La Mère confidente/Acte III
ACTE III
Scène première
Personne ne nous voit-il ?
On ne peut pas nous voir, drès que nous ne voyons parsonne.
C’est qu’il me semble avoir aperçu là-bas M. Ergaste qui se promène.
Qui ? ce nouviau venu ? Il n’y a pas de danger avec li ; ça ne regarde rin ; ça dort en marchant.
N’importe, il faut l’éviter. Voyons ce que tu avais à me dire tantôt et que tu n’as pas eu le temps de m’achever. Est-ce quelque chose de conséquence ?
Jarni, si c’est de conséquence ! il s’agit tant seulement que cet amoureux veut détourner voute fille.
Qu’appelles-tu la détourner ?
La loger ailleurs, la changer de chambre : v’là c’en que c’est.
Qu’a-t-elle répondu ?
Il n’y a encore rien de décidé ; car voute fille a dit : « Comment, ventregué ! un enlèvement, monsieur, avec une mère qui m’aime tant ! — Bon ! belle amiquié ! » a dit Lisette. Voute fille a reparti que c’était une honte, qu’alle vous parlerait, vous émouverait, vous embrasserait les jambes ; et pis chacun a tiré de son côté, et moi du mian.
Je saurai y mettre ordre. Dorante va-t-il se rendre ici ?
Tatigué, s’il viendra ! Je li ons donné l’ordre de la part de noute damoiselle ; il ne peut pas manquer d’être obéissant, et la chaise de poste est au bout de l’allée.
La chaise !
Eh ! voirement oui ! avec une dame entre deux âges, qu’il a mêmement descendue dans l’hôtellerie du village.
Et pourquoi l’a-t-il amenée ?
Pour à celle fin qu’alle fasse compagnie à noute damoiselle si alle veut faire un tour dans la chaise ; et pis de là, aller souper en ville, à ce qui m’est avis, selon queuques paroles que j’avons attrapées et qu’ils disiont tout bas.
Voilà de furieux desseins ! Adieu, je m’éloigne ; et surtout ne dis point à Lisette que je suis ici.
Je vas donc courir après elle ; mais faut que chacun soit content. Je sis leur commissionnaire itou à ces enfants. Quand vous arriverez, leur dirai-je que vous venez ?
Tu ne leur diras pas que c’est moi, à cause de Dorante qui ne m’attendrait pas ; mais seulement que c’est quelqu’un qui approche. (À part.) Je ne veux pas le mettre entièrement au fait.
Je vous entends ; rien que queuqu’un, sans nommer parsonne. Je ferai voute affaire, noute maîtresse ; enfilez le taillis, stanpendant que je reste pour la manigance.
Scène II
Morgué ! je gaigne bien ma vie avec l’amour de c’te jeunesse. Bon ! à l’autre. Qu’est-ce qu’il viant rôder ici, cti-là ?
Interrogeons ce paysan ; il est de la maison.
La, la, la.
Bonjour, l’ami.
Serviteur. La, la.
Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?
Il n’y a que l’horloge qui en sait le compte ; moi, je n’y regarde pas.
Il est brusque.
Les gens de Paris passont-ils leur chemin queuquefois ? Restez-vous là, monsieur ?
Peut-être.
Oh ! que nanni ! la civilité ne vous le parmet pas.
Et d’où vient ?
C’est que vous me portez de l’incommodité. J’ons besoin de ce chemin-ci pour une confarence en cachette.
Je te laisserai libre ; je n’aime à gêner personne ; mais dis-moi, connais-tu un nommé M. Dorante ?
Dorante ? Oui-da.
Il vient quelquefois ici, je pense, et connaît Mlle Angélique ?
Pourquoi non ? Je la connais bian, moi.
N’est-ce pas lui que tu attends ?
C’est à moi à savoir ça tout seul. Si je vous disais oui, nous le saurions tous deux.
C’est que j’ai vu de loin un homme qui lui ressemblait.
Eh bien ! cette ressemblance, ne faut pas que vous l’aperceviez de près, si vous êtes honnête.
Sans doute, mais j’ai compris d’abord qu’il était amoureux d’Angélique, et je ne me suis approché de toi que pour en être mieux instruit.
Mieux ! Eh ! par la sambille, allez donc oublier ce que vous savez déjà. Comment instruire un homme qui est aussi savant que moi ?
Je ne te demande plus rien.
Voyez qu’il a de peine ! Gageons que vous savez itou qu’alle est amoureuse de li ?
Non ; mais je l’apprends.
Oui, parce que vous le saviez ; mais transportez-vous plus loin, faites-li place, et gardez le secret, monsieur ; ça est de conséquence.
Volontiers, je te laisse. (Il sort.)
Queu sorcier d’homme ! Dame, s’il n’ignore de rin, ce n’est pas ma faute.
Scène III
Bon, vous êtes homme de parole. Mais dites-moi, avez-vous souvenance de connaître un certain M. Ergaste, qui a l’air d’être gelé, et qu’on dirait qu’il ne va ni ne grouille, quand il marche ?
Un homme sérieux ?
Oh ! si sérieux que j’en sis tout triste.
Vraiment oui ! je le connais, s’il s’appelle Ergaste. Est-ce qu’il est ici ?
Il y était tout présentement ; mais je li avons finement persuadé d’aller être ailleurs.
Explique-toi, Lubin. Que fait-il ici ?
Oh ! jarniguienne, ne m’amusez pas, je n’ons pas le temps de vous acouter dire ; je sis pressé d’aller avartir Angélique ; ne démarrez pas.
Mais, dis-moi auparavant…
Tantôt je ferai le récit de ça. Pargué ! allez ; j’ons bian le temps de lantarner de la manière.
Scène IV
Ergaste ! dit-il ; connaît-il Angélique dans ce pays-ci ?
C’est Dorante lui-même.
Le voici. Me trompé-je, est-ce vous, monsieur ?
Oui, mon neveu.
Par quelle aventure vous trouvé-je dans ce pays-ci ?
J’y ai quelques amis que j’y suis venu voir ; mais qu’y venez-vous faire vous-même ? Vous m’avez tout l’air d’y être en bonne fortune ; je viens de vous y voir parler à un domestique qui vous apporte quelque réponse, ou qui vous y ménage quelque entrevue.
Je ferais scrupule de vous rien déguiser. Il y est question d’amour, monsieur, j’en conviens.
Je m’en doutais. On parle ici d’une très aimable fille, qui s’appelle Angélique. Est-ce à elle que s’adressent vos vœux ?
C’est à elle-même.
Vous avez donc accès chez la mère ?
Point du tout, je ne la connais pas ; et c’est par hasard que j’ai vu sa fille.
Cet engagement-là ne vous réussira pas, Dorante ; vous y perdez votre temps ; car Angélique est extrêmement riche : on ne la donnera pas à un homme sans bien.
Aussi la quitterais-je, s’il n’y avait que son bien qui m’arrêtât ; mais je l’aime et j’ai le bonheur d’en être aimé.
Vous l’a-t-elle dit positivement ?
Oui, je suis sûr de son cœur.
C’est beaucoup ; mais il vous reste encore un autre inconvénient ; c’est qu’on dit que sa mère a pour elle actuellement un riche parti en vue.
Je ne le sais que trop, Angélique m’en a instruit.
Et dans quelle disposition est-elle là-dessus ?
Elle est au désespoir ! Et dit-on quel homme est ce rival ?
Je le connais ; c’est un honnête homme.
Il faut du moins qu’il soit bien peu délicat s’il épouse une fille qui ne pourra le souffrir ; et puisque vous le connaissez, monsieur, ce serait en vérité lui rendre service, aussi bien qu’à moi, que de lui apprendre combien on le hait d’avance.
Mais on prétend qu’il s’en doute un peu.
Il s’en doute et ne se retire pas ! Ce n’est pas là un homme estimable.
Vous ne savez pas encore le parti qu’il prendra.
Si Angélique veut m’en croire, je ne le craindrai plus ; mais, quoi qu’il arrive, il ne peut l’épouser qu’en m’ôtant la vie.
Du caractère dont je le connais, je ne crois pas qu’il voulût vous ôter la vôtre, ni que vous fussiez d’humeur à attaquer la sienne ; et si vous lui disiez poliment vos raisons, je suis persuadé qu’il y aurait égard. Voulez-vous le voir ?
C’est risquer beaucoup. Peut-être avez-vous meilleure opinion de lui qu’il ne le mérite. S’il allait me trahir ? Et d’ailleurs, où le trouver ?
Oh ! rien de plus aisé ; car le voilà tout porté pour vous entendre.
Quoi ! c’est vous, monsieur ?
Vous l’avez dit, mon neveu.
Je suis confus de ce qui m’est échappé ; et vous avez raison, votre vie est bien en sûreté.
La vôtre ne court pas plus de hasard, comme vous voyez.
Elle est plus à vous qu’à moi ; je vous dois tout, et je ne dispute plus Angélique.
L’attendez-vous ici ?
Oui, monsieur ; elle doit y venir ; mais je ne la verrai que pour lui apprendre l’impossibilité où je suis de la revoir davantage.
Point du tout, allez votre chemin. Ma façon d’aimer est plus tranquille que la vôtre ; j’en suis plus le maître, et je me sens touché de ce que vous me dites.
Quoi ! vous me laissez la liberté de poursuivre ?
Liberté tout entière. Continuez, vous dis-je ; faites comme si vous ne m’aviez pas vu, et ne dites ici à personne qui je suis ; je vous le défends bien. Voici Angélique ; elle ne m’aperçoit pas encore ; je vais lui dire un mot en passant, ne vous alarmez point.
Scène V
Ce n’est pas la peine de vous retirer, madame ; je suis instruit, je sais que monsieur vous aime, qu’il n’est qu’un cadet. Lubin m’a tout dit, et mon parti est pris. Adieu, madame.
Scène VI
Voilà notre secret découvert. Cet homme-là, pour se venger, va tout dire à votre mère.
Et malheureusement il a du crédit sur son esprit.
Il y a apparence que nous nous voyons ici pour la dernière fois, Angélique.
Je n’en sais rien. Pourquoi Ergaste se trouve-t-il ici ? (À part.) Ma mère aurait-elle quelque dessein ?
Tout est désespéré ; le temps nous presse. Je finis par un mot : m’aimez-vous ? m’estimez-vous ?
Si je vous aime ! Vous dites que le temps presse, et vous faites des questions inutiles !
Achevez de m’en convaincre. J’ai une chaise au bout de la grande allée : la dame dont je vous ai parlé, et dont la maison est à un quart de lieue d’ici, nous attend dans le village. Hâtons-nous de l’aller trouver et vous rendre chez elle.
Dorante, ne songez plus à cela ; je vous le défends.
Vous voulez donc me dire un éternel adieu ?
Encore une fois je vous le défends. Mettez-vous dans l’esprit que, si vous aviez le malheur de me persuader, je serais inconsolable ; je dis le malheur, car n’en serait-ce pas un pour vous de me voir dans cet état ? Je crois qu’oui. Ainsi, qu’il n’en soit plus question ; ne nous effrayons point, nous avons une ressource.
Et quelle est-elle ?
Savez-vous à quoi je me suis engagée ? À vous montrer à une dame de mes parentes.
De vos parentes ?
Oui, je suis sa nièce ; et elle va venir ici.
Et vous lui avez confié notre amour ?
Oui.
Et jusqu’où l’avez-vous instruite ?
Je lui ai tout conté pour avoir son avis.
Quoi ! la fuite même que je vous ai proposée ?
Quand on ouvre son cœur aux gens, leur cache-t-on quelque chose ? Tout ce que j’ai mal fait, c’est que je ne lui ai pas paru effrayée de votre proposition autant qu’il le fallait ; voilà ce qui m’inquiète.
Et vous appelez cela une ressource ?
Pas trop, cela est équivoque ; je ne sais plus que penser.
Et vous hésitez encore de me suivre ?
Non seulement j’hésite, mais je ne le veux point.
Non, je n’écoute plus rien. Venez, Angélique, au nom de notre amour ; venez, ne nous quittons plus, sauvez-moi ce que j’aime, conservez-vous un homme qui vous adore.
De grâce, laissez-moi, Dorante ; épargnez-moi cette démarche, c’est abuser de ma tendresse : en vérité, respectez ce que je vous dis.
Vous nous avez trahis ; il ne nous reste qu’un moment à nous voir, et ce moment décide de tout.
Dorante, je ne saurais m’y résoudre.
Il faut donc vous quitter pour jamais.
Quelle persécution ! Je n’ai point Lisette, et je suis sans conseil.
Ah ! vous ne m’aimez point.
Pouvez-vous le dire ?
Scène VII
Prenez garde ; reboutez le propos à une autre fois ; voici queuqu’un.
Et qui ?
Queuqu’un qui est fait comme une mère.
Votre mère ! Adieu, Angélique, je l’avais prévu ; il n’y a plus d’espérance.
Non, je crois qu’il se trompe, c’est ma parente. Il ne m’écoute point ; que ferai-je ? Je ne sais où j’en suis.
Scène VIII
Ah ! ma mère.
Qu’as-tu donc, ma fille ? d’où vient que tu es si troublée ?
Ne me quittez point, secourez-moi ; je ne me reconnais plus.
Te secourir ? Et contre qui, ma chère fille ?
Hélas ! contre moi, contre Dorante et contre vous, qui nous séparerez peut-être. Lubin est venu dire que c’était vous. Dorante s’est sauvé, il se meurt ; et je vous conjure qu’on le rappelle, puisque vous voulez lui parler.
Sa franchise me pénètre. (Haut.) Oui, je te l’ai promis, et j’y consens ; qu’on le rappelle. Je veux devant toi le forcer lui-même à convenir de l’indignité qu’il te proposait. (Elle appelle Lubin.) Lubin, cherche Dorante, et dis-lui que je l’attends ici avec ma nièce.
Voute nièce ! Est-ce que vous êtes itou la tante de voute fille ? (Il sort.)
Va, ne t’embarrasse point. Mais j’aperçois Lisette ; c’est un inconvénient ; renvoie-la comme tu pourras, avant que Dorante arrive. Elle ne me reconnaîtra pas sous cet habit, et je me cache avec ma coiffe.
Scène IX
Apparemment que Dorante attend plus loin. (À Madame Argante.) Que je ne vous sois point suspecte, madame ; je suis du secret, et vous allez tirer ma maîtresse d’une dépendance bien dure et bien gênante ; sa mère aurait infailliblement forcé son inclination. (À Angélique.) Pour vous, madame, ne vous faites pas un monstre de votre fuite. Que peut-on vous reprocher, dès que vous fuyez avec Madame ?
Retirez-vous.
Oh !
C’était le plus court pour nous en défaire.
Voici Dorante, je frissonne. Ah ! ma mère, songez que je me suis ôté tous les moyens de vous déplaire ; et que cette pensée vous attendrisse un peu pour nous.
Scène X
Approchez, Dorante. Madame n’a que de bonnes intentions ; je vous ai dit que j’étais sa nièce.
Je vous croyais avec madame votre mère.
C’est Lubin qui s’est mal expliqué d’abord.
Mais ne viendra-t-elle pas ?
Lubin y prendra garde. Retire-toi, et nous avertis si Mme Argante arrive.
Mme Argante ? allez, allez, n’appréhendez rin pus, je la défie de vous surprendre. Alle pourra arriver, si le diable s’en mêle. (Il sort en riant.)
Scène XI
Eh bien ! monsieur, ma nièce m’a tout conté, rassurez-vous ; il me paraît que vous êtes inquiet.
J’avoue, madame, que votre présence m’a d’abord un peu troublé.
Comment le trouvez-vous, ma mère ?
Doucement. (Haut.) Je ne viens ici que pour écouter vos raisons sur l’enlèvement dont vous parlez à ma nièce.
Un enlèvement est effrayant, madame ; mais le désespoir de perdre ce qu’on aime rend bien des choses pardonnables.
Il n’a pas trop insisté, je suis obligée de le dire.
Il est certain qu’on ne consentira pas à nous unir. Ma naissance est égale à celle d’Angélique, mais la différence de nos fortunes ne me laisse rien à espérer de sa mère.
Prenez garde, monsieur ; votre désespoir de la perdre pourrait être suspect d’intérêt ; et quand vous dites que non, faut-il vous en croire sur votre parole ?
Ah ! madame, qu’on retienne tout son bien, qu’on me mette hors d’état de l’avoir jamais. Le ciel me punisse si j’y songe !
Il m’a toujours parlé de même.
Ne nous interrompez point, ma nièce. (À Dorante.) L’amour seul vous fait agir, soit ; mais vous êtes, m’a-t-on dit, un honnête homme, et un honnête homme aime autrement qu’un autre. Le plus violent amour ne lui conseille jamais rien qui puisse tourner à la honte de sa maîtresse. Vous voyez ; reconnaissez-vous ce que je dis là, vous qui voulez engager Angélique à une démarche aussi déshonorante ?
Ceci commence mal.
Pouvez-vous être content de votre cœur ? Et supposons qu’elle vous aime, le méritez-vous ? Je ne viens point ici pour me fâcher, et vous avez la liberté de me répondre ; mais n’est-elle pas bien à plaindre d’aimer un homme aussi peu jaloux de sa gloire, aussi peu touché des intérêts de sa vertu, qui ne se sert de sa tendresse que pour égarer sa raison, que pour lui fermer les yeux sur tout ce qu’elle se doit à elle-même, que pour l’étourdir sur l’affront irréparable qu’elle va se faire ? Appelez-vous cela de l’amour ; et la puniriez-vous plus cruellement du sien, si vous étiez son ennemi mortel ?
Madame, permettez-moi de vous le dire, je ne vois rien dans mon cœur qui ressemble à ce que je viens d’entendre. Un amour infini, un respect qui m’est peut-être encore plus cher et plus précieux que cet amour même, voilà tout ce que je sens pour Angélique. Je suis d’ailleurs incapable de manquer d’honneur ; mais il y a des réflexions austères qu’on n’est point en état de faire quand on aime. Un enlèvement n’est pas un crime, c’est une irrégularité que le mariage efface. Nous nous serions donné notre foi mutuelle, et Angélique, en me suivant, n’aurait fui qu’avec son époux.
Elle ne se payera pas de ces raisons-là.
Son époux, monsieur ! suffit-il d’en prendre le nom pour l’être ? Et de quel poids, s’il vous plaît, serait cette foi mutuelle dont vous parlez ? Vous vous croiriez donc mariés, parce que, dans l’étourderie d’un transport amoureux, il vous aurait plu de vous dire : « Nous le sommes » ? Les passions seraient bien à leur aise, si leur emportement rendait tout légitime.
Juste ciel !
Songez-vous que de pareils engagements déshonorent une fille ; que sa réputation en demeure ternie, qu’elle en perd l’estime publique, que son époux peut réfléchir un jour qu’elle a manqué de vertu ; que la faiblesse honteuse où elle est tombée doit la flétrir à ses yeux mêmes, et la lui rendre méprisable ?
Ah ! Dorante, que vous étiez coupable ! Madame, je me livre à vous, à vos conseils ; conduisez-moi ; ordonnez ; que faut-il que je devienne ? Vous êtes la maîtresse ; je fais moins cas de la vie que des lumières que vous venez de me donner. Et vous, Dorante, tout ce que je puis à présent pour vous, c’est de vous pardonner une proposition qui doit vous paraître affreuse.
N’en doutez pas, chère Angélique ; oui, je me rends, je la désavoue ; ce n’est pas la crainte de voir diminuer mon estime pour vous qui me frappe, je suis sûr que cela n’est pas possible ; c’est l’horreur de penser que les autres ne vous estimeraient plus, qui m’effraye. Oui, je le comprends, le danger est sûr. Madame vient de m’éclairer à mon tour, je vous perdrais ; et qu’est-ce que c’est que mon amour et ses intérêts, auprès d’un malheur aussi terrible ?
Et d’un malheur qui aurait entraîné la mort d’Angélique, parce que sa mère n’aurait pu le supporter.
Hélas ! jugez combien je dois l’aimer, cette mère ! Rien ne nous a gênés dans nos entrevues. Eh bien ! Dorante, apprenez qu’elle les savait toutes, que je l’ai instruite de votre amour, du mien, de vos desseins, de mes irrésolutions.
Qu’entends-je ?
Oui, je l’avais instruite. Ses bontés, ses tendresses m’y avaient obligée ; elle a été ma confidente, mon amie ; elle n’a jamais gardé que le droit de me conseiller ; elle ne s’est reposée de ma conduite que sur ma tendresse pour elle, et m’a laissée la maîtresse de tout. Il n’a tenu qu’à moi de vous suivre, d’être une ingrate envers elle, de l’affliger impunément, parce qu’elle avait promis que je serais libre.
Quel respectable portrait me faites-vous d’elle ! Tout amant que je suis, vous me mettez dans ses intérêts même ; je me range de son parti, et me regarderais comme le plus indigne des hommes, si j’avais pu détruire une aussi belle, aussi vertueuse union que la vôtre.
Ah ! ma mère, lui dirai-je qui vous êtes ?
Oui, belle Angélique, vous avez raison. Abandonnez-vous toujours à ces mêmes bontés qui m’étonnent, et que j’admire. Continuez de les mériter, je vous y exhorte. Que mon amour y perde ou non, vous le devez. Je serais au désespoir, si je l’avais emporté sur elle.
Ma fille, je vous permets d’aimer Dorante.
Vous, madame, la mère d’Angélique !
C’est elle-même. En connaissez-vous qui lui ressemble ?
Je suis si pénétré de respect…
Arrêtez ; voici M. Ergaste.
Scène XII
Madame, quelques affaires pressantes me rappellent à Paris. Mon mariage avec Angélique était comme arrêté ; mais j’ai fait quelques réflexions ; je craindrais qu’elle ne m’épousât par pure obéissance, et je vous remets votre parole. Ce n’est pas tout ; j’ai un époux à vous proposer pour Angélique, un jeune homme riche et estimé. Elle peut avoir le cœur prévenu ; mais n’importe.
Je vous suis obligée, monsieur ; ma mère n’est pas pressée de me marier.
Mon parti est pris, monsieur, j’accorde ma fille à Dorante que vous voyez. Il n’est pas riche ; mais il vient de me montrer un caractère qui me charme, et qui fera le bonheur d’Angélique. Dorante, je ne veux que le temps de savoir qui vous êtes.
Je vais vous le dire, madame ; c’est mon neveu, le jeune homme dont je vous parle, et à qui j’assure tout mon bien.
Votre neveu !
Ah ! que nous avons d’excuses à lui faire !
Eh ! monsieur, comment payer vos bienfaits ?
Point de remerciements. Ne vous avais-je pas promis qu’Angélique n’épouserait pas un homme sans bien ? Je n’ai plus qu’une chose à dire ; j’intercède pour Lisette, et je demande sa grâce.
Je lui pardonne. Que nos jeunes gens la récompensent ; mais qu’ils s’en défassent.
Et moi, pour bian faire, faut qu’en me récompense, et qu’en me garde.
Je t’accorde les deux.