La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 321-325).
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XX


Très tard dans la soirée, Ignati se trouvait dans un sous-sol assis en face de Vessoftchikov, et lui disait, en chuchotant :

— Quatre fois, à la fenêtre du milieu…

— Quatre ? répéta le grêlé d’un air soucieux.

— D’abord trois, comme cela…

Et il frappa sur la table avec son doigt replié, en comptant :

— Une, deux, trois ; puis, encore une fois, après un petit instant…

— Je comprends…

— Un paysan à cheveux rouges vous ouvrira ; il vous demandera : — C’est pour la sage-femme ? Vous lui direz : — Oui, de la part du propriétaire ! Rien de plus, il comprendra de quoi il s’agit !

Leurs têtes se rapprochaient ; tous les deux, robustes et grands, ils parlaient en étouffant leur voix ; les bras croisés sur la poitrine, la mère les regardait, debout près de la table. Tous ces signes mystérieux, ces questions et ces réponses convenues la faisaient sourire ; elle pensait :

« Ce sont encore des enfants ! »

Au mur, une lampe brillait, éclairant les sombres taches de moisissure, les images découpées dans des journaux ; sur le sol traînaient des seaux bosselés, des débris de zinc ; par la fenêtre, on apercevait au ciel obscur une grande étoile scintillante. Une odeur de rouille, de couleur à l’huile et d’humidité remplissait la pièce.

Ignati était revêtu d’un épais pardessus en drap velu qui lui plaisait beaucoup ; la mère le voyait caresser avec amour sa manche ; il tordait avec effort son gros cou pour mieux s’admirer. Et une pensée martelait le cœur de Pélaguée.

« Enfants !… mes chers enfants !… »

— Voilà ! dit Ignati en se levant. Donc, rappelez-vous ! d’abord chez Mouratov, demander le grand-père…

— Je me rappelle ! répondit Vessoftchikov.

Mais Ignati n’avait pas l’air de le croire, il lui répéta encore tous les signaux, et les mots de passe ; enfin, il lui tendit la main.

— Maintenant, c’est tout ! Adieu, camarade ! Saluez-les de ma part ! Dites-leur : — Ignati est vivant et bien portant. Ce sont de braves gens, vous verrez…

Il se contempla d’un air satisfait, passa la main sur son pardessus et demanda à la mère :

— Puis-je partir ?

— Tu trouveras le chemin ?

— Bien sûr !… Au revoir, camarades !

Il s’en alla, les épaules hautes, bombant la poitrine, son chapeau neuf sur l’oreille, les mains enfoncées dans ses poches. Sur son front et ses tempes, des bouclettes claires et enfantines tremblaient gaiement.

— Enfin, j’ai aussi de l’ouvrage ! dit Vessoftchikov en s’approchant de la mère. Je m’ennuyais… je me demandais pourquoi j’étais sorti de prison… Je ne fais que me cacher… En prison, j’apprenais… Pavel nous remplissait le cerveau que c’était un plaisir ! Et André nous dégourdissait aussi… Eh bien, mère, qu’a-t-on décidé de l’évasion, l’organise-t-on ?

— Je le saurai après-demain ! répondit-elle, et elle répéta en soupirant sans le vouloir :

— Après-demain…

Le grêlé reprit en s’approchant d’elle et en lui posant sa lourde main sur l’épaule :

— Dis donc aux chefs que c’est très facile… ils t’écouteront ! Regarde toi-même… voilà le mur de la prison, près du réverbère. En face, un terrain vague, à gauche le cimetière, à droite, la rue, la ville. Un allumeur vient pour nettoyer le réverbère en plein jour ; il place son échelle contre le mur, il monte, il accroche au faîte du mur les anneaux d’une échelle de corde, qui se déroulera à l’intérieur de la cour, et c’est prêt ! Dans la prison, on connaît l’heure, on demande aux prisonniers de droit commun de faire du désordre, ou on en fait soi-même ; pendant ce temps, ceux qui sont désignés grimpent l’échelle, et voilà tout ! Et ils s’en vont tranquillement à la ville, parce qu’on les cherchera d’abord dans le cimetière, dans le terrain vague…

Il gesticulait avec vivacité en exposant son plan, qui lui paraissait simple, clair et adroit. La mère avait connu le jeune homme lourd et gauche ; il lui semblait étrange de voir ce visage grêlé si animé et mobile. Auparavant, les yeux étroits de Vessoftchikov regardaient tout avec irritation et défiance ; maintenant on eût dit qu’ils avaient été remplacés par d’autres ; ils étaient ovales et brillaient d’un feu égal et sombre, qui convainquait et troublait la mère.

— Réfléchis donc, ce sera de jour !… Oui, de jour ! Qui penserait jamais qu’un prisonnier oserait s’enfuir de jour, sous les yeux de toute la prison ?

— Et si on les fusillait ? fit la mère en frémissant.

— Qui ? Il n’y a pas de soldats ; et les geôliers se servent de leur revolver pour planter des clous…

— C’est presque trop simple, tout cela !

— Tu verras, ce sera comme je te le dis ! Parles-en donc aux autres ! J’ai déjà tout préparé, l’échelle de corde, les crochets… j’ai parlé à mon logeur… il fera l’allumeur…

Derrière la porte, quelqu’un remuait et toussait, un bruit de ferraille entrechoquée résonnait.

— Le voilà, le logeur ! s’écria le grêlé.

Une baignoire de zinc apparut dans l’entre-bâillement de la porte, une voix enrouée dit :

— Entre, diable !

Puis on aperçut une tête ronde et barbue, à cheveux gris, sans coiffure, à l’expression débonnaire et aux yeux bombés.

Vessoftchikov aida l’homme à faire entrer la baignoire ; puis le nouveau venu, grand gaillard voûté, toussa en gonflant ses joues glabres, cracha et dit de la même voix enrouée :

— Bonsoir !

— Eh bien, demande-lui ! s’écria le jeune homme.

— Quoi ? Que voulez-vous me demander ?

— À propos de l’évasion…

— Ah ! dit le vieillard en essuyant sa moustache de ses doigts noirs.

— Voyez-vous, Jacob, elle ne croit pas que ce soit très facile à organiser…

— Ah ! elle ne croit pas ? Elle ne croit pas, c’est-à-dire qu’elle ne veut pas. Mais nous deux, comme nous voulons que ça se fasse, nous croyons que c’est très facile, répliqua tranquillement l’homme.

Se pliant à angle droit, il fut repris d’une quinte de toux, puis resta longtemps au milieu de la pièce en reniflant et en se frottant la poitrine. Les yeux écarquillés, il regardait la mère.

— Mais ce n’est pas moi qui décide de cette question ! fit observer la mère.

— Parle avec les autres, dis-leur que tout est prêt ! Ah ! si je pouvais les voir, je saurais bien les convaincre ! s’écria le grêlé.

Il étendit les bras en un large geste, puis les croisa comme pour étreindre on ne sait quoi ; dans sa voix, un sentiment dont l’énergie étonnait la mère, résonnait avec ardeur.

— Voyez-vous, comme il a changé ! pensa-t-elle, et elle reprit à haute voix :

— C’est Pavel et ses camarades qui décideront…

Pensif, le grêlé baissa la tête.

— Qui est ce Pavel ? demanda le vieillard en s’asseyant.

— Mon fils !

— Quel est son nom de famille ?

— Vlassov.

Il hocha la tête, sortit sa blague à tabac de sa poche et dit en bourrant sa pipe :

— J’ai entendu ce nom. Mon neveu le connaît. Il est aussi en prison, mon neveu ; il s’appelle Evtchenko. Vous le connaissez ? Mon nom est Gadoune. Bientôt tout le monde sera en prison ; nous serons alors heureux et tranquilles, nous autres, les vieux. Le gendarme m’a promis d’envoyer mon neveu en Sibérie… Et il le fera, le maudit !

Il se mit à fumer en crachant à terre de temps à autre.

— Ah ! elle ne veut pas ? continua-t-il en s’adressant au jeune homme. C’est son affaire… L’homme est libre… S’il est fatigué, qu’il s’asseye ; s’il est las d’être assis, qu’il marche… Si on le dépouille, qu’il se taise ; si on le bat, qu’il le supporte avec patience. Si on le tue, qu’il tombe… C’est bien certain… Mais moi, je ferai sortir mon neveu… Je le ferai sortir…

Ses phrases courtes, pareilles à des jappements, rendirent la mère perplexe ; sa jalousie fut excitée par les derniers mots du vieillard.

Dans la rue, elle allait sous le vent froid et la pluie et pensait à Vessoftchikov.

— Comme il a changé… voyez-vous ça !

Et, songeant à Gadoune, elle médita, presque pieusement :

— À ce qu’il paraît, je ne suis pas la seule à vivre la vie nouvelle.

Puis, dans son cœur se dressa l’image de son fils :

— Si seulement il consentait !…