La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 355-362).
◄  XXIV
XXVI  ►

XXV


Elle pensait que les juges allaient se mettre à discuter durement avec lui, à lui répliquer avec colère, à exposer leurs arguments.

Mais voici qu’André se leva, il jeta un coup d’œil en dessous sur le tribunal et commença :

— Messieurs les défenseurs…

— C’est le tribunal qui est devant vous, et non pas la défense ! lui cria le juge malade, d’une voix forte et irritée.

La mère voyait d’après la physionomie d’André qu’il voulait plaisanter ; sa moustache tremblait ; il avait dans les yeux une expression féline et douce qu’elle connaissait bien. Il se frotta vigoureusement la tête de ses longues mains et poussa un soupir…

— Est-ce possible ? demanda-t-il en hochant la tête. Je croyais que ce n’était pas vrai, que vous étiez non pas des juges, mais seulement des défenseurs…

— Je vous prie de parler du fond de l’affaire ! fit le petit vieillard avec sécheresse.

— Du fond ? Bien. Je veux donc croire que vous êtes réellement des juges, c’est-à-dire des gens indépendants, loyaux…

— Le tribunal n’a pas besoin de votre opinion…

— Comment, il n’a pas besoin d’un pareil éloge ?… Hum !… Néanmoins, je continuerai… Vous êtes des hommes qui ne font aucune différence entre les amis et les ennemis, vous êtes des êtres libres. Ainsi, vous avez maintenant devant vous deux partis ; l’un se plaint d’avoir été pillé et battu, l’autre répond qu’il a le droit de piller et de battre, puisqu’il a un fusil…

— Avez-vous quelque chose à dire à propos de l’affaire ? demanda le petit vieillard en élevant la voix, et la main tremblante.

La mère était contente de voir cette irritation. Mais la manière d’agir d’André ne lui plaisait pas, elle ne s’accordait pas avec le discours de Pavel. Pélaguée aurait voulu qu’une discussion sérieuse et grave s’engageât.

Le Petit-Russien regarda le vieillard sans répondre, puis il dit gravement :

— De l’affaire ?… Pourquoi vous en parlerais-je ? Mon camarade vous a dit ce que vous deviez savoir. Le reste, d’autres vous le diront, quand le moment sera venu…

Le petit vieillard se souleva de son siège et déclara :

— Je vous retire la parole !… Grégoire Samoïlov…

Les lèvres serrées avec force, le Petit-Russien se laissa paresseusement tomber sur le banc ; à côté de lui, Samoïlov se leva en secouant ses boucles…

— Le procureur a dit que nous étions des sauvages, des ennemis du progrès…

— Ne parlez que de ce qui a trait à votre affaire !

— Mais c’est ce que je fais… Il n’y a rien dont les honnêtes gens doivent se désintéresser… Et je vous prie de ne pas m’interrompre… Je vous le demande ; quel est donc le degré de votre culture ?

— Nous ne sommes pas ici pour discuter avec vous ! Revenons à l’affaire ! dit le vieillard en montrant les dents.

Les plaisanteries d’André avaient visiblement agacé les juges et comme effacé quelque chose en eux. Sur leurs visages gris, des taches rouges apparaissaient et des étincelles froides et vertes brillaient dans leurs yeux. Le discours de Pavel les avait irrités, mais son ton énergique avait réprimé leur colère et forcé leur respect. Le Petit-Russien avait anéanti cette retenue et mis à nu sans effort ce qu’elle dissimulait. Les traits crispés, ils chuchotaient entre eux ; leurs gestes devenaient plus précipités et trahissaient leur rage.

— Vous élevez des espions, vous pervertissez les femmes et les jeunes filles, vous placez l’homme dans la situation d’un voleur et d’un assassin, vous l’empoisonnez avec de l’eau-de-vie, vous le faites pourrir dans vos prisons… Les guerres internationales, le mensonge, la débauche, l’abrutissement de toute la nation, voilà votre civilisation ! Oui, nous sommes les ennemis de cette civilisation-là !

— Je vous prie… cria le petit vieillard en hochant le menton.

Samoïlov, tout rouge, les yeux étincelants, cria encore plus fort que lui.

— Mais nous aimons et respectons l’autre civilisation, celle dont les créateurs ont été mis en prison ou rendus fous par vous…

— Je vous retire la parole !… Fédia Mazine !

Le petit jeune homme se leva brusquement, comme une alène sortant d’un trou, et s’écria d’une voix saccadée :

— Je… je le jure !… je le sais, vous me condamnerez…

Il suffoqua et pâlit ; on ne voyait plus que les yeux sur son visage ; il ajouta, le bras tendu :

— Parole d’honneur ! Envoyez-moi où vous voudrez, je m’enfuirai ! je reviendrai… je travaillerai toujours à la cause du peuple… pour la liberté du pays… toute ma vie ! Parole d’honneur !…

Sizov poussa un petit cri. Tous les assistants, soulevés par une vague d’excitation, remuaient avec un bruit sourd et étrange. Une femme pleurait ; quelqu’un toussait et suffoquait. Les gendarmes considéraient les prévenus avec un étonnement stupide et jetaient des coups d’œil furieux sur la foule. Les juges se démenèrent, le vieillard cria :

— Goussev Ivan !

— Je ne parlerai pas !

— Goussev Vassili !

— Je ne veux pas parler !

— Boukine Sédor !

Blond et comme décoloré, il se leva lourdement et dit avec lenteur en secouant la tête :

— Vous devriez avoir honte !… Moi qui ne suis qu’un homme ignorant, je comprends pourtant ce que c’est que la justice !

Il leva le bras au-dessus de sa tête et se tut, les paupières à demi baissées, comme s’il regardait quelque chose au loin.

— Que dites-vous ? s’écria le vieillard avec un étonnement exaspéré, et en s’adossant au fauteuil.

— Ah ! vous…

Boukine se laissa tomber sur le banc d’un air morne. Il y avait dans ses paroles dénuées de sens, quelque chose d’immense et d’important en même temps qu’un blâme attristé et naïf. Tout le monde en eut l’impression, les juges eux-mêmes prêtèrent l’oreille, comme pour saisir un écho plus net que ce discours. Dans les bancs réservés au public, tout se tut, on n’entendit vibrer qu’un léger bruit de pleurs. Puis le procureur sourit en haussant les épaules ; le maréchal de la noblesse toussa ; de nouveau des chuchotements résonnèrent dans la salle et s’élevèrent en serpentant.

La mère se pencha vers Sizov et lui demanda :

— Les juges parleront-ils ?

— Non… tout est fini… il faut encore rendre le verdict.

— Plus rien d’autre ?

— Non !

Elle ne le crut pas. La mère de Samoïlov s’agitait anxieusement sur le banc, poussant Pélaguée du coude et de l’épaule, et demandant à voix basse à son mari :

— Mais comment ! Est-ce possible ?

— Tu le vois !

— Qu’est-ce qu’on lui fera, à notre fils ?

— Tais-toi… laisse-moi…

On sentait que, dans le public, il y avait quelque chose de brisé, d’anéanti, de changé. Les yeux aveugles cillaient comme si un foyer ardent s’était enflammé devant eux. Sans comprendre le grand sentiment qui venait de naître en eux brusquement, les curieux se hâtaient de le fragmenter en sensations évidentes, accessibles et futiles. Le frère de Boukine disait à mi-voix, sans se gêner :

— Pardon !… Pourquoi ne les laisse-t-on pas parler ? Le procureur a dit tout ce qu’il a voulu, aussi longtemps qu’il a voulu !

Près du banc se tenait un factionnaire, qui murmurait en agitant le bras !

— Silence ! Silence !

Le père Samoïlov se rejeta en arrière, et, protégé par le dos de sa femme, continua à prononcer d’une voix sourde des paroles saccadées :

— Évidemment… admettons qu’ils sont coupables… Il faut les laisser s’expliquer… Contre qui ont-ils marché ? Contre tout… J’aimerais comprendre… cela m’intéresse aussi… Où est la vérité ? Je voudrais comprendre… il faut les laisser s’expliquer…

— Silence ! s’exclama le factionnaire en le menaçant du doigt.

Sizov hochait la tête d’un air morne.

La mère ne quittait pas les juges des yeux ; elle voyait leur excitation croissante, ils parlaient entre eux, mais elle ne pouvait comprendre ce qu’ils disaient. Le bruit froid et glissant de leurs voix frôlait son visage, faisait trembler ses joues et provoquait dans sa bouche une sensation désagréable. Il lui semblait qu’ils parlaient tous du corps de son fils et de ses camarades, de ces corps robustes et nus, de leurs muscles et de leurs membres pleins de sang vermeil, de force vivante. Ces corps devaient exciter en eux une envie impuissante et mauvaise, une avidité ardente d’épuisés et de malades. Ils claquaient des lèvres et regrettaient de ne pas avoir ces muscles, capables de travailler et d’enrichir, de jouir et de créer. Maintenant ces corps sortaient de la circulation active de la vie, ils renonçaient à elle, on ne pourrait plus les posséder, profiter de leur force, ni les engloutir. Et c’était pourquoi ces jeunes gens inspiraient aux vieux juges l’animosité vindicative et désolée d’un fauve affaibli qui voit de la chair fraîche, mais n’a plus l’énergie de s’en emparer.

Et plus la mère regardait les juges, plus cette pensée grossière et bizarre s’accentuait. Il lui semblait qu’ils ne dissimulaient pas leur rapacité ni leur rage d’affamés capables jadis de manger beaucoup. Elle, la femme et la mère, à laquelle le corps de son fils avait toujours et malgré tout été plus cher que son âme, était épouvantée par les regards éteints qui glissaient sur le visage de son fils, tâtaient la poitrine, les épaules, les bras, se frottaient à la peau brûlante comme pour chercher la possibilité de se ranimer, de réchauffer le sang de leurs veines durcies, de leurs muscles usés d’hommes presque morts. Il semblait à Pélaguée que son enfant sentait ces attouchements moites, et qu’il la regardait en frémissant.

Le jeune homme fixait sur sa mère ses yeux un peu fatigués, calmes et affectueux. Par moments, il lui souriait et hochait la tête.

— Je serai bientôt libre ! disait ce sourire qui caressait le cœur de Pélaguée.

Soudain, les juges se levèrent tous à la fois ; la mère suivit instinctivement leur mouvement.

— Ils s’en vont ! dit Sizov.

— Pour les condamner ? demanda la mère.

— Oui…

Sa tension d’esprit se dissipa soudain ; une lassitude accablante envahit tout son corps ; sur son front, des gouttes de sueur perlèrent. Un sentiment de déception cruelle et d’humiliation impuissante jaillit dans son cœur et se transforma rapidement en un accablant mépris pour les juges et pour leur jugement. Une douleur la saisit aux tempes ; elle se frotta le front de la paume de la main, regarda autour d’elle : les parents des prévenus s’approchaient du grillage, la salle se remplissait d’un bruit sourd de conversations. Elle s’avança aussi vers Pavel ; après lui avoir serré la main, elle commença à pleurer, pleine à la fois de chagrin et de joie. Pavel lui dit des paroles caressantes ; André riait et plaisantait.

Toutes les femmes pleuraient, plutôt par habitude que par chagrin. On n’éprouvait pas cette douleur qui abasourdit par un coup stupide, asséné brusquement sur la tête. On avait conscience de la triste nécessité de quitter ses enfants ; mais cette douleur se confondait et se noyait dans les impressions que faisait naître cette journée. Les parents regardaient leurs fils avec un sentiment où la méfiance que leur inspirait la jeunesse et la conscience de leur propre supériorité se mêlaient étrangement à une sorte de respect pour les enfants. Tout en se demandant avec tristesse comment ils allaient vivre maintenant, les vieux regardaient avec curiosité cette nouvelle génération qui discutait audacieusement la possibilité d’une vie autre et meilleure. Ils ne savaient pas exprimer leurs sentiments, ils n’en avaient pas l’habitude ; les paroles s’échappaient avec abondance des bouches, mais on ne parlait que de choses ordinaires, de vêtements et de linge, des soins à prendre ; on conseillait aux condamnés de ne pas irriter inutilement les supérieurs.

— Tout le monde se lasse ! dit Samoïlov à son fils. Nous aussi bien qu’eux !

L’aîné des Boukine agitait la main et exhortait le cadet :

— Voilà leur justice ! Il est pénible de l’accepter !…

Le jeune homme répondit :

— Tu soigneras bien le sansonnet !… Je l’aimais tant !

— Il sera encore là quand tu reviendras !

Sizov tenait son neveu par la main et disait lentement :

— Ainsi, c’est comme ça que tu as fait… Fédia… C’est comme ça !…

Fédia se pencha et lui chuchote quelque chose à l’oreille avec un sourire rusé. Le soldat qui était à côté d’eux sourit aussi, mais il reprit aussitôt un air grave et grommela.

Comme les autres, la mère parlait de linge et de santé, tandis que dans son cœur les questions se pressaient, relatives à Pavel, à Sachenka, à elle-même. Et sous ses paroles se développait lentement le sentiment de l’amour immense qu’elle portait à son fils, le désir de lui plaire, d’être proche de son cœur. L’attente de la chose terrible avait disparu, ne laissant après elle qu’un frisson désagréable, quand Pélaguée se représentait les juges.

Elle sentait naître en elle une grande joie lumineuse mais elle ne la comprenait pas et en était troublée. Elle vit que le Petit-Russien causait avec chacun, et, comprenant qu’il avait plus besoin que Pavel d’un mot affectueux, elle lui dit :

— Il ne me plaît pas, ce jugement !

— Pourquoi, petite mère ? s’écria André. C’est un vieux moulin, mais il n’est pas désœuvré…

— Ce n’est pas effrayant… et c’est incompréhensible, on ne recherche pas la vérité, dit-elle avec hésitation.

— Oh ! C’est cela que vous vouliez ? s’écria André. Mais croyez-vous qu’on s’occupe de la vérité, ici ?

Pélaguée poussa un soupir :

— Je pensais que ce serait terrible… plus terrible qu’à l’église… qu’on célébrerait le culte de la vérité…

— Mère, nous savons où on révère la vérité ! dit Pavel à voix basse, et comme s’il lui eût demandé quelque chose.

— Vous le savez, aussi, petite mère ! ajouta le Petit-Russien.

— La cour !

Tous se précipitèrent à leur place.

Une main appuyée à la table, le président cacha son visage derrière un papier et se mit à lire d’une voix bourdonnante et faible :

« Le tribunal… après en avoir délibéré… »

— C’est la condamnation ! dit Sizov, en prêtant l’oreille.

Le silence se fit. Tout le monde s’était levé, les yeux fixés sur le petit vieillard. Sec et droit, il ressemblait à un bâton sur lequel une main invisible se fût appuyée. Les juges étaient debout aussi ; le syndic du bailliage, la tête penchée sur l’épaule, dirigeait ses yeux au plafond ; le maire croisait les bras sur sa poitrine ; le maréchal de la noblesse se caressait la barbe. Le juge à l’air souffrant, son collègue ventru et le procureur regardaient du côté des prévenus. Derrière les juges, au-dessus de leurs têtes, le tsar apparaissait en uniforme rouge ; un insecte rampait sur son visage blanc et indifférent ; une toile d’araignée tremblait.

« … Sont condamnés à la déportation en Sibérie… »

— La déportation ! dit Sizov en poussant un soupir de soulagement. Enfin, c’est passé, Dieu merci ! On parlait des travaux forcés. Ce n’est pas si terrible, mère, ce n’est rien !

— Je le savais, dit Pélaguée d’une voix basse.

— Tout de même… Maintenant, c’est certain… Va donc savoir, avec ces juges !

Il se tourna vers les condamnés qu’on emmenait déjà, et dit à haute voix :

— Au revoir, Fédia !… Au revoir, vous tous ! Que Dieu vous aide !

La mère fit un signe de tête à Pavel et à ses camarades. Elle aurait voulu pleurer, mais une sorte de honte la retint.