La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 325-331).
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XXI


Le dimanche suivant, en prenant congé de Pavel, au greffe de la prison, elle sentit dans sa main une petite boulette de papier. Cela la fit tressaillir, et elle jeta sur son fils un regard interrogateur et suppliant ; mais Pavel ne lui donna aucune réponse. Ses yeux bleus avaient comme d’habitude le sourire tranquille et ferme qu’elle connaissait bien.

— Adieu ! dit-elle en soupirant.

De nouveau, Pavel lui tendit la main, tandis que son visage prenait une expression caressante. — Adieu, maman !

Elle attendit, retenant la main de son fils.

— Ne t’inquiète pas… ne te fâche pas…, reprit-il.

Ces paroles et le pli obstiné de son front donnèrent à la mère la réponse attendue.

— Pourquoi dis-tu cela ? murmura-t-elle en baissant la tête. Qu’y a-t-il là ?…

Et elle sortit vivement sans le regarder, afin que ses larmes ne trahissent pas ses sentiments. En chemin, il lui semblait qu’elle avait mal à la main qui serrait le billet de son fils ; son bras était pesant comme si elle avait reçu un coup à l’épaule. En rentrant, elle remit la boulette de papier à Nicolas. Tout en le regardant défaire le papier fortement comprimé, elle eut de nouveau un peu d’espoir. Mais Nicolas lui dit :

— Je le savais ! Voilà ce qu’il a écrit : « Camarades, nous ne nous évaderons pas, nous ne le pouvons pas… aucun d’entre nous n’y consent. Nous perdrions le respect de nous-mêmes. Occupez-vous plutôt du paysan récemment arrêté. Il mérite votre sollicitude, il est digne de vos efforts. Il souffre trop ici. Chaque jour, il est aux prises avec les autorités. Il a déjà passé vingt-quatre heures au cachot. On le tourmente sans répit. Nous intercédons tous pour lui. Consolez ma mère, soignez-la. Racontez-lui cela, elle comprendra tout. Pavel. »

Pélaguée leva la tête et dit d’une voix ferme :

— Me raconter quoi ? Je comprends déjà !

Nicolas se tourna soudain, sortit son mouchoir de poche et, s’étant mouché avec bruit, murmura :

— J’ai pris un rhume…

— Il se cacha les yeux de la main, sous prétexte de remettre ses lunettes, et continua en allant et venant dans la pièce :

— Voyez-vous… nous aurions quand même échoué…

— Qu’importe ! Qu’on le juge ! dit la mère, tandis que sa poitrine se remplissait d’une angoisse vague…

— Je viens de recevoir une lettre d’un camarade de Pétersbourg…

— Il peut s’enfuir de Sibérie aussi, n’est-ce pas ?

— Bien entendu… Mon camarade m’écrit que l’affaire sera bientôt jugée ; le verdict est déjà connu : c’est la déportation pour tous… Vous voyez… Ces vils coquins font de la justice une infâme comédie… Comprenez-vous, le jugement est rendu à Pétersbourg, avant le verdict…

— Laissez cela, Nicolas, dit la mère résolue. Il est inutile de vouloir me consoler ou de m’expliquer quoi que ce soit… Pavel ne fera jamais rien de mal… il ne se tourmentera jamais en vain…

Elle s’arrêta et reprit haleine…

— Pas plus qu’il ne tourmentera inutilement les autres !… Et il m’aime oui ! Vous voyez, il a pensé à moi… Qu’a-t-il écrit : « Consolez-la ! » hein ?

Son cœur battait à grands coups, l’excitation lui faisait un peu tourner la tête.

— Votre fils est une belle âme ! s’écria Nicolas, d’une voix étrangement éclatante. Je l’aime et je l’estime beaucoup !…

— Si nous parlions de Rybine ! proposa la mère.

Elle aurait voulu agir immédiatement, partir, marcher jusqu’à en tomber de fatigue, puis s’endormir satisfaite de sa journée de labeur.

— Oui, en effet ! répondit Nicolas, en continuant à arpenter la pièce. Que faire ?… Il faudrait que Sachenka…

— Elle va venir… Elle vient toujours quand elle sait que j’ai été voir Pavel…

La tête baissée et l’air pensif, Nicolas s’assit sur le canapé à côté de la mère ; il se mordait les lèvres et jouait avec sa barbiche.

— Quel dommage que ma sœur ne soit pas là !… elle se serait occupée de l’évasion de Rybine…

— Si on pouvait l’organiser tout de suite, pendant que Pavel est encore là… il serait si content ! dit la mère.

Elle se tut, puis reprit soudain d’une voix basse et lente :

— Je ne comprends pas… pourquoi refuse-t-il… puisqu’il peut ?

Un coup de sonnette retentit. Nicolas se leva brusquement. La mère et lui se regardèrent.

— C’est Sachenka ! fit le jeune homme, tout bas.

— Comment lui dire ? demanda la mère sur le même ton.

— Oui… c’est difficile !

— Elle me fait pitié…

Le coup de sonnette se répéta, mais avec moins de force ; on aurait dit que celle qui était derrière la porte hésitait aussi. Nicolas et la mère allèrent ouvrir ensemble ; mais, arrivé à la porte de la cuisine, Nicolas recula en chuchotant :

— Il vaut mieux que ce soit vous…

— Il refuse de s’évader ? demanda la jeune fille avec fermeté, lorsque la mère lui eut ouvert la porte.

— Oui !

— Je le savais ! dit simplement Sachenka.

Mais elle pâlit. Elle déboutonna sa jaquette à moitié et essaya en vain de l’enlever sans y parvenir. Elle reprit alors :

— Il vente, il pleut, quel temps abominable !… Il est bien portant ?

— Oui !

— Content et en bonne santé… comme toujours ! dit Sachenka à mi-voix, en examinant sa main.

— Il nous écrit de faire évader Rybine, annonça la mère, sans la regarder.

— Vraiment ? Il faut mettre ce projet à exécution ! dit la jeune fille avec lenteur.

— Je suis du même avis ! déclara Nicolas en se montrant sur le seuil. Bonsoir, Sachenka !

La jeune fille lui tendit la main et demanda :

— Quel obstacle y a-t-il ? Tous reconnaissent que le plan est ingénieux, n’est-ce pas ? Je le sais, tout le monde est de cet avis…

— Mais qui se chargera de l’organisation ? Chacun est occupé…

— Moi, dit vivement la jeune fille en se levant. Moi, j’ai le temps…

— Soit ! mais il faut encore d’autres collaborateurs…

— Bien… j’en trouverai… J’y vais à l’instant…

— Si vous vous reposiez ! proposa la mère.

La jeune fille sourit, et répondit en adoucissant la voix :

— Ne vous inquiétez pas de moi… je ne suis pas fatiguée…

Elle leur serra la main en silence et s’en alla, de nouveau froide et sévère…

La mère et Nicolas s’approchèrent de la fenêtre et la suivirent des yeux ; elle traversa la cour et disparut derrière la grille. Nicolas se mit à siffloter, puis s’assit à la table et prit sa plume.

— Elle s’occupera de cette affaire et cela la soulagera ! dit la mère à mi-voix.

— Évidemment ! répliqua Nicolas ; et, se tournant vers la mère, il lui demanda, son bon visage illuminé par un sourire : Cette coupe a été épargnée à vos lèvres, mère… Vous n’avez jamais soupiré après l’homme aimé ?

— Quelle idée ! s’écria-t-elle, en agitant la main. Moi, soupirer ? J’avais seulement peur qu’on m’obligeât à épouser l’un ou l’autre…

— Personne ne vous plaisait ?

Elle réfléchit et répondit :

— Je ne m’en souviens pas, mon ami… Il est probable qu’il y en avait un qui me plaisait mieux que les autres… Comment en serait-il autrement ?… Mais je ne m’en souviens pas.

Elle le regarda et conclut avec une tristesse pénible :

— Mon mari m’a tellement battue, que tout ce qui s’est passé avant s’est effacé de mon âme…

La mère sortit un instant ; quand elle revint, Nicolas lui dit avec un regard affectueux, comme pour caresser ses souvenirs avec des mots tendres et amoureux :

— Voyez-vous… moi aussi, j’ai eu une… histoire… comme Sachenka. J’aimais une jeune fille, une créature exquise ; elle était l’étoile qui me guidait… Il y a vingt ans que je la connais et que je l’aime… je l’aime maintenant encore, à vrai dire… Je l’aime toujours autant… de toute mon âme, avec gratitude…

La mère voyait ses yeux illuminés d’une flamme vive et chaude. Il avait posé sa tête sur ses bras appuyés au dossier de son fauteuil, et regardait au loin, on ne sait où ; tout son corps, maigre et mince, mais robuste semblait se tendre en avant, telle une tige qui se tourne vers la lumière du soleil.

— Mais alors… mariez-vous ! conseilla la mère.

— Oh ! Il y a cinq ans qu’elle est mariée !

— Pourquoi ne l’avez-vous pas épousée avant ? Elle ne vous aimait pas ?

Il répondit après un instant de réflexion :

— Je crois qu’elle m’aimait… j’en suis même sûr ! Mais, voyez-vous, nous avons eu de la malchance : quand elle était en liberté, c’est moi qui étais en prison et quand j’étais en liberté, c’est elle qui était en prison. Nous étions dans la même situation que Sachenka et Pavel ! Enfin, on l’a envoyée en Sibérie pour dix ans… terriblement loin ! Je voulais la suivre… Mais nous avons eu honte tous les deux… Et je suis resté… Là-bas, elle a fait la connaissance d’un de mes camarades, un très brave garçon. Ils se sont évadés ensemble… et maintenant, ils vivent à l’étranger…

Nicolas enleva ses lunettes qu’il essuya, puis regarda les verres à la lumière et commença de nouveau à les frotter.

— Ah ! mon cher ami ! dit affectueusement la mère en branlant la tête.

Elle le plaignait et, en même temps, il y avait en lui quelque chose qui obligea Pélaguée à sourire d’un bon sourire maternel. Nicolas changea d’attitude, reprit sa plume, qu’il secouait au rythme de ses paroles, et dit :

— La vie de famille diminue l’énergie du révolutionnaire ; oui, elle la diminue toujours ! Les enfants naissent, l’argent devient rare, il faut travailler pour gagner du pain… Et le vrai révolutionnaire doit développer son énergie sans se lasser, il faut du temps pour cela. Si nous restons en arrière, vaincus par la fatigue ou séduits par la possibilité d’une petite conquête, nous trahissons presque la cause du peuple…

Sa voix était ferme, et, quoique son visage eût pâli, dans ses yeux brillait une énergie égale et soutenue. De nouveau, un violent coup de sonnette retentit, interrompant le discours de Nicolas. C’était Lioudmila, les joues rouges de froid. Tout en enlevant ses caoutchoucs, elle dit d’une voix irritée :

— Le jour du jugement est fixé, ce sera dans une semaine !

— Est-ce certain ? cria Nicolas de sa chambre.

La mère courut à lui, sans savoir si c’était la joie ou la crainte qui la troublait. Lioudmila la suivit et continua de sa voix basse et ironique :

— Oui ! le substitut du procureur Chostak vient de dresser l’acte d’accusation. Au tribunal, on dit ouvertement que le verdict est déjà rendu. Que signifie cela ? Le gouvernement a-t-il donc peur que les fonctionnaires traitent ses ennemis avec douceur ? Après avoir perverti ses serviteurs avec tant de zèle et pendant si longtemps, il n’est donc pas sûr de leur bassesse ?

Lioudmila s’assit sur le canapé en frottant ses joues caves ; ses yeux sans éclat étaient pleins de mépris, tandis que sa voix se faisait de plus en plus courroucée :

— Ne dépensez donc pas votre poudre en vain, Lioudmila ! lui dit Nicolas, le gouvernement ne vous entend pas…

Les cernes qui entouraient les yeux de la femme se noircirent encore, couvrant son visage d’une ombre menaçante ; elle continua en se mordant les lèvres :

— Je marche contre le gouvernement. Qu’il me tue, c’est son droit, je suis son ennemie. Mais qu’il ne corrompe pas les gens pour défendre son pouvoir ; qu’il ne m’oblige pas à les mépriser, qu’il n’empoisonne pas mon âme par son cynisme…

Nicolas la regarda à travers ses lunettes, plissant les paupières et hochant la tête. La jeune femme continuait à discourir comme si ceux qu’elle haïssait étaient devant elle. La mère écoutait attentivement ses paroles, mais ne les comprenait pas ; elle se répétait machinalement les mêmes mots :

— Le jugement… dans une semaine… le jugement…

Elle ne pouvait pas se représenter ce qui arriverait, ni comment les juges traiteraient Pavel. Mais elle sentait l’approche de quelque chose d’impitoyable, dont la cruauté et la férocité n’avaient plus rien d’humain. Ses pensées lui troublaient le cerveau, voilaient ses yeux d’une buée bleuâtre et la plongeaient dans quelque chose de froidement visqueux qui la faisait frissonner, lui donnait des nausées, s’infiltrait dans son sang, arrivait au cœur, étouffant en elle toute vaillance.