La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 370-375).
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XXVII


Quelques minutes plus tard, Pélaguée se réchauffait près du poêle dans la chambre de Lioudmila. Vêtue d’une robe noire, celle-ci allait et venait lentement dans la petite pièce, qu’elle remplissait du froufrou de ses jupes et de l’accent de sa voix autoritaire. Dans le poêle, le bois craquait et sifflait en aspirant l’air de la chambre ; la voix égale de la femme résonnait :

— Les gens sont infiniment plus bêtes que méchants. Ils ne savent voir que ce qui est près d’eux, que ce qui est à leur portée immédiate… Or tout ce qui est proche est mesquin ; seul ce qui est éloigné a de la valeur. En réalité, ce serait avantageux pour tous si la vie devenait plus facile et si les gens étaient plus intelligents… Mais pour y arriver, il faut renoncer pour le moment à vivre dans la tranquillité.

Soudain, elle se planta devant la mère, et reprit plus bas comme pour s’excuser :

— Je vois très peu de monde… quand quelqu’un vient chez moi, je me mets à pérorer… C’est ridicule, n’est-ce pas ?

— Pourquoi donc ?

Pélaguée essayait de deviner où Lioudmila imprimait ses brochures, mais elle ne voyait autour d’elle rien d’extraordinaire. Dans la pièce, dont les trois fenêtres donnaient sur la rue, il y avait un canapé, une bibliothèque, une table, des chaises, un lit contre une paroi ; dans un angle, un lavabo, dans l’autre, le poêle ; aux murs des photographies. Tout était neuf, solide et propre, et surtout la silhouette monacale de la maîtresse du logis jetait une ombre froide. On sentait qu’il y avait dans cette chambre quelque chose de mystérieux et de caché. La mère regarda les portes ; elle avait pénétré dans la pièce par l’une d’elles, qui ouvrait sur un petit vestibule ; près du poêle, il y en avait une seconde, haute et étroite.

— Je suis venue pour affaires ! dit-elle avec confusion, sentant que Lioudmila l’observait.

— Je le sais. Personne ne vient chez moi pour d’autres motifs.

Il sembla à la mère que quelque chose d’étrange vibrait dans la voix de son hôtesse ; elle avait un sourire aux commissures de ses lèvres minces ; ses prunelles ternes brillaient derrière les verres du lorgnon. La mère détourna les yeux et lui tendit le discours de Pavel.

— Voilà, on vous prie de l’imprimer au plus vite…

Et elle se mit à raconter les préparatifs que Nicolas avait faits, en prévision de son arrestation.

Sans rien dire, Lioudmila mit le document dans sa ceinture et s’assit sur une chaise ; les reflets du feu s’agitaient sur son visage impassible.

— Quand les gendarmes viendront chez moi, je ferai feu sur eux ! déclara-t-elle. J’ai le droit de me défendre contre la violence, et je dois lutter contre elle, du moment que j’invite les autres à le faire.

Les rougeurs de la flamme disparurent de son visage, qui redevint sévère et un peu hautain.

« Tu dois avoir une vie pénible, » pensa soudain la mère avec un sentiment d’affection.

Lioudmila se mit à lire le discours de Pavel, d’abord à contre-cœur ; puis se penchant toujours davantage sur le papier, elle jetait vivement à terre les feuillets qu’elle avait parcourus. La lecture terminée, elle se leva, se redressa et s’approcha de la mère.

— C’est très bien ! Voilà ce que j’aime… c’est net !

La tête inclinée, elle réfléchit un instant.

— Je n’ai pas voulu parler avec vous de votre fils, je ne l’ai jamais vu et je n’aime pas les conversations tristes… Je sais ce qu’on éprouve quand on voit l’un des siens partir en exil !… Dites-moi, est-ce bon d’avoir un fils pareil ?

— Oui, très bon !

— Et c’est terrible ?

Pélaguée répondit en souriant paisiblement :

— Non, plus maintenant…

De sa main brune, Lioudmila lissa ses cheveux coiffés en bandeaux plats, puis elle se tourna vers la fenêtre : une ombre légère et chaude palpitait sur ses joues.

— Nous allons imprimer cela… Vous m’aiderez ?

— Bien entendu !

— Je vais vite le composer… Couchez-vous, la journée a été pénible pour vous, vous êtes fatiguée. Couchez-vous sur le lit, je ne dormirai pas, peut-être vous réveilleraije cette nuit pour m’aider. Avant de vous endormir, éteignez la lampe.

Elle ajouta deux bûches au feu et sortit par l’étroite porte ménagée à côté du poêle, qu’elle referma soigneusement après elle. Pélaguée la suivit des yeux ; machinalement elle songeait à son hôtesse, tout en se déshabillant :

« Elle est sévère… et elle souffre… la pauvre ! »

La lassitude faisait tourner la tête de la mère ; cependant son cœur était étrangement calme ; à ses yeux, tout s’éclairait d’une lumière douce et caressante. Pélaguée connaissait déjà ce calme qui suit toujours les grandes émotions ; auparavant, il l’inquiétait, mais maintenant il élargissait son âme et la raffermissait par un sentiment fort et grand. Elle éteignit la lampe, se coucha dans le lit froid, se pelotonna sous la couverture et s’endormit aussitôt d’un sommeil profond.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, la chambre était pleine de la lueur glacée et blanche d’une claire journée d’hiver ; étendue sur le canapé, un livre à la main, Lioudmila regardait la mère avec une expression de tendresse qui la transformait.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Pélaguée, toute confuse. Ai-je dormi longtemps ! Il est tard ?

— Bonjour ! répliqua Lioudmila. Il est bientôt dix heures, levez-vous et déjeunons !…

— Pourquoi ne m’avez-vous pas réveillée ?

— J’en avais l’intention ! mais vous aviez un si bon sourire en dormant…

D’un mouvement de son corps robuste et souple, elle se leva, s’approcha du lit, se pencha sur le visage de la mère, et celle-ci aperçut dans les yeux ternes de son hôtesse quelque chose de familier, de proche, de compréhensible.

— … que je n’ai pas voulu vous réveiller… Sans doute faisiez-vous un beau rêve…

— Non, je n’ai rien rêvé !

— Tant pis… Mais votre sourire m’a plu… Il était si paisible, si doux !

Lioudmila se mit à rire, d’un rire velouté et bas.

— Je me suis mise à penser à vous, à votre vie… Car votre existence est rude…

La mère devint songeuse, remuant les sourcils.

— Je n’en sais rien ! dit-elle avec hésitation. Par moments, il me semble que oui… mais ce n’est pas vrai ! Et il y a tant de choses… de choses étonnantes et sérieuses et qui se suivent avec tant de rapidité…

Le flot d’excitation qu’elle connaissait bien montait à son cœur et la remplissait d’images et de pensées. Elle s’assit sur le lit, et se hâta de revêtir ses idées de paroles.

— Tout cela marche vers le même but, comme le feu quand une maison brûle et qui tend toujours à monter ! Là, il se fraye une issue, ici, il brille toujours plus violent toujours plus lumineux… Il y a tant de choses pénibles, si vous saviez ! Les pauvres gens souffrent, on les gêne et on les espionne, on les bat, on les bat cruellement… alors ils se cachent et vivent comme des moines… il y a beaucoup de joies qui leur sont interdites… et c’est bien dur !

Lioudmila leva vivement la tête et jeta à la mère un regard profond.

— Ce n’est pas de vous que vous parlez ! dit-elle à voix basse.

— Pas de moi… dit Pélaguée en s’habillant… Peut-on se mettre à l’écart quand on aime ceci, quand cela nous est cher, quand on a peur pour tous et pitié pour tous… tout cela se heurte dans le cœur… qui est attiré par chacun… comment se mettre à l’écart ? Où aller ?

À demi vêtue, elle resta un instant pensive au milieu de la pièce. Il lui sembla soudain qu’elle n’était plus celle qui s’était tant inquiétée et alarmée au sujet de son fils ; cette personnalité n’existait plus, s’était détachée et éloignée d’elle. Pélaguée écouta en elle-même ; désireuse de savoir ce qui s’y passait et tout en craignant de réveiller de nouveau le vieux sentiment d’anxiété.

— À quoi pensez-vous ? demanda affectueusement Lioudmila.

— Je n’en sais rien !

Elles se turent, se regardèrent et sourirent ; puis Lioudmila sortit de la chambre en disant :

— Que fait mon samovar ?

La mère jeta un coup d’œil par la fenêtre ; dehors une journée froide rayonnait ; dans son cœur, il faisait clair aussi, mais chaud. Elle aurait voulu parler de tout, longuement, joyeusement, avec un vague sentiment de gratitude pour tout ce qui était descendu dans son âme. Un désir de prier qu’elle n’avait pas éprouvé depuis longtemps lui vint. Elle se rappela un jeune visage ; dans sa mémoire une voix grêle s’écria : — C’est la mère de Pavel Vlassov… Les yeux tendres et joyeux de Sachenka étincelèrent, la silhouette noire de Rybine se profila, le visage ferme et bronzé de Pavel sourit, Nicolas clignait des yeux d’un air confus ; soudain, tous ces visages furent secoués par un soupir léger et profond ; ils se mêlèrent et se confondirent en un nuage transparent et multicolore, qui enveloppait le cœur d’un sentiment paisible.

— Nicolas avait raison ! dit Lioudmila en revenant. On l’a arrêté, impossible d’en douter. Comme vous m’avez dit de le faire, j’ai envoyé un gamin chez lui. Il est revenu en m’annonçant qu’il y a des agents de police cachés dans la cour ; il en a vu un derrière le portail. Les espions rôdent autour de la maison, le gamin les connaît…

— Ah ! dit simplement la mère en hochant la tête, pauvre Nicolas !…

— Ces derniers temps il faisait beaucoup de conférences aux ouvriers de la ville ; il était brûlé, il aurait été temps qu’il disparût ! continua Lioudmila d’un air sombre et tranquille. Ses camarades lui disaient de partir, il ne les a pas écoutés ! Selon moi, dans des cas pareils, on n’exhorte pas les gens, on leur force la main…

Un jeune garçon aux cheveux noirs, au teint rose, au nez aquilin et aux beaux yeux bleus, apparut sur le seuil de la porte.

— Faut-il apporter le samovar ? demanda-t-il d’une voix sonore.

— Oui, s’il te plaît, Serge ! C’est mon élève… Vous ne l’avez jamais vu ?

— Non.

— Je l’ai envoyé quelquefois chez Nicolas.

Il semblait à la mère que Lioudmila s’était transformée, qu’elle était plus simple et moins lointaine. Il y avait dans les mouvements souples de son corps harmonieux beaucoup de beauté et de force, qui atténuait un peu l’expression sévère de son visage pâle. Les cernes de ses yeux s’étaient encore agrandis pendant la nuit.

On sentait en elle un effort continu, comme si, dans son âme, une corde était tendue.

Le gamin apporta le samovar.

— Serge, voici Pélaguée Vlassov, la mère de l’ouvrier qu’on a condamné hier…

L’enfant s’inclina silencieusement, serra la main de la mère, sortit, rapporta du pain et s’assit à la table. Tout en versant le thé, Lioudmila conseilla à Pélaguée de ne pas rentrer chez elle avant qu’on sût qui la police épiait.

— C’est vous, peut-être… On vous interrogera sûrement…

— Qu’importe ! répliqua Pélaguée. Si on m’arrête, ce ne sera pas un grand malheur ! Seulement, j’aimerais bien que le discours de Pavel fût distribué avant…

— Il est déjà composé. Demain, nous aurons assez d’exemplaires pour la ville et le faubourg… aussi pour le district. Vous connaissez Natacha ?

— Comment donc !

— Eh bien, il faut les lui porter…

L’enfant lisait un journal et semblait ne pas écouter ; mais, parfois, ses yeux se levaient sur le visage de la mère ; quand elle surprenait ce vif regard, elle était agréablement émue. La jeune femme parla de nouveau de Nicolas, sans se lamenter sur son arrestation ; et ce ton sembla tout naturel à la mère. Le temps passait plus vite que les autres jours ; il était près de midi quand le déjeuner prit fin.