La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 363-369).
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XXVI


En sortant du tribunal, la mère fut tout étonnée de voir que la nuit était déjà tombée sur la ville ; dans les rues, les réverbères étaient allumés ; les étoiles scintillaient au ciel. Aux alentours du palais de justice, les gens se rassemblaient en petits groupes ; dans l’air glacé, la neige grinçait sous les pas ; des voix jeunes s’interrompaient mutuellement. Un homme coiffé d’un capuchon gris s’approcha de Sizov et demanda d’une voix rapide :

― Quelle sentence ?

― La déportation.

― Pour tous ?

― Pour tous…

L’homme s’éloigna.

― Tu vois ! dit Sizov à la mère, ça les intéresse…

Soudain, ils furent entourés par une dizaine de jeunes gens et de jeunes filles ; les exclamations se mirent à pleuvoir, attirant d’autres personnes dans le groupe. Sizov et la mère s’arrêtèrent. On voulait connaître le verdict, savoir comment les prévenus s’étaient comportés, qui avait prononcé un discours et sur quel sujet ; dans toutes ces questions tintait la même note de curiosité avide et sincère.

― C’est la mère de Pavel Vlassov ! cria quelqu’un.

Brusquement, tous se turent.

― Permettez-moi de vous serrer la main !

Une main ferme s’empara avec vigueur de celle de Pélaguée. La voix continua, tremblante d’émotion :

― Votre fils sera un exemple de courage pour nous tous !

― Vive l’ouvrier russe ! cria une voix vibrante.

― Vive la révolution !

― À bas l’autocratie !

Les exclamations se multipliaient, toujours plus violentes ; elles éclataient, se croisaient ; les gens accouraient de toutes parts et se pressaient autour de Sizov et de Pélaguée. Les coups de sifflet des agents de police fendirent l’air, mais sans parvenir à dominer la rumeur. Le vieillard riait. Quant à la mère, il lui semblait que tout cela était un beau rêve. Elle souriait, serrait des mains, saluait ; des larmes de bonheur lui serraient la gorge ; ses jambes fléchissaient de fatigue ; mais son cœur, plein d’une joie triomphante, reflétait les impressions comme le clair miroir d’un lac.

Tout près d’elle, une voix nette s’écria d’un ton énervé :

― Camarades ! amis ! Le monstre qui dévore le peuple russe a de nouveau satisfait aujourd’hui ses appétits…

― Allons-nous-en, mère ! dit Sizov.

Au même instant, Sachenka surgit. Elle prit la mère par le bras et l’entraîna sur l’autre trottoir en disant :

― Venez… peut-être la police va-t-elle se jeter sur la foule pour nous battre… Ou bien, il y aura des arrestations. Eh bien ? C’est la déportation ? En Sibérie ?

― Oui, oui !…

― Et lui, qu’a-t-il fait ? Il a parlé ? Je le sais déjà, d’ailleurs. Il est plus fort et plus simple que tous les autres… et plus sévère aussi, c’est vrai. Il est tendre et sensible, mais il se gêne de manifester ses sentiments… Il est ferme, et droit comme la vérité elle-même… Il est grand, et en lui, il y a tout… tout ! Mais dans bien des cas, il se comprime lui-même… de peur de n’être pas tout à la cause du peuple… je le sais bien !…

Ces paroles d’amour s’exhalant en un chuchotement passionné calmèrent Pélaguée et ranimèrent ses forces défaillantes.

― Quand irez-vous le rejoindre ? demanda-t-elle à la jeune fille, d’une voix basse et affectueuse en l’attirant à elle. Sachenka répondit, le regard fixé devant elle avec assurance :

― Aussitôt que j’aurai trouvé quelqu’un qui se charge de mon ouvrage ! Car mon tour viendra bientôt de passer en jugement… On m’enverra aussi en Sibérie… Je dirai alors que je désire être exilée au même endroit que lui…

Derrière les deux femmes résonna la voix de Sizov.

― Vous le saluerez de ma part !… Je m’appelle Sizov… Il me connaît… je suis l’oncle de Fédia Mazine…

Sachenka s’arrêta, se tourna et lui tendit la main.

― Je connais Fédia. Mon nom est Sachenka.

― Et votre nom de famille ?

Elle lui jeta un coup d’œil et répondit :

― Je n’ai pas de famille, je n’ai plus de père.

― Il est mort ?

― Non, il est vivant ! déclara-t-elle avec excitation. (Et quelque chose d’obstiné, d’opiniâtre, résonna dans sa voix et apparut sur ses traits.) C’est un propriétaire foncier, il est chef de district ; maintenant, il vole les paysans… et les bat !

― Ah ! dit Sizov d’un ton traînant ; et après un silence, il reprit, en examinant la jeune fille du coin de l’œil :

― Eh bien, adieu, mère ! Je vais par ici… viens donc prendre le thé et bavarder… quand tu voudras… Au revoir mademoiselle… vous êtes bien dure pour votre père… Bien entendu, c’est votre affaire…

― Si votre fils était un homme de rien, nuisible aux autres, le diriez-vous ? s’écria Sachenka avec passion.

― Oui, je le dirais, répondit le vieillard, après un instant d’hésitation.

― Par conséquent la vérité vous serait plus chère que votre fils ; et pour moi, elle m’est plus chère que mon père…

Sizov hocha la tête, puis dit avec un soupir :

― Ah ! vous êtes rusée ? si vous avez ainsi réponse à tout, les vieux seront bientôt vaincus… vous savez attaquer… Au revoir, je vous souhaite tout le bien possible… Mais soyez un peu plus tendre pour les gens, hein ! Que Dieu soit avec vous ! Adieu, Pélaguée ! Si tu vois Pavel, dis-lui que j’ai entendu son discours… je n’ai pas tout compris… il m’a même fait peur par moments, mais ce qu’il a dit est vrai !

Il souleva sa casquette et disparut sans se hâter au coin de la rue.

― Ce doit être un brave homme ! observa Sachenka, en le suivant d’un regard souriant.

Il sembla à la mère que le visage de la jeune fille avait une expression plus douce et meilleure que de coutume…

Arrivées à la maison, elles s’assirent sur le canapé, serrées l’une contre l’autre ; la mère parla de nouveau du projet de Sachenka. Ses sourcils épais levés, d’un air pensif, la jeune fille regardait au loin de ses grands yeux rêveurs ; une méditation paisible se lisait sur son visage pâle.

― Plus tard, quand vous aurez des enfants, je viendrai aussi, pour les soigner. Et nous ne vivrons pas plus mal là-bas qu’ici… Pavel trouvera de l’ouvrage, il est très habile.

Tout en examinant la mère d’un œil scrutateur, Sachenka demanda :

― Vous n’avez pas envie d’aller le rejoindre tout de suite ?

Pélaguée répondit avec un soupir :

― À quoi bon ? Je le gênerais seulement, au cas où il voudrait s’enfuir. Et puis, il ne le permettrait pas…

Sachenka murmura :

― Non, en effet…

― De plus, j’ai du travail, ajouta la mère avec un peu de fierté.

― Oui, c’est vrai ! répliqua Sachenka pensive. Et c’est très bien…

Elle tressaillit soudain, comme si elle se fût débarrassée on ne sait de quel fardeau ; puis, elle dit simplement à mi-voix :

― Il ne se fixera pas en Sibérie… Il s’évadera… c’est certain…

― Mais… alors, que deviendrez-vous ? Et l’enfant, s’il y en a un ?

― Je ne sais pas. Nous verrons. Il ne faudra pas qu’il s’inquiète de moi. Il sera libre de faire ce qu’il voudra, à n’importe quel moment, je ne suis que sa camarade… Je le sais, il me sera terrible de le quitter… mais, je saurai me résigner… Je ne le gênerai en rien, non !

La mère sentit que Sachenka était capable d’exécuter ce qu’elle disait. Pleine de pitié pour la jeune fille, elle la prit dans ses bras :

― Ma chérie… vous aurez bien à souffrir… dit-elle.

Sachenka sourit doucement ; elle se serra contre Pélaguée de tout son corps ; une rougeur monta à ses joues.

― C’est encore bien lointain… mais ne croyez pas que ce soit un sacrifice pénible pour moi… je sais ce que je fais, je sais sur quoi je puis compter… je serai heureuse s’il est heureux avec moi… Mon désir, mon devoir, c’est d’augmenter son énergie, de lui donner tout le bonheur qu’il est en mon pouvoir de lui donner, beaucoup de bonheur ! Je l’aime beaucoup… et lui m’aime, je le sais ! Nous échangerons nos sentiments, nous nous enrichirons mutuellement autant que nous le pourrons ; et s’il le faut, nous nous quitterons en bons amis…

Avec un sourire heureux, la mère dit lentement :

― J’irai vous rejoindre… peut-être m’exilera-t-on aussi…

Longtemps, les deux femmes étroitement enlacées et sans parler songèrent à celui qu’elles aimaient… Le silence, la tristesse, une douceur tiède les enveloppaient…

Nicolas arriva, fatigué.

― Sachenka, allez-vous-en, avant qu’il soit trop tard ! dit-il rapidement en se dévêtant. Depuis ce matin, deux espions me suivent si ouvertement que cela sent l’arrestation… j’ai un pressentiment… Un malheur doit être arrivé quelque part… À propos, voilà le discours de Pavel… on a décidé de l’imprimer… Portez-le à Lioudmila, suppliez-la de le composer le plus vite possible… Pavel a très bien parlé, mère !… Prenez garde aux espions, Sachenka ! Attendez, emportez aussi ces papiers… donnez-les au docteur, par exemple…

Tout en parlant, il frottait avec vigueur l’une contre l’autre ses mains glacées ; puis, s’approchant de la table, il ouvrit les tiroirs d’où il sortit les documents ; à la hâte, il les feuilleta, déchira les uns, empila les autres, tout soucieux et ébouriffé.

― Il n’y a pourtant pas longtemps que j’ai trié tout cela et voyez quel énorme paquet j’ai de nouveau ! Diable ! Mère, il vaudrait peut-être mieux que vous ne couchiez pas ici, qu’en pensez-vous ? Il est assez ennuyeux d’assister à cette comédie, les gendarmes sont capables de vous emmener aussi… et il faut absolument que vous alliez à la campagne pour répandre le discours de Pavel…

― Allons donc, pourquoi m’arrêterait-on ? dit la mère. Et peut-être vous trompez-vous, ils ne viendront pas…

Nicolas répliqua avec assurance en agitant la main :

― J’ai le flair pour cela… De plus, vous pourriez aider Lioudmila ! Allez-vous-en avant qu’il soit trop tard…

Heureuse à l’idée de coopérer à l’impression du discours de son fils, Pélaguée répondit :

― S’il en est ainsi, je m’en vais… Seulement, ce n’est pas parce que j’ai peur…

Et, à son propre étonnement, elle ajouta, d’une voix basse, mais ferme :

― Maintenant, je n’ai peur de rien… Dieu merci ! Maintenant, je sais déjà…

― À merveille ! s’écria Nicolas, sans la regarder. Ah ! dites-moi où sont mon linge et ma valise ; vous avez tout pris dans vos mains soigneuses, et je suis absolument incapable de retrouver ma propriété personnelle ; je vais me préparer ; les gendarmes seront désagréablement surpris…

Sachenka brûlait des chiffons de papier dans le poêle ; quand ils furent consumés, elle eut soin de mêler leurs cendres, à celles du combustible.

― Partez, Sachenka ! dit Nicolas en lui serrant la main. Au revoir ! N’oubliez pas de m’envoyer des livres, s’il paraît quelque chose de nouveau et d’intéressant… Au revoir, chère camarade… Soyez prudente, surtout…

― Vous pensez rester longtemps en prison ? demanda Sachenka.

― Le diable le sait ! Assez longtemps sans doute… on a différentes choses à me reprocher… Mère, sortez avec Sachenka… Il est plus difficile de suivre deux personnes…

― Bien ! dit la mère. Je m’habille… Elle avait observé Nicolas avec attention, sans découvrir rien d’anormal en lui, sauf la préoccupation qui voilait son bon et doux regard. Il ne témoignait d’aucune émotion. Également attentif pour tous, affectueux et mesuré, toujours calme et solitaire, il menait la même existence mystérieuse au dedans de lui-même et comme en avant des autres. La mère l’aimait ainsi, d’un amour prudent qui semblait douter de lui-même. Et maintenant, elle éprouvait pour Nicolas une pitié indicible, mais elle se dominait, sachant que s’il s’en apercevait, il se troublerait et deviendrait un peu ridicule, comme de coutume ; Pélaguée ne voulait pas le voir sous cet aspect.

Une fois habillée, elle rentra dans la chambre ; Nicolas serrait la main de Sachenka et disait :

― C’est parfait ! J’en suis certain, ce sera très bon pour lui, comme pour vous… Un peu de bonheur personnel n’est pas nuisible… mais, vous savez, il n’en faut pas trop, pour qu’il ne perde pas sa valeur… Vous êtes prête, petite mère ?

Il s’approcha d’elle en rajustant ses lunettes.

― Eh bien, au revoir… dans trois, quatre… ou six mois ! Mettons six mois. C’est beaucoup de temps… on peut faire tant de choses en six mois ! Ménagez-vous, n’est-ce pas, je vous en prie ! Eh bien, embrassons-nous…

Mettant ses bras robustes autour du cou de Pélaguée, il la regarda dans les yeux et dit en riant :

― Je crois que je suis amoureux de vous… je ne fais que vous embrasser…

Sans parler, elle le baisa au front et aux joues ; ses mains étaient tremblantes. Elle les laissa retomber pour qu’il ne la remarquât pas…

― Vous partez ?… À merveille ! Prenez garde, soyez prudente ! Savez-vous, envoyez un gamin demain matin ici, il y en a un chez Lioudmila ! Il verra ce qui se passe… Eh bien, au revoir, camarades ! Tout est bien… Que tout aille bien !

Dans la rue, Sachenka dit à voix basse :

― Il ira avec la même simplicité à la mort, s’il le faut… en se dépêchant un peu, comme tout à l’heure… quand la mort viendra à lui, il rajustera ses lunettes, il dira : « À merveille ! » et il mourra…

― Je l’aime beaucoup ! chuchota la mère.

― Il m’étonne… quant à l’aimer… non ! Je l’estime ! Il est sec, quoiqu’il ait une certaine bonté et parfois même de la tendresse, mais il n’a pas assez d’humanité en lui… Je crois que nous sommes suivies… Séparons-nous… N’allez pas chez Lioudmila, s’il vous semble que vous êtes surveillée…

― Je le sais ! dit la mère.

Mais Sachenka insista encore :

― N’allez pas chez elle… venez alors chez moi. Au revoir !

Elle se tourna vivement et revint sur ses pas.

La mère lui cria :

― Au revoir !