La Lyre Chrestienne

Texte établi par Léon SéchéRevue de la Renaissance2 (p. 137-141).


LA LYRE CHRESTIENNE


Moy cestuy-là qui tant de fois
Ay chanté la Muse charnelle,
Maintenant je hause ma voix
Pour sonner la Muse éternelle.
De ceux-là qui n ont part en elle,
L’applaudissement je n’attens ;
Jadis ma folie estoit telle,
Mais toutes choses ont leur temps.
Si les vieux Grecs et les Romains
Des faux Dieux ont chanté la gloire,
Serons-nous plus qu’eux inhumains,
Taisant du vray Dieu la mémoire ?
D’Hélicon la fable notoire
Ne nous enseigne à le vanter :
De l’onde vive il nous faut boire,
Qui seule inspire à bien chanter.
Chasse toute divinité
(Dict le Seigneur) devant la mienne :
Et nous chantons la vanité
De l’idolâtrie ancienne.
Par toy, ô terre Egyptienne,
Mère de tous ces petits Dieux,
Les vers de la Lyre Chrestienne
Nous semblent peu mélodieux.
Jadis le fameux inventeur
De la doctrine Académique
Chassoit le poète menteur
Par les lois de sa republique.
Où est doncq’ l’esprit tant cinique.
Qui ose donner quelque lieu
Aux chansons de la Lyre ethnique,
En la republique de Dieu ?
Si nostre Muse n’estoit point
De tant de vanitez coilfée,
La saincte voix, qui les cœurs poingt.
Ne seroit par nous estoutfée,

Ainsi la grand’ trouppe eschauftée
Avec son vineux Evoé
Estrangloit les chansons d’Orphée
Au son du cornet enroué.
Cestuy-là, qui dit que ces vers
Gastent le naif de mon stile,
Il a l’estomac de travers,
Préférant le doux à l’utile :
La plaine heureusement fertile,
Bien qu’elle soit vefve de Heurs
Vaut mieux que le champ inutile
Emaillé de mille couleurs.
Si nous voulons emmieller
Nos chansons de fleurs poétiques,
Qui nous gardera de mesler
Telles douceurs en nos cantiques ?
Convertissant à nos pratiques
Les biens trop longtemps occupez
Par les faux possesseurs antiques
Qui sur nous les ont usurpez.
D’Israël le peuple ancien
Atiranchi du cruel service,
Du riche meuble Egyptien,
Fit à Dieu plaisant sacrifice :
Et pour embellir l’édifice.
Que Dieu se faisoit ériger,
Salomon n’estima pas vice
De mendier l’or estranger.
Nous donques faisons tous ainsi :
Et comme bien rusez gendarmes,
Des Grecs et des Romains aussi
Prenons les boucliers et guysarmes,
L’ennemi baillera les armes
Dont luy-mesme sera battu :
Telle fraude au fait des alarmes
Mérite le nom de vertu.
O fol, qui chante les honneurs
De ces faux Dieux ! ou qui s’amuse
A farder le los des Seigneurs
Plus aimez quamis de la Muse.
C’est pourquoy la mienne refuse
De manier le lut vanteur.

L’espoir des Princes nous abuse,
Mais nostre Dieu n’est point menteur.
Celuy (Seigneur) à qui ta voix
Vivement touche les aureilles,
Bien qull sommeille quelquefois,
Finallement tu le réveilles :
Lors en tes œuvres nompareilles
Fichant son esprit et ses yeux,
Il se rit des vaines merveilles
Du misérable ambitieux :
Qui esloigné du droct sentier
Suit la tortueuse carrière,
Ou celuy qui est plus entier,
Plus souvent demeure en arrière,
Humant la faveur journalière
Compagne des soucis cuisans,
Et la vanité familière
A la tourbe des courtisans.
Ma net, évitez ce danger
Et n’attendez pas que l’orage
Par force vous face ranger
Au port après vostre naufrage.
« L’homme rusé par long usage
» N’est folement avantureux :
» Mais qui par son péril est sage,
» Celuy est sage malheureux. »
Bien-heureux donques est celuy.
Qui a fondé son asseurance
Aux choses dont le ferme appuy
Ne desment point son asseurance.
C’est luy, que nulle violence
Peut esbranler taut seulement ;
Si bien il se contrebalance
En tous ses faicts également.
Celuy encor’ ne cerche pas
La gloire, que le temps consomme :
Sçachant que rien n’est ici bas
Immortel, que l’esprit de l’homme.
Et puis le Poète se nomme
Ores Cygne mélodieux,
Or, immortel et divin, comme

S’il estoit compagnon des Dieux.
Quand j’oy les Muses c«cqueter,
Enflant leurs mots d’un vain langage,
Il me semble ouïr cracqueter
Un perroquet dedans sa cage :
Mais ces fols qui leur font hommage.
Amorcez de vaines douceurs.
Ne peuvent sentir le dommage
Que traînent ses mignardes Sœurs.
Si le fin Grec eust esconté
La musique Sicilienne
Peu coutement, s’ils eust gousté
A la couppe Circeienne,
De sa douce terre ancienne
Il n’eust regousté les plaisirs :
Et Dieu chassera de la sienne
Les esclaves de leurs désirs.
O fol, qui se laisse envieillir
En la vaine philosophie,
Dont l’homme ne peut recueillir.
L’esprit, qui l’âme vivifie !
Le Seigneur, qui me fortifie
Au labeur de ces vers plaisans,
Veut qu’à luy seul je sacrifie
L’offrande de mes jeunes ans.
Puis quelque délicat cerveau
D’une impudence merveilleuse.
Dit que pour un esprit nouveau
La matière est trop sourcilleuse.
Pendant la vieillesse honteuse
D’avoir pris la fleur pour le fruit.
Haste en vain sa course boiteuse
Après la vertu, qui la suit.
Celuy, qui prenoit double pris
De ceux qui sous un autre maistre
L’art de la Lyre avoyent appris,
M’enseigne ce que je dois estre.
Sus donques oubliez ma dextre
De cette Lyre les vieux sons.
Afin que vous soyez adextre
A sonner plus hautes chansons.

Mais (ô Seigneur) si tu ne tens
Les nerfs de ma harpe nouvelle,
C’est bien en vain que je prétens
D’accorder ton los dessus elle.
Que si tu veux luy prester l’aile,
Alors d’un vol audacieux,
Criant ta louange immortelle.
Je voleray jusques aux cieux.
Le lut je ne demande pas,
Dont les filles de la Mémoire
Après les Phlegreans combats
Sonneront des Dieux la victoire.
Désormais sur les bords de Loyre,
Imitant le sainct pouce Hebrieu,
Mes doigts fredonneront la gloire
De celuy qui est trois fois Dieu.