La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 315-321).
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XIX


La mère s’endormit vite et tranquillement ; au matin, des coups violents frappés à la porte de la cuisine la réveillèrent. On heurtait avec entêtement. Il faisait encore sombre. S’habillant à la hâte, la mère courut à la cuisine et demanda de derrière la porte :

— Qui est là ?

— Moi ! répondit une voix inconnue.

— Qui ?

— Ouvrez ! reprit la voix, basse et suppliante.

La mère tira le verrou et poussa la porte. Ignati entra, s’écriant avec joie :

— Ah ! je ne me suis pas trompé ! Je suis au bon endroit…

Il était couvert de boue jusqu’à la ceinture, il avait le visage blême, les yeux cernés ; ses cheveux bouclés s’échappaient en désordre de dessous sa casquette :

— Il est arrivé des malheurs chez nous ! chuchota-t-il en fermant la porte.

— Je le sais…

L’ouvrier s’étonna et demanda avec un clignement d’œil :

— Comment ?… Par qui ?

La mère raconta brièvement sa rencontre.

— Et les deux autres, tes camarades, on les a aussi arrêtés ?

— Ils n’étaient pas là, ils étaient au conseil de révision. On en a arrêté cinq, en comptant Rybine.

Il renifla et dit en souriant :

— Et moi, je suis resté libre… On me cherche probablement… Qu’ils me cherchent ! Je n’y retournerai pas… pour rien au monde ! Il y a encore là-bas six ou sept garçons et une jeune fille sur lesquels on peut compter…

— Comment as-tu pu t’échapper ? demanda la mère.

— Moi ? s’écria Ignati en s’asseyant sur un banc et en regardant autour de lui. Les gendarmes sont venus, la nuit, tout droit à la fabrique… une minute avant, le garde forestier est arrivé en courant ; frappant à la fenêtre, il a dit : — Attention, les enfants, on vient vous chercher !

Ignati se mit à rire, essuya son visage avec le pan de son sarrau et continua :

— L’oncle Rybine, il n’est pas facile à déconcerter… Il l’a bien montré !… Il m’a dit tout de suite : — Ignati, cours à la ville !… Tu te souviens des deux femmes qui sont venues ? Et il a vite écrit quelque chose… — Tiens, va, adieu, frère ! m’a-t-il dit, et il m’a poussé dans le dos. Je me suis élancé hors de la chaumière, je me suis caché derrière les buissons, j’ai rampé, j’ai entendu que les gendarmes venaient ! Ils étaient nombreux, ils arrivaient de tous côtés ! Ils ont cerné la fabrique… J’étais dans une haie… ils ont passé devant moi. Après, je me suis levé et j’ai marché. J’ai marché une journée et deux nuits sans m’arrêter. Je suis fatigué pour toute une semaine. Mes jambes sont rompues !

On voyait qu’il était satisfait de lui-même ; un sourire illuminait ses yeux bruns ; ses lèvres épaisses et rouges frémissaient.

— Je vais te faire du thé à l’instant ! dit vivement la mère en prenant le samovar. Lave-toi en attendant, tu seras mieux !

— Je veux vous donner le billet…

Il leva la jambe avec difficulté, la ploya, posa le pied sur le banc avec force grimaces et gémissements et commença à défaire la bande de toile qui entourait ses pieds.

Nicolas apparut sur le seuil de la porte. Embarrassé, Ignati remit le pied à terre ; il essaya de se lever, mais chancela et retomba lourdement sur le banc, en s’y appuyant des deux mains.

— Ah ! que je suis fatigué !…

— Bonjour, camarade ! dit Nicolas amicalement avec un signe de tête. Attendez, je vais vous aider !

Il s’agenouilla devant l’ouvrier et se mit à défaire rapidement la bande sale et mouillée.

— Il faut lui frotter les pieds avec de l’alcool cela lui fera du bien dit la mère.

— C’est ça ! répondit Nicolas.

Ignati renifla, tout confus.

Enfin, Nicolas trouva le billet ; il le lissa, le regarda et le tendit à la mère.

— Voilà ! C’est pour vous !

— Lisez !

Approchant le morceau de papier gris et froissé de son visage, Nicolas lut :

« Mère, ne laisse pas tomber l’affaire, dis à la dame qu’elle n’oublie pas qu’on écrive toujours plus sur nos affaires, je t’en prie. Adieu, Rybine. »

— Brave homme ! dit tristement la mère. On le prenait à la gorge qu’il pensait encore aux autres.

Lentement, Nicolas laissa tomber le bras qui tenait le billet, et fit à mi-voix :

— C’est merveilleux !

Ignati les regardait en remuant doucement les doigts crasseux de son pied déchaussé. La mère, cachant son visage inondé de larmes, s’approcha de lui avec un baquet d’eau ; elle s’assit à terre et tendit la main pour prendre la jambe de l’homme.

— Que voulez-vous faire… c’est inutile… c’est…

— Donne vite ton pied !…

— Je vais apporter de l’alcool, dit Nicolas.

L’homme cachait toujours plus sa jambe sous le banc en murmurant :

— Je ne veux pas… ça ne se fait pas…

Sans répondre, la mère se mit à défaire les bandes de toile de l’autre pied. Le visage rond d’Ignati s’allongea d’étonnement. La mère commença à le laver.

— Tu sais, dit-elle, d’une voix frémissante, on a battu Rybine…

— Vraiment ! s’écria Ignati effrayé.

— Oui, quand on l’a amené à Nikolski, il avait déjà été roué de coups ; et là, le sous-officier et le commissaire l’ont frappé à coups de poing, à coups de pied… il était couvert de sang…

— Ah ! cela, ils s’y entendent ! répondit l’ouvrier. (Ses épaules furent secouées par un frisson.) J’en ai peur autant que du diable… Et les paysans, ils ne l’ont pas battu ?

— Un seul, sur l’ordre du commissaire. Les autres se sont bien conduits, ils se sont même opposés à ce qu’on le frappe…

— Oui… Les paysans commencent à comprendre…

— Il y en a aussi qui sont intelligents, dans ce village…

— Où n’y en a-t-il pas ? Il y en a partout ! Il faut bien qu’il y en ait ; seulement, il est difficile de les trouver. Ils se cachent dans les coins et se rongent le cœur, chacun pour soi… ils n’ont pas le courage de se rassembler…

Nicolas apporta une bouteille d’alcool, mit des charbons dans le samovar et sortit sans rien dire. Après l’avoir suivi d’un regard curieux, Ignati demanda à voix basse à la mère :

— C’est le maître ?

— Dans la cause du peuple, il n’y a pas de maîtres, il n’y a que des camarades…

— C’est bien étonnant ! dit l’ouvrier en souriant, perplexe et incrédule.

— Quoi ?

— Tout… À un endroit, on vous donne des soufflets… à l’autre, on vous lave les pieds… est-ce qu’il y a un milieu ?

La porte de la chambre s’ouvrit toute grande, et Nicolas répondit :

— Au milieu, il y a ceux qui lèchent les mains des gens qui frappent et qui sucent le sang des gens qui sont battus… voilà ce qu’il y a au milieu !

Ignati le regarda avec déférence, et dit après un silence :

— Ça… c’est la vérité…

— Pélaguée ! reprit Nicolas vous devez être fatiguée… laissez-moi faire…

L’homme retira ses jambes avec inquiétude…

— C’est fait ! répondit la mère en se levant. Eh bien, Ignati, lève-toi maintenant !

Il se redressa, se tint tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, s’appuyant avec force sur le sol, et déclara :

— On dirait qu’ils sont tout neufs ! Merci… grand merci !

Après une pause, il chuchota en regardant le baquet plein d’eau sale…

— Je ne sais pas comment vous remercier assez…

Tous trois passèrent dans la salle à manger, où ils déjeunèrent. Ignati raconta d’une voix grave :

— C’est moi qui ai distribué les journaux ; j’aime beaucoup marcher. C’est Rybine qui m’a dit : — Va les porter ! Si on t’attrape, on ne soupçonnera personne d’autre…

— Y a-t-il beaucoup de gens qui les lisent ? demanda Nicolas.

— Tous ceux qui savent lire…

Nicolas s’écria tout pensif :

— Comment s’arranger pour que cette feuille à propos de l’arrestation de Rybine parvienne bientôt à la campagne ?

Ignati dressa l’oreille.

— Je m’en occuperai aujourd’hui ! Il y en a déjà, de ces feuillets ? dit-il.

— Oui !

— Donnez-les, je les porterai ! proposa Ignati, les yeux étincelants et se frottant les mains. Je sais où il faut les porter et comment… Donnez !

La mère souriait sans le regarder.

— Mais tu es fatigué et tu as peur, tu viens de dire que tu ne voulais jamais retourner là-bas…

Ignati fit claquer ses lèvres et, lissant ses cheveux bouclés de sa large main, dit d’un ton sérieux et paisible :

— Je suis fatigué… eh bien, je me reposerai… Quant à avoir peur, ça c’est vrai !… Vous dites vous-même qu’on bat les gens jusqu’au sang… personne n’a envie de se faire estropier ! Je m’arrangerai, j’irai de nuit… je trouverai bien le moyen ! Donnez… je partirai ce soir même.

Il se tut un instant, les sourcils froncés.

— J’irai dans la forêt et je m’y cacherai ; ensuite, j’avertirai les camarades, je leur dirai : — Venez et servez-vous. C’est ce qu’il y a de mieux à faire… Si je distribuais les papiers moi-même et qu’on m’attrapât, ce serait dommage pour les journaux… Il y en a déjà si peu, il faut en prendre grand soin.

— Et ta peur, qu’en fais-tu ? demanda de nouveau la mère.

Ce solide gaillard à la tête bouclée l’amusait par la sincérité qui résonnait dans chacune de ses paroles, par son visage rond et son air obstiné.

— La peur c’est la peur, et les affaires sont les affaires ! répliqua-t-il en découvrant les dents. Pourquoi vous moquez-vous de moi ? Voyez-vous ça !… Est-ce que ce n’est pas effrayant peut-être ? Mais si c’est nécessaire, on passera par le feu… Quand il s’agit d’une affaire pareille… il faut…

— Ah… ah ! mon enfant ! s’exclama involontairement la mère, en se laissant aller au sentiment de joie qu’il provoquait en elle.

Il sourit avec embarras.

— Voilà encore… moi, un enfant !

Nicolas, qui n’avait cessé de considérer amicalement le jeune homme, prit la parole.

— Vous n’irez pas là-bas…

— Et que dois-je faire ? Où faut-il aller ? demanda Ignati, inquiet.

— C’est un autre qui ira, et vous lui expliquerez en détail comment il devra s’y prendre !… Voulez-vous ?

— Bien ! répondit Ignati à contre-cœur, après un instant d’hésitation.

— Nous vous fournirons des papiers et nous vous trouverons une place de garde forestier.

— Mais si les paysans viennent prendre du bois ou braconner… que faudra-t-il faire ? Les arrêter ? Cela ne me va pas…

La mère se mit à rire, ainsi que Nicolas, ce qui troubla et chagrina de nouveau le paysan.

— Soyez sans crainte ! fit Nicolas. Vous n’en aurez pas l’occasion… Croyez-moi !

— Alors, c’est différent ! dit Ignati. (Il se tranquillisa et sourit à Nicolas d’un air confiant et joyeux.) J’aimerais aller à la fabrique, on dit qu’il y a des gens assez intelligents…

Il semblait que dans sa large poitrine, un feu brûlât, inégal encore, et s’éteignît ne laissant voir que la fumée de la perplexité et de l’inquiétude.

La mère se leva de table et alla vers la fenêtre en disant d’un ton pensif :

— Hé ! la vie est bizarre !… on rit cinq fois par jour… on pleure tout autant… C’est agréable !… Tu as fini Ignati ? Va dormir !

— Non, je ne veux pas !

— Va dormir, te dis-je !

— Vous êtes bien sévère ! Eh bien, j’y vais ! Merci pour le thé, pour le sucre… pour l’amitié.

Il se coucha sur le lit de la mère et murmura en se grattant la tête :

— Maintenant, tout sentira le goudron chez vous… Vous avez tort !… Vous me gâtez ! Je n’ai pas sommeil… Vous êtes de braves gens… Je n’y comprends plus rien… on se croirait à cent mille kilomètres du village… Comme il a bien parlé à propos du milieu… Au milieu, il y a ceux qui lèchent les mains… des gens qui battent les autres… Diable !…

Et soudain, avec un ronflement sonore, il s’endormit, les sourcils relevés, la bouche entr’ouverte…