que bientôt ils s’adoreront tous deux.

Madame Argante.

N’as-tu rien retenu de leurs discours ?

Lubin.

Non, qu’une petite miette. « Je n’ai pas de moyen, ce li fait-il. — Et moi, j’en ai trop, ce li fait-elle. — Mais, li dit-il, j’ai le cœur si tendre ! — Mais, li dit-elle, qu’est-ce que ma mère s’en souciera ? » Et pis là-dessus ils se lamentont sur le plus, sur le moins, sur la pauvreté de l’un, sur la richesse de l’autre ; ça fait des regrets bian touchants.

Madame Argante.

Quel est ce jeune homme ?

Lubin.

Attendez, il m’est avis que c’est Dorante ; et comme c’est un voisin, on peut l’appeler le voisin Dorante.

Madame Argante.

Dorante ! ce nom-là ne m’est pas inconnu. Comment se sont-ils vus ?

Lubin.

Ils se sont vus en se rencontrant ; mais ils ne se rencontrent pus, ils se treuvent.

Madame Argante.

Et Lisette, est-elle de cette partie ?

Lubin.

Morgué ! oui ; c’est leur capitaine ; alle a le gouvarnement des rencontres ; c’est un trésor pour des amoureux que c’te fille-là.

Madame Argante.

Voici, ce me semble, ma fille, qui feint de se promener et qui vient à nous. Retire-toi, Lubin ; continue d’observer et de m’instruire avec fidélité ; je te récompenserai.

Lubin.

Oh ! que oui, madame, ce sera au logis ; il n’y a pas loin. (Il sort.)



Scène VIII

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE.
Madame Argante.

Je vous demandais à Lubin, ma fille.

Angélique.

Avez-vous à me parler, madame ?

Madame Argante.

Oui ; vous connaissez Ergaste, Angélique ; vous l’avez vu souvent à Paris : il vous demande en mariage.

Angélique.

Lui, ma mère ; Ergaste, cet homme si sombre, si sérieux ? Il n’est pas fait pour être un mari, ce me semble.

Madame Argante.

Il n’y a rien à redire à sa figure.

Angélique.

Pour sa figure, je la lui passe ; c’est à quoi je ne regarde guère.

Madame Argante.

Il est froid.

Angélique.

Dites glacé, taciturne, mélancolique, rêveur et triste.

Madame Argante.

Vous le verrez bientôt, il doit venir ici ; et, s’il ne vous accommode pas, vous ne l’épouserez pas malgré vous, ma chère enfant. Vous savez bien comme nous vivons ensemble.

Angélique.

Ah ! ma mère, je ne crains point de violence de votre part ; ce n’est pas là ce qui m’inquiète.

Madame Argante.

Es-tu bien persuadée que je t’aime ?

Angélique.

Il n’y a point de jour qui ne m’en donne des preuves.

Madame Argante.

Et toi, ma fille, m’aimes-tu autant ?

Angélique.

Je me flatte que vous n’en doutez pas, assurément.

Madame Argante.

Non ; mais pour m’en rendre encore plus sûre, il faut que tu m’accordes une grâce.

Angélique.

Une grâce, ma mère ! Voilà un mot qui ne me convient point. Ordonnez, et je vous obéirai.

Madame Argante.

Oh ! si tu le prends sur ce ton-là, tu ne m’aimes pas tant que je croyais. Je n’ai point d’ordre à vous donner, ma fille ; je suis votre amie, et vous êtes la mienne ; et si vous me traitez autrement, je n’ai plus rien à vous dire.

Angélique.

Allons, ma mère, je me rends ; vous me charmez, j’en pleure de tendresse. Voyons, quelle est cette grâce que vous me demandez ? Je vous l’accorde d’avance.

Madame Argante.

Viens donc que je t’embrasse. Te voici dans un âge raisonnable, mais où tu auras besoin de mes conseils et de mon expérience. Te rappelles-tu l’entretien que nous eûmes l’autre jour, et cette douceur que nous nous figurions toutes deux à vivre ensemble dans la plus intime confiance, sans avoir de secrets l’une pour l’autre ; t’en souviens-tu ? Nous fûmes interrompues ; et cette idée-là te réjouit beaucoup, exécutons-la ; parle-moi à cœur ouvert ; fais-moi ta confidente.

Angélique.

Vous, la confidente de votre fille ?

Madame Argante.

Oh ! votre fille, et qui te parle d’elle ? Ce n’est point ta mère qui veut être ta confidente ; c’est ton amie, encore une fois.

Angélique, riant.

D’accord ; mais mon amie redira tout à ma mère ; l’une est inséparable de l’autre.

Madame Argante.

Eh bien ! je les sépare, moi ; je t’en fais serment. Oui, mets-toi dans l’esprit que ce que tu me confieras sur ce pied-là, c’est comme si ta mère ne l’entendait pas. Eh ! mais cela se doit ; il y aurait même de la mauvaise foi à faire autrement.

Angélique.

Il est difficile d’espérer ce que vous dites là.

Madame Argante.

Ah ! que tu m’affliges ! Je ne mérite pas ta résistance.

Angélique.

Eh bien ! soit ; vous l’exigez de trop bonne grâce ; j’y consens, je dirai tout.

Madame Argante.

Si tu veux, ne m’appelle pas ta mère ; donne-moi un autre nom.

Angélique.

Oh ! ce n’est pas la peine, ce nom-là m’est cher. Quand je le changerais, il n’en serait ni plus ni moins, ce ne serait qu’une finesse inutile ; laissez-le-moi, il ne m’effraye plus.

Madame Argante.

Comme tu voudras, ma chère Angélique. Ah çà ! je suis donc ta confidente. N’as-tu rien à me confier dès à présent ?

Angélique.

Non, que je sache ; mais ce sera pour l’avenir.

Madame Argante.

Comment va ton cœur ? Personne ne l’a-t-il attaqué jusqu’ici ?

Angélique.

Pas encore.

Madame Argante.

Hum ! Tu ne te fies pas à moi ; j’ai peur que ce ne soit encore à ta mère que tu réponds.

Angélique.

C’est que vous commencez par une furieuse question.

Madame Argante.

La question convient à ton âge.

Angélique.

Ah !

Madame Argante.

Tu soupires ?

Angélique.

Il est vrai.

Madame Argante.

Que t’est-il arrivé ? Je t’offre de la consolation et des conseils. Parle.

Angélique.

Vous ne me le pardonnerez pas.

Madame Argante.

Tu rêves encore, avec tes pardons ; tu me prends pour ta mère.

Angélique.

Il est assez permis de s’y tromper ; mais c’est du moins pour la plus digne de l’être, pour la plus tendre et la plus chérie de sa fille qu’il y ait au monde.

Madame Argante.

Ces sentiments-là sont dignes de toi, et je les dirai ; mais il ne s’agit pas d’elle, elle est absente ; revenons. Qu’est-ce qui te chagrine ?

Angélique.

Vous m’avez demandé si on avait attaqué mon cœur ? Que trop, puisque j’aime !

Madame Argante, d’un air sérieux.

Vous aimez ?

Angélique, riant.

Eh bien ! ne voilà-t-il pas cette mère qui est absente ? C’est pourtant elle qui me répond ; mais rassurez-vous, car je badine.

Madame Argante.

Non, tu ne badines point ; tu me dis la vérité ; et il n’y a rien là qui me surprenne. De mon côté, je n’ai répondu sérieusement que parce que tu me parlais de même. Ainsi point d’inquiétude. Tu me confies donc que tu aimes.

Angélique.

Je suis presque tentée de m’en dédire.

Madame Argante.

Ah ! ma chère Angélique, tu ne me rends pas tendresse pour tendresse.

Angélique.

Vous m’excuserez ; c’est l’air que vous avez pris qui m’a alarmée ; mais je n’ai plus peur. Oui, j’aime ; c’est un penchant qui m’a surprise.

Madame Argante.

Tu n’es pas la première ; cela peut arriver à tout le monde. Et quel homme est-ce ? Est-il à Paris ?

Angélique.

Non, je ne le connais que d’ici.

Madame Argante, riant.

D’ici, ma chère ? Conte-moi donc cette histoire-là ; je la trouve plus plaisante que sérieuse. Ce ne peut être qu’une aventure de campagne, une rencontre ?

Angélique.

Justement.

Madame Argante.

Quelque jeune homme galant, qui t’a salué, et qui a su adroitement engager une conversation ?

Angélique.

C’est cela même.

Madame Argante.

Sa hardiesse m’étonne ; car tu es d’une figure qui devait lui en imposer. Ne trouves-tu pas qu’il a un peu manqué de respect ?

Angélique.

Non ; le hasard a tout fait, et c’est Lisette qui en est cause, quoique fort innocemment ; elle tenait un livre ; elle le laissa tomber ; il le ramassa, et on se parla ; cela est tout naturel.

Madame Argante, riant.

Va, ma chère enfant, tu es folle de t’imaginer que tu aimes cet homme-là. C’est Lisette qui te le fait accroire. Tu es si fort au-dessus de pareille chose ! tu en riras toi-même au premier jour.

Angélique.

Non, je n’en crois rien, je ne m’y attends pas, en vérité.

Madame Argante.

Bagatelle, te dis-je. C’est qu’il y a là dedans un air de roman qui te gagne.

Angélique.

Moi, je n’en lis jamais ; et puis notre aventure est toute des plus simples.

Madame Argante.

Tu verras, te dis-je ; tu es raisonnable, et c’est assez ; mais l’as-tu vu souvent ?

Angélique.

Dix ou douze fois.

Madame Argante.

Le verras-tu encore ?

Angélique.

Franchement, j’aurais bien de la peine à m’en empêcher.

Madame Argante.

Je t’offre, si tu le veux, de reprendre ma qualité de mère pour te le défendre.

Angélique.

Non vraiment ; ne reprenez rien, je vous prie. Ceci doit être un secret pour vous en cette qualité-là, et je compte que vous ne savez rien ; au moins, vous me l’avez promis.

Madame Argante.

Oh ! je tiendrai parole ; mais puisque cela est si sérieux, peu s’en faut que je ne verse des larmes sur le danger où je te vois de perdre l’estime qu’on a pour toi dans le monde.

Angélique.

Comment donc ? l’estime qu’on a pour moi ! Vous me faites trembler. Est-ce que vous me croyez capable de manquer de sagesse ?

Madame Argante.

Hélas ! ma fille, vois ce que tu as fait ; te serais-tu crue capable de tromper ta mère, de voir à son insu un jeune étourdi, de courir les risques de son indiscrétion et de sa vanité, de t’exposer à tout ce qu’il voudra dire, et de te livrer à l’indécence de tant d’entrevues secrètes, ménagées par une misérable suivante sans cœur, qui ne s’embarrasse guère des conséquences, pourvu qu’elle y trouve son intérêt, comme elle l’y trouve sans doute ? Qui t’aurait dit, il y a un mois, que tu t’égarerais jusque-là, l’aurais-tu cru ?

Angélique, tristement.

Je pourrais bien avoir tort ; voilà des réflexions que je n’ai jamais faites.

Madame Argante.

Eh ! ma chère enfant, qui est-ce qui te les ferait faire ? Ce n’est pas un domestique payé pour te trahir, non plus qu’un amant qui met tout son bonheur à te séduire. Tu ne consultes que tes ennemis ; ton cœur même est de leur parti. Tu n’as pour tout secours que ta vertu qui ne doit pas être contente, et qu’une véritable amie comme moi, dont tu te défies ; que ne risques-tu pas ?

Angélique.

Ah ! ma chère mère, ma chère amie, vous avez raison, vous m’ouvrez les yeux, vous me couvrez de confusion. Lisette m’a trahie, et je romps avec le jeune homme. Que je vous suis obligée de vos conseils !

Lubin, entrant, à Mme  Argante.

Madame, il viant d’arriver un homme qui demande à vous parler.

Madame Argante, à Angélique.

En qualité de simple confidente, je te laisse libre. Je te conseille pourtant de me suivre, car le jeune homme est peut-être ici.

Angélique.

Permettez-moi de rêver un instant, et ne vous embarrassez point ; s’il y est et qu’il ose paraître, je le congédierai, je vous assure.

Madame Argante.

Soit ; mais songe à ce que je t’ai dit. Elle sort.



Scène IX

ANGÉLIQUE, LUBIN.
Angélique.

Voilà qui est fait, je ne le verrai plus. (Lubin, sans s’arrêter, lui remet une lettre dans la main.) Arrêtez. De qui est-elle ?

Lubin, en s’en allant, de loin.

De ce cher poulet. C’est voute galant qui vous la mande.

Angélique, la rejetant.

Je n’ai point de galant, reportez-la.

Lubin.

Elle est faite pour rester.

Angélique.

Reprenez-la, encore une fois ; et retirez-vous.

Lubin.

Eh morgué ! queu fantaisie ! je vous dis qu’il faut qu’alle demeure, à celle fin que vous la lisiais, ça m’est enjoint, et à vous aussi. Il y a là dedans un entretien pour tantôt, à l’heure qui vous fera plaisir, et je sis enchargé d’apporter l’heure à Lisette, et non pas la lettre. Ramassez-la ; car je n’ose, de peur qu’en ne me voie ; et pis vous me crierez la réponse tout bas.

Angélique.

Ramasse-la toi-même, et va-t’en, je te l’ordonne.

Lubin.

Mais voyez ce rat qui lui prend ! Non, morgué ! je ne la ramasserai pas ; il ne sera pas dit que j’aie fait ma commission tout de travers.

Angélique, s’en allant.

Cet impertinent !

Lubin, la regarde s’en aller.

Faut qu’alle ait de l’avarsion pour l’écriture.