La Mère (Pascoli)
LA MÈRE
Dans quel affreux breuvage d’ivresse hallucinante,
et d’oubli noir, Glaucus a donc plongé son âme
pour avoir pu frapper l’humble et tendre visage
de sa mère en sanglots ?… Car elle ne pourra
malgré tous ses efforts survivre à la douleur
terrible dont la main de son fils a blessé
mortellement son cœur !…
Et voilà que ce cœur meurtri de tant de coups
se déchire si violemment qu’elle dut en mourir !
Mais aussitôt le bon démon survint
et d’un geste plus vif que l’amour d’une mère
prit son âme suave, la souleva très haut
et l’emporta au loin.
Puis deux, trois fois il la baigna dans le Léthé
en lui disant : « Efforce-toi, chère âme, d’oublier !
Oublie ! Oublie : car tu as trop souffert ! »
Le bon démon déposa enfin la tendre mère
sur le sommet du monde à la cime idéale,
où tout ce qu’il y a de lumière divine
et de beauté immarcescible,
tout ce que l’infini peut contenir de Dieu,
plane éternellement.
Le bon démon déposa enfin la tendre mère
dans les prairies Élyséennes
d’où les âmes jamais ne reviennent à nous
pour souffrir de nouveau la vie désespérante,
Et cependant aux profondeurs sinistres de la terre,
son fils se précipita lugubrement
croulant d’abîmes en abîmes souterrains,
aussi loin, aussi bas, au-dessous de sa tombe,
que les astres étaient hauts au-dessus de sa tombe.
Et là parmi l’ombre fumeuse, il fut soudain
violemment entraîné par la masse éternelle
et colossale d’eaux qu’un ressac ténébreux
ballotte immensément suspendu sur l’abîme,
Car tandis que le globe de notre terre oscille,
là-bas, aux profondeurs, les vastes eaux se gonflent
en frappant les parois dont les métaux résonnent
avec un monotone et lugubre fracas.
Or l’âme de Glaucus était la proie tragique
de cette eau rugissante qui parfois le lançait
contre les rocs gluants et parfois le buvait
gloutonnement avec la succion d’un grand remous.
Et pas un seul rayon dans cet abîme inscrutable,
et toujours la terrible contorsion liquide
sans idée et sans but ! Et le temps était vide
de toute sa signification.
Alors un reflux noir se dégorgea
par le travers d’une crevasse, en sanglotant,
et vomit le corps las et meurtri de Glaucus
sous les voûtes sonores d’une grotte profonde.
Et le voilà flottant dans le flic-flac noirâtre
d’un fleuve qui courait dans l’ombre souterraine
avec de violentes rapacités de fauves.
Et ce n’était partout, au loin, qu’un fabuleux
ruissellement de pleurs ! Ô larmes inconnues !
Larmes qui suivent le dernier spasme de la mort !
Oh ! que vous êtes sans espoir, pauvres larmes
inconnues, qu’un lombric gluant lèche à loisir !…
L’immense fleuve aveugle de la douleur ensevelie
porta Glaucus près du marais d’Acherusia,
où, parmi l’eau pourrie de la rive sinistre,
vivent les ombres mornes que la mort apprivoise
et qui viendront revivre encore une autre vie
quand le destin les rappellera sur la terre.
Et Glaucus entrevit ces âmes lamentables,
qui attendent debout parmi la boue durcie
de cette sombre plage, où le flot l’aplatit.
Glaucus leva très haut sa voix pour mieux crier
en appelant sa mère ; « Toi que j’ai offensée !
Ô mère que ma main a frappé durement !
toi que j’ai fait pleurer… Mais je viens, attends-moi !
Je viens sur le grand fleuve éternel de mes larmes !
Je viens à toi maman, ô ma petite mère !
Toi que j’ai fait mourir ! Et voilà que je suis
bien mort pour toi, ma mère, plus mort que tous les morts
de la terre ! Mot qui suis né de toi ! Oh ! oui.
C’est moi qui t’ai frappée ! Mais tu ne peux savoir
avec combien de force et de rage infernale
cette eau maudite lance mon corps contre les roches
pour le broyer là-bas ! Cette eau qui me fouette
en me chassant aux profondeurs de cet abîme !
Et combien il fait noir ! Et quels cris déchirants !
Ah ! pourquoi suis-je né ? Mieux valait ne pas naître.
Pitié… maman ! Pitié ! Pardonne-moi !
Si tu permets que je remonte ! Et il suffit
que tu le veuilles pour que je monte !…
Oh ! oui je serai bon ! et si tendre et si doux
aujourd’hui ! pour toujours ! Je ne veux plus te battre.
Maman !… Maman !… regarde. Déjà l’onde m’entraîne.
Oh ! pardonne-moi donc, ô ma petite mire !
Fais donc vite maman ! Car je vais retourner
là-bas. Fais vite !… Mais tu étais meilleure
autrefois, envers moi !
Maman !… Maman !… Ô mère, la mort t’a bien changée ! »
C’est ainsi qu’il priait le misérable enfant.
Soudain voici qu’une vague puissante
l’arrache à la gluante vase de la rive,
veut le garder pour soi, et le voilà flottant
sur le fleuve éternel des larmes.
Puis, tout en sanglotant, le fleuve revomit
Glaucus dans un profond abîme d’amertume,
où le remous tournant le but gloutonnement.
Et l’âme de l’impie allait roulant ainsi,
parmi le grondement funéraire des eaux,
tour à tour absorbé par d’âpres succions,
dans le grand noir, de ci, de là, à jamais ballottée.
Mais cependant la mère auguste était assise
au sommet de la terre sur la cime idéale,
où tout ce qu’il y a de clarté sidérale
et de Beauté immarcescible,
tout ce que l’infini peut contenir de Dieu,
plane éternellement.
Et doucement assise avec sérénité,
elle inclinait la tête, en appuyant sa joue
offensée, dans le creux de sa main tremblotante,
en se laissant bercer très haut par cet immense
océan d’éther bleu, dans l’oscillation
du monde qui frissonne imperceptiblement
sur son axe, avec une mollesse veloutée.
Et la mère soudain, détacha son visage
du creux paisible de sa main, pour regarder
aux aguets tout autour, en tendant les oreilles.
Mais aussitôt le bon démon accourut pour lui dire :
« Viens donc, chère âme, viens boire aux flots du Léthé.
Tu n’as pas assez bu ! » Et la mère inclina
son visage pour boire l’onde pleine d’oubli.
Tandis qu’elle buvait ses yeux laissaient couler
des larmes qui tombaient dans le fleuve nocturne.
Et néanmoins le bon démon pressa
suavement sa nuque, avec délicatesse,
en lui disant : « Encore ! encore, chère âme !
Tu n’as pas assez bu ! » Et la mère obéit.
Tout en buvant ses yeux pleuraient à flots pressés.
Oh ! ciel ! mais c’est en vain ! car elle ne buvait
que l’oubli de l’offense,
si bien qu’en se levant, les yeux voilés de larmes,
elle dit : « Oh ! Je sens que mon pauvre enfant pleure.
Ô bon démon, emporte-moi donc près de lui ! »
Et le démon ne put s’y opposer,
car le cœur d’une mère est plus puissant qu’un Dieu.
Il descendit en conduisant la femme qui pleurait
et l’emporta jusqu’au marais d’Acherusia.
Longtemps, longtemps la pauvre mère erra
parmi l’informe amas de ces algues fangeuses,
courant parmi la boue et se précipitant
à toutes les crevasses qui vomissaient des larmes,
chaque fois que son âme angoissée entendait
le glouglou mugissant des marées souterraines,
avec le déchirant sanglot des morts, qui monte
du fond des fleuves noirs et des grands fleuves rouges.
Enfin là-bas, le flot dégorgea d’un hoquet,
Glaucus, au fond d’un antre, le roula sur le fleuve
des larmes inconnues versées après la mort,
puis vint le déposer sur le bord du marais.
Alors Glaucus cria pour appeler sa mère :
« Maman, tu étais douce ! Et la mort t’a changée !
C’est moi, c’est moi, maman, moi qui te fis pleurer,
ô ma petite mère, et c’est moi, ton enfant,
moi qui t’ai fait mourir ! »
Mais elle avait déjà avant lui, plus que lui,
crié là-bas du fond des boues, sur le fracas des flots.
« Ô créature bien-aimée, je n’ai pas fait exprès
de mourir tout à coup, ainsi sans te le dire ;
je n’ai pas fait exprès, mon enfant,
de ne pas t’avoir dit que ce n’était rien,
que c’était là un jeu, tout simplement, pour rire,
Oh ! monte ! Viens ici ; pardonne-moi. »
Et Glaucus remonta. Puis la mère et l’enfant
quittèrent le marais pour venir sur la terre,
l’une encore pour souffrir, et l’autre pour pouvoir
lui redonner encore de la souffrance.