Albin Michel (p. 263-288).

XX

la pourriture des morts

À mesure que les mois passaient, l’espérance décroissait dans les âmes. L’armée d’El Zagal, en marche pour délivrer Malaga, avait été écrasée par le double effort d’une armée de Boabdil partie de Grenade et d’une armée Espagnole, sous les ordres de Gonzales de Cordoba. Les flottes de Constantinople et d’Alexandrie n’arrivaient pas. Au contraire, les galères espagnoles devenaient plus nombreuses et on pouvait les voir, à droite et à gauche de l’enceinte de la ville, débarquer des troupes et des approvisionnements.

Le camp Espagnol était maintenant entouré d’un large fossé et les abords en étaient semés de pieux aigus qui empêchaient la cavalerie d’avancer. Près des ponts de ces fossés, les pierriers et les lombardes s’amoncelaient comme des troupeaux de bronze et derrière, les tentes, surmontées de pavillons et de bannières de toutes couleurs, étaient innombrables comme des monticules de sable dans un désert modelé par le vent.

Parfois les gardes des remparts de Malaga, accroupis derrière les créneaux, voyaient rouler vers la ville une énorme tour faite avec des madriers de bois. Cette tour, œuvre de l’ingénieur Francisco Ramirez de Madrid, se collait aux murailles comme un monstre animé et il en jaillissait des passerelles volantes et des échelles d’où se précipitaient des nuées d’ennemis. Les trompes résonnaient, faisant de toutes parts accourir les défenseurs. Il y avait des corps à corps sans merci. Mais l’essentiel pour les soldats de Malaga était de protéger un groupe d’hommes, porteur de grandes bûches enduites de résine qu’ils enflammaient et lançaient aux pieds de la tour. Le feu finissait pas s’y communiquer. Les Espagnols qui n’avaient pas encore sauté sur les remparts s’enfuyaient au milieu des flammes ou grillaient sur les plates-formes. Et il ne restait plus que le squelette calciné et branlant de la tour vaincue.

D’autres fois, c’étaient les assiégés qui attaquaient. Hamet el Zegri, suivi de ses Gomeres, parvenait à atteindre pendant la nuit le camp espagnol. Chrétiens et Maures se poignardaient dans l’ombre, roulaient dans les escarpements, s’empalaient en luttant sur les pieux. Les Gomeres revenaient sanglants, portant comme trophées des cuirasses damasquinées, des ceintures ornées de bijoux et des têtes exsangues qu’ils avaient coupées.

Mais quand l’été vint, tous ceux à qui, dans Malaga, avait été donnée la faculté de la réflexion, comprirent que la Cause des Maures était perdue.

L’armée du roi Ferdinand avait reçu des renforts immenses. Elle s’étendait sur toutes les montagnes environnantes et les longues files de mules qui venaient la ravitailler y faisaient des sillons animés.

Il n’y avait jamais eu un mois de Schaban aussi torride. L’implacable chaleur du ciel multiplia la misère du siège. L’eau vint à manquer. Les imams se réunirent solennellement dans la mosquée Djouma afin de demander à Allah de faire tomber la pluie bienfaisante sur cette partie malheureuse de la terre. Ils traversèrent la ville en cortège, suivis du peuple silencieux et ils défilèrent sur les remparts.

À la même heure, derrière le cardinal Talavera, derrière des prêtres portant des reliques, une immense procession de religieux qui tenaient des cierges et chantaient des cantiques, parcourait le camp chrétien pour remercier Dieu de sa protection.

Le soleil flamboyait impitoyablement d’un côté sur les robes noires et jaunes des imams, de l’autre sur les surplis étincelants, sur les mitres des évêques, sur l’or des croix. Entre les deux cortèges s’étendait un morne espace où il y avait des morts qu’on n’avait pas osé enlever et où les corbeaux planaient. Mais ni les imams ni les prêtres catholiques ne détournèrent leurs yeux. Les uns silencieux au sommet des murailles rougeâtres, les autres chantant parmi les tentes et les étendards, ils suivirent leur route, comme si leur foi les avait rendus aveugles.

Et Allah n’exauça pas les imams. Au contraire, la chaleur sembla redoubler. Les puits se tarirent. Il fallut mettre des gardes auprès de ceux dont on pouvait encore tirer une eau mêlée de vase et rationner les habitants. Beaucoup, qui étaient affaiblis par la mauvaise nourriture, tombaient dans la rue frappés d’insolation. On vit une sentinelle, sur la plate-forme, au sommet de la tour d’Abdérame, demeurer toute une journée immobile, appuyée sur son arquebuse. Vers le soir, des arbalétriers espagnols qui s’étaient avancés à quelque distance de là lui lancèrent des flèches, sans qu’il interrompît sa méditation. Le soleil l’avait tué depuis longtemps et quand la nuit fut venue ceux qui aspiraient la fraîcheur sur leurs terrasses se montraient encore sa silhouette découpée dans le ciel.

Quelquefois un boulet espagnol enflammait une maison. Mais le bruit courait que la seule chaleur du soleil suffisait pour provoquer des incendies et dans l’atmosphère embrasée on vivait dans la perpétuelle appréhension du feu.

Au supplice de la soif s’ajouta celui de la faim. Les boutiques des marchands de comestibles étaient fermées. Chacun vivait avec ce que sa prudence lui avait fait emmagasiner chez lui. Les imprévoyants mendiaient ou attendaient en longues files les distributions de vivres devant l’Alcazaba. Il y en avait qui mouraient de faim, stoïquement, dans leur maison. On ne les voyait plus. On n’apprenait leur mort que par l’odeur de décomposition qui s’échappait de leur porte. Et comme on mourait aussi des fièvres et de toutes sortes de maladies dont les virulences avaient redoublé, le nombre de ceux qui périssaient allait en augmentant, si bien que cette odeur de pourriture des morts, filtrant des seuils, planant sur les terrasses, traînait dans toutes les rues, était l’odeur même de la ville décomposée et mourante.

Et dans cette misère extrême, comme s’il était enfanté par les ferments de la pourriture, se développa un âpre, un maladif désir de jouir avec cette chair qui allait se gâter.

Dès que le soleil se couchait, les rues s’emplissaient de louches murmures. Les femmes ne pouvaient sortir sans risquer d’être renversées et violées. Les mauvais lieux étaient assiégés. Les esclaves Espagnoles et les danseuses Berbères qui s’y adonnaient à la débauche y firent fortune en quelques jours. La rue Haute, qui était la rue des maisons publiques, offrait un singulier spectacle. Les femmes s’y tenaient devant leur porte, sous des peignes de pierreries, montrant, par leur gandourah ouverte, leur corps recouvert de bijoux de la tête aux pieds. Auprès d’elles, le nègre qui les gardait, en était chargé lui-même. La joie de la richesse faisait s’épanouir l’orgueil sur leurs faces, si bien que celui qui gravissait la rue Haute croyait marcher entre des rangées de reines impudiques, d’idoles obscènes adorées par un peuple corrompu.

Et cette soif effrénée de jouissance s’était occultement communiquée au camp Espagnol.

Les chevaliers, les gens de la Sainte-Hermandad, les Galiciens, les mercenaires, tous espéraient et escomptaient le pillage de la ville. Ils savaient que Malaga était avec Grenade la plus riche cité du royaume des Maures. Le soir, devant les tentes, ils traçaient sur le sable des plans de la ville. Ils se montraient l’emplacement de la rue des bijoutiers, des mosquées, du palais d’Ali Dordux. C’est là qu’il faudrait se ruer tout d’abord. Mais c’était surtout les femmes qu’ils convoitaient. Des prisonniers renégats avaient fait la description des plus belles filles. On les connaissait par leur nom. On les jouait aux dés. On se les partageait d’avance. Zorah, la fille d’un marchand de soieries, qui était célèbre à Malaga pour sa beauté, sa chasteté et son amour de la poésie était la plus désirée avec Rachel, une jeune fille juive de seize ans. Et tous, à la clarté des feux qui luisaient sur leurs armures défaites, ils voyaient en rêve de somptueuses demeures aux portes enfoncées, des chambres pleines de velours et des lits où, sur des brocarts d’or, ils mettaient nues des vierges tremblantes de peur.

Une nuit, Almazan fit un rêve.

Sur une place brumeuse, il voyait Christian Rosenkreutz, pauvrement vêtu et tenant un bâton à la main. Il avait sur son dos, attaché par une courroie, un sac de cuir, comme ceux qui vont faire un long voyage à pied. Son visage était triste et ses yeux d’ordinaire brillants étaient voilés. Il portait autour du cou l’emblématique croix en or alchimique avec une rose épaisse en son milieu et cette croix et cette rose qui ne brillaient pas dégageaient pourtant une sorte de rayonnement surnaturel. En voyant Rosenkreutz, Almazan tendait les bras et s’élançait vers lui. Alors Rosenkreutz tournait un peu la tête de son côté, il le considérait comme on considère un inconnu qui ne vous inspire pas de sympathie, et il se mettait à marcher à grands pas, loin de lui. Il allait très vite. Il avait déjà gravi une haute montagne. Au bout d’un chemin infini, il retrouvait d’autres hommes qui semblaient l’attendre, dont Almazan ne distinguait pas le visage, mais qui portaient tous autour du cou le même emblème de la rose et de la croix. Almazan faisait un immense effort pour s’élancer et gravir cette montagne. Il sentait son corps lourd comme du plomb. Il ne pouvait pas bouger. Quelque chose de chaud, de puissant et de délicieux l’immobilisait.

Il se réveilla. Isabelle avait ses deux bras passés autour de ses épaules et son corps était collé contre le sien. Il sentait sur lui le mouvement de son ventre quand elle respirait et l’air embaumait de ce parfum humain dont sa vie était grisée.

Quelle chaîne solide faisaient ses minces poignets ! Comme elle était légère et lourde pourtant ! Ah ! non, celui qui avait cette chair tiède sur la sienne ne gravirait jamais la montagne.

Il l’étreignit avec ardeur. Elle riait de s’éveiller sous ses caresses. Comme le jour naissait, ils s’habillèrent et descendirent vers la mer. Tout était calme. Jamais Isabelle n’avait été aussi gaie. Au bas du jardin, il y avait un peu de sable qui formait une plage. Ils y arrivèrent et alors Isabelle déroula le long voile de cachemire dont elle était enveloppée, elle jeta ses babouches, disant qu’elle voulait se baigner. Quand elle fut nue, elle s’élança vers la mer. Mais elle revint aussitôt et elle appela Almazan.

Il y avait une masse informe que, sans doute, la marée avait jetée sur le sable et qui flottait encore à demi. C’était une forme humaine. Les poissons en avaient dévoré la face, mais au cramoisi des vêtements que l’eau n’avait pu décolorer, Almazan reconnut que c’était là ce qui restait de Tarfé.

Plein d’horreur, dans l’aurore naissante, il dut recharger ce corps sur la barque et ramer pour le jeter le plus loin possible du rivage.

À partir de ce jour, il ne descendit plus les escaliers des jardins et il n’alla plus vers la mer.

Il s’efforça de ne plus penser. Il se savait déchu et il était résigné à sa déchéance. Le désir du corps d’Isabelle le tourmentait perpétuellement. Il l’aimait avec d’autant plus de fureur qu’il sentait quelque chose en elle lui échapper.

Un jour, il quitta la grande salle du marché où l’on avait entassé des blessés et il rentra chez lui à l’improviste. Isabelle n’était pas là. Il appela les servantes. Celles-ci balbutièrent, elles ne savaient rien. Il les menaça inutilement.

Alors, rempli d’inquiétude, il partit à sa recherche. Le soleil était plus implacable que jamais et les pierres elles-mêmes avaient l’air de souffrir. Il fut entouré d’un groupe de gens hâves qui parcouraient les rues en demandant la reddition de la ville. Ils le reconnurent comme un membre du Conseil des Douze et ils crièrent :

— Du pain ! Du pain pour nos enfants !

Il eut du mal à leur échapper.

Un peu plus loin, il entendit des clameurs et des femmes qui gesticulaient, le poussèrent au centre d’un groupe, sur le seuil d’une maison.

Un géant à tête de brute brandissait le corps décharné d’une fillette, il levait sur la foule cette momie de cire, aux yeux clos.

C’était un boucher qu’on accusait depuis plusieurs jours d’avoir tué son enfant pour la manger. Saisi de rage, il venait de la déterrer pour prouver le mensonge de ces accusations. Et comme les témoins de cette scène reculaient, criaient, demandaient le châtiment des calomniateurs, le boucher s’assit par terre et se mit à pleurer comme un enfant.

Almazan contourna le quartier mal famé qui était au pied de l’Alcazaba. Les bouges grouillaient d’une vie intense. Les corps reluisaient sous la sueur. Le derviche Massar avait affirmé que l’extraordinaire chaleur était le signe annonciateur de la fin du monde. Cela avait provoqué un redoublement de désir charnel. Par les portes ouvertes, on distinguait des êtres accouplés et Almazan remarqua que les gémissements du plaisir ressemblaient aux râles des morts.

Une femme jetait ses bijoux et demandait de quel côté était La Mecque pour prier. Un groupe réclamait le silence. La trompette d’Israfil avait fait, disait-on, retentir le premier son qui était le son précurseur. Il fallait attendre le deuxième son, celui de la consternation, et le troisième, celui de la résurrection. Quelqu’un criait que le Masihal Dadja, le faux prophète, avait paru et que c’était le roi Ferdinand. Un autre montrait le soleil et disait qu’il allait s’éteindre brusquement comme un cierge soufflé par l’haleine d’Allah. Et un nègre tordait les pattes d’un chien afin qu’il se plaignît en langage humain, car le jour du jugement dernier, les bêtes devaient parler.

Une créature aux yeux fous tomba sur le sol dans une crise d’hystérie et saisit Almazan par la jambe. Il se dégagea mais, malgré le dégoût qu’il éprouvait, il ne pouvait se résigner à s’éloigner. Il se rappelait des descriptions qu’Isabelle lui avait faites des parodies de Sabbat chez Aboulfedia. Il se rappelait la fausse horreur qu’elle témoignait, le regret trahi par son regard et le battement de ses seins. Aboulfedia lui avait parlé jadis de cette promiscuité dans la volupté que l’on retrouvait dans les cultes secrets des dieux antiques. Ceux qui avaient pratiqué une fois ces rites, aspiraient à recommencer. Isabelle était peut-être vautrée dans un de ces bouges parmi des filles publiques, se livrant à des hommes dont la lascivité était multipliée par la terreur et par la faim.

Mais où la trouver ?

Des négresses lui firent signe puis essayèrent de l’entraîner. Il ne voyait autour de lui que des faces ricanantes, abjectes.

Al Nefs, l’ange de la luxure ! Il se souvint d’Isabelle avec sa chemise pourpre, quand elle lui était apparue dans les jardins d’Alexaras, sous une voûte de citronniers d’or. Al Nefs n’était pas un ange au beau visage, c’était un démon, c’était mille démons aux formes affreuses, c’était la puissance qui attire en bas l’esprit de l’homme et cause son irrémédiable perte.

Il s’enfuit en courant. Il descendit des rues. Il butait sur des ordures qu’on ne balayait plus et qui formaient de grands tas.

Des gens épuisés, assis sur ces ordures, ne se détournaient même pas pour le regarder. Des bandes de vautours s’envolaient sur ses pas et se posaient en grappes sur les palmiers desséchés des places publiques.

Il atteignit enfin sa maison. Isabelle était rentrée. Elle avait un visage fermé, hostile. Almazan vit avec surprise qu’elle cachait dans un coffret, précieusement, un crucifix d’ivoire. Était-ce cela qu’elle était allée chercher dans les rues de Malaga ?

Cette question fit éclater sa colère.

Est-ce qu’elle n’était pas chrétienne, est-ce qu’elle n’était pas Espagnole ? D’ailleurs, on l’avait enlevée par violence. Il y avait une malédiction sur Malaga et sur le peuple qui la défendait. Elle ne voulait pas être confondue avec le troupeau des filles musulmanes, quand il y aurait le pillage de la ville. Elle voulait vivre et elle prenait ses précautions.

— Quelles précautions ? demanda Almazan.

Elle répondit qu’Isabelle de Solis obtiendrait toutes les sauvegardes qu’elle voudrait de don Gutierre de Cardenas, un des héros de la guerre. Elle l’avait connu à Séville. Il était aisé de lui faire parvenir un message par un transfuge, la nuit.

Almazan déclara qu’il était résolu à l’empêcher d’envoyer ce message.

Alors, l’indignation d’Isabelle fut à son comble.

— Parce que je t’ai aimé, je suis liée à toi pour toujours et après avoir été l’esclave d’un roi, je deviendrais celle d’un soldat espagnol, rien que pour avoir l’honneur de partager ton sort. Est-ce que c’est ma faute, si tu es un renégat, si tu ne peux pas rentrer en Espagne ? Il ne le fallait pas empoisonner autrefois l’archevêque de Séville. Avec moi, ce n’est pas la peine de nier. J’ai vu son serviteur que tu avais tué aussi, la nuit où je me suis réfugiée dans ta maison de Triana. J’ai regardé en m’en allant par la serrure et j’ai compris pourquoi tu ne m’avais pas prise, quand je m’offrais à toi. Il paraît que tu as peur des morts !

Almazan demeura silencieux. Ainsi Isabelle avait cru qu’il était l’assassin de son protecteur ! C’était peut-être pour cela qu’elle l’avait aimé ! Il eut le dégoût de lui-même comme s’il avait réellement commis ce crime.

Il monta sur la terrasse de sa maison et il y resta longtemps, debout. Le soleil se couchait. Une femme et un vieillard, dans le jardin, tiraient péniblement du puits une eau croupissante. Des vautours, avec un bruit d’ailes, s’envolaient de la mosquée Djouma où un muezzin disait d’une voix brisée la prière du soir. L’air était écrasant et chargé d’odeurs affreuses. Partout, dans cette ville torturée, le désespoir emplissait les âmes.

Et il comprit que son amour, par une loi naturelle, se décomposait, lui aussi, avec l’haleine des puits morts et la pourriture des cadavres abandonnés aux bêtes.

La fin du monde n’arrivait pas. Loin de s’éteindre, le soleil redoublait d’ardeur. Les trompettes qui sonnaient n’étaient pas les trompettes d’Israfil mais celles des gardiens des tours appelant les Gomeres aux remparts. Faute de nourriture et d’eau, beaucoup de soldats ne pouvaient plus se lever pour combattre et les Espagnols élargissaient chaque jour les brèches des murailles.

Hamet el Zegri résolut de tenter une sortie désespérée avec tout ce qui restait de guerriers valides. Massar avait reçu des morts l’assurance de la victoire. Les armes se briseraient sur la poitrine des croyants devenus invincibles. Sa certitude était si grande, qu’il offrit de marcher, nu-tête, devant les combattants, portant la bannière blanche des Gomeres. On accepta et l’enthousiasme revint. La ville eut un dernier frisson de gloire.

Massar tomba le premier d’une pierre de fronde qui lui brisa le crâne. Les Gomeres combattirent avec frénésie mais furent accablés par le nombre. Hamet el Zegri chercha vainement la mort. Il revint couvert de sang, désespéré. Toutefois, il put sauver la bannière blanche.

Alors ce fut comme si la ville sortait de léthargie. Des délégués de quartiers, des délégués de corps de métier glissèrent furtivement vers la maison d’Ali Dordux. Il fallait offrir la reddition de la ville. Ali Dordux l’avait fait de lui-même. Il avait déjà envoyé des émissaires au roi Ferdinand. Il avait proposé d’ouvrir par trahison une porte de la ville, de livrer Hamet el Zegri, ses Gomeres, les renégats, à la condition que les habitants de Malaga auraient la vie sauve et que leurs biens seraient respectés. Le roi Ferdinand avait répondu que la ville devait être rendue sans conditions, qu’elle serait pillée et que ses habitants seraient réduits en esclavage.

Quand Almazan arriva devant la porte d’Ali Dordux où siégeait le Conseil des Douze, on lui en refusa l’entrée. Comme il s’étonnait et prenait à témoin quelques notables marchands qui se trouvaient là, ceux-ci se détournèrent. Il comprit. Les Espagnols le traiteraient sans doute en renégat, et, pour ne pas avoir à le défendre, les habitants de Malaga se hâtaient de l’abandonner.

Il se dirigea vers le château de Jebelfaro pour rejoindre Hamet el Zegri. Chemin faisant, il voyait des gens pleurer sur les portes. D’autres priaient avec une résignation farouche, prosternés dans les ordures. On venait d’apprendre la réponse du roi d’Espagne.

Mais Almazan ne put pas parvenir au château. La galerie voûtée qui partait de l’Alcazaba et qui y menait avait ses lourdes portes closes. Hamet el Zegri s’était enfermé avec les derniers Gomeres et ne voulait plus communiquer avec une ville qui projetait de se rendre.

Almazan revint chez lui. Isabelle l’attendait impatiemment. Elle lui sauta au cou. Elle était tendre et pleine d’ardeur. Elle l’entraîna aussitôt dans le jardin. Il y avait là un pêcheur du voisinage qui l’attendait aussi. Ce pêcheur était un brave homme nommé Reduan qui avait eu l’avant-bras broyé par un boulet au début du siège et qu’Almazan avait soigné et guéri. Il venait faire part à Almazan du projet de fuite qu’il avait conçu avec deux autres pêcheurs.

Il avait remarqué que de larges mahones plates sillonnaient sans cesse la mer autour des galères espagnoles, portant des troupes au rivage, rapportant de l’eau et des approvisionnements aux vaisseaux. Ces mahones avaient toutes à l’avant un falot rougeâtre. Or, il possédait une mahone de même forme. Dès que la nuit allait être venue, il allait s’y embarquer, il longerait d’abord la côte, puis, accrochant un falot rouge à son avant, il ramerait franchement vers la flotte espagnole. Il espérait, à la faveur de l’obscurité, être confondu avec les barques de ravitaillement et traverser la ligne ennemie. Ensuite, il déploierait sa voile et, si Allah le protégeait, il atteindrait Almuneçar ou même la côte marocaine.

Il offrait à Almazan et à Isabelle de les emmener. Celle-ci avait déjà accepté et un petit coffre qui contenait ses effets était déjà préparé, ainsi qu’un coffret où il y avait ses bijoux.

L’immuable soleil allait disparaître dans la mer et une brise de feu, roulant la poussière et les miasmes, se levait lourdement. Reduan déclara que cette brise permettrait de gagner l’Afrique dans la nuit. Il fut convenu qu’avant une heure, il serait au bas du jardin avec sa mahone.

Cette heure d’attente, sur la terrasse du jardin, passa très vite. Isabelle posait parfois sa tête sur l’épaule d’Almazan ou, le fixant de ses yeux d’or légèrement ambrés, elle lui demandait d’oublier les paroles mauvaises qu’elle lui avait dites. Est-ce qu’il n’était pas le seul homme qu’elle avait jamais aimé ?

Mais ses nerfs étaient ébranlés. Elle tremblait, elle avait des peurs subites. Elle se précipitait tout d’un coup vers la porte d’entrée de la maison, elle l’entr’ouvrait et elle regardait anxieusement dans la rue.

Depuis le matin, le canon ne retentissait plus, ni du côté des assiégés, ni du côté des assiégeants et ce silence avait quelque chose de sinistre. À un moment donné, Isabelle se blottit contre Almazan et elle le supplia, avec une voix enfantine, de la prendre et de la garder toujours avec lui. Et puis, tout d’un coup, elle s’était dégagée, elle essuyait ses yeux et elle écoutait encore des bruits de pas.

À la fin, il y eut au bas du jardin un clapotement d’eaux et un appel chuchoté. La mahone était là. Almazan prit le coffre d’Isabelle et ils descendirent. Ils avaient déjà pris place à côté des trois hommes quand Isabelle, légère, bondit à terre. Elle avait oublié le coffret qui contenait ses bijoux.

Elle disparut dans les lauriers. Elle ne redescendit pas. Les pêcheurs s’impatientaient. C’était au commencement de la nuit qu’il fallait tenter la chance parce qu’il y avait alors un va-et-vient de bateaux qui cessait ensuite.

Almazan remonta à grands pas les escaliers du jardin, puis ceux de la maison. Il alla jusqu’à la terrasse du toit. Il redescendit. Tout était désert. Le coffret de bijoux que, naguère, il avait remarqué sur le lit de la chambre, n’était plus là.

Alors, étreint d’un pressentiment, il s’approcha de la porte de la rue. Elle n’était que poussée. C’est par là qu’Isabelle venait de s’enfuir. Elle avait fui volontairement, car s’il y avait eu violence, elle aurait poussé un cri qu’il aurait entendu. Il se rappela ses dernières paroles d’amour. Quel mystère que le cœur des femmes !

Il retraversa le jardin. Les trois pêcheurs tenteraient la fortune sans lui. Il les serra dans ses bras. Tout était bien. Le Prophète les conduirait sains et saufs sur les rivages marocains. Lui demeurait. Il ne méritait pas la liberté.

À l’angle de la rue des Armuriers et du Marché, Almazan fut bousculé par un homme qui titubait.

— Ali Dordux vient de livrer la porte d’Abderame, dit-il. Les Espagnols sont dans la ville.

L’homme s’assit par terre, comme s’il allait faire un récit de l’événement. Mais il vomit un flot de sang et il commença à râler.

Almazan entendit un bruit de pas et d’armes qui s’entrechoquaient. Il n’eut que le temps de s’effacer contre une porte. Des soldats espagnols, tenant leur arquebuse par le milieu, couraient vers la rue des Bijoutiers.

Il y eut une détonation puis plusieurs autres et, de tous côtés, retentirent des rumeurs, des cris d’épouvante, et des bruits de hache qui frappaient le bois des portes.

Sans savoir où il allait, Almazan descendit la rue des Armuriers. Il avait la tête vide. Il ne souffrait pas et ne s’étonnait pas. Le malheur des autres était conforme à son propre malheur.

Au-dessus de lui, sur le balcon d’une maison de pierre, il entendit un cri déchirant. Une femme, à demi nue, essayait d’escalader la balustrade du balcon et de se jeter dans la rue. Ses tresses brunes pendaient et son sein s’écrasait sur la pierre. Comme elle allait basculer, deux hommes surgirent derrière elle. L’un la saisit sous les aisselles, l’autre par les jambes. Ils répétaient :

— Nous ne te ferons pas de mal ! Au contraire !

Il y en avait un troisième qui levait un falot et à cette clarté Almazan vit sur son visage une expression de gaîté idiote.

Quelques pas plus loin, une sorte de colosse qui portait sous le bras une immense épée à deux mains, se tenait le cou d’où le sang coulait et il cria :

— Amenez-le ici ! Il m’a traversé le cou avec ses dents. Puisque c’est un loup, je vais le traiter comme une bête et le clouer sur sa porte. Il servira d’exemple aux autres.

De l’intérieur d’une maison on lui lança un enfant maigre, d’une quinzaine d’années, qui se débattait.

L’homme à la grande épée tira une dague de sa ceinture, saisit l’enfant par le poignet en le lui tordant et, d’un seul coup, au milieu de la main, il le cloua au bois de la porte.

À ce moment, de la maison qui était en face, sortit un soudard qui avait l’uniforme des Galiciens. Ses yeux luisaient dans son visage rusé. Il tirait trois jeunes filles en chemise, attachées à la même corde. Il prit à témoin deux de ses compagnons dont l’un était en train de charger un coffre sur le dos de l’autre.

— Regardez-les, ces païennes. Ce sont trois sœurs. Enchaînées au même licou comme des ânesses ! Personne ne pourra discuter qu’elles sont à moi. Je les vendrai le prix que je voudrai. Tenez, touchez comme elles ont la peau douce !

Il déchira la chemisette en gaze de soie de la première et il la poussa brutalement en avant afin que ses compagnons puissent palper le jeune corps.

Mais il roula à quatre pas, le ventre ouvert. L’homme à la grande épée qui se retournait pour voir les jeunes filles, reçut un coup de poignard dans l’œil droit qui le fit s’affaler sur le sol.

Almazan avait jailli de l’ombre et il frappait comme un furieux. Ce qu’il venait de voir lui avait ôté toute prudence et toute raison. Des imprécations retentirent. Des épées sifflèrent autour de lui. Il porta d’autres coups et il s’élança au hasard en avant.

Il gravit une rue, il en descendit une autre. La force qui l’animait le faisait frapper et passer. À travers les ténèbres, un hurlement de rage le suivait. Il apercevait de tous côtés des visages qui, tous, exprimaient le même appétit bestial de luxure, des bras ouverts pour saisir des formes de femmes. Il songeait confusément :

— Al Nefs ! le démon luxurieux qui m’a perdu ! C’est lui qui se répand, qui se déchaîne, avec des ailes, des bouches, des tentacules, une vie multiple, monstrueuse, infinie.

Il luttait contre Al Nefs. Une étrange puissance le rendait léger, ailé, invincible.

Des appels désespérés partaient d’une maison. Il y pénétra, sauta par-dessus des cadavres et vit, à la clarté d’une lampe de bronze, un homme accroupi sur une femme qu’il violait. Il avait un casque étincelant et une cuirasse bombée. Almazan lui enfonça son poignard au bas du crâne entre le casque et cette cuirasse, et, comme un Espagnol qui l’avait suivi le visait avec une arquebuse, il détourna le coup et lui lança la lampe de bronze à la figure.

Il reprit sa course. Sur une petite place, il reconnut vaguement un vieillard à longue barbe blanche. Il était debout sur le seuil de sa maison, il levait une petite lanterne et il souriait en répétant :

— Je le savais ! C’est la fin du monde !

Peut-être avait-il perdu la raison. Un cavalier qui traversait la place se pencha sur ses étriers pour l’examiner. Ce devait être un seigneur d’importance. Il portait, sur une cotte de mailles souple, une cape courte en velours violet et ses traits avaient quelque chose de grave et de triste.

— C’est la fin du monde ! lui dit doucement le vieillard.

Le cavalier haussa les épaules, et, négligemment, avec le manche de sa lance, il frappa le vieillard sur le crâne.

Almazan sauta en croupe derrière lui, le saisit à bras-le-corps, le désarçonna et roula par terre tout en lui labourant le visage avec son arme. Des soldats, qui débouchaient d’une rue, s’élancèrent et tentèrent, de lui percer la poitrine avec la pointe de leur hallebarde. Mais le cheval se cabra au milieu d’eux et Almazan reprit sa course, suivi par une clameur de rage.

Des incendies s’allumaient de-ci de-là. Il allait, suivi du piétinement de ceux qui le poursuivaient, à travers un monde d’hallucinations et de fantômes. Il promenait la lumière de la vengeance dans une cité fantastique.

Des fuyards sortirent en troupeau d’une mosquée. Il les traversa et il traversa aussi un groupe de soldats espagnols, pris de panique, qui criaient à d’autres :

— Prenez garde ! Voici les chevaliers de la Sainte-Hermandad ! Ils mettent à mort les incendiaires.

Il s’arrêta à un carrefour, frappé par un nom qu’il avait entendu dans la bouche d’Isabelle. Un soldat disait à un autre :

— C’est don Gutierre de Cardenas ! Il vient de planter l’étendard de Santiago et la bannière des rois sur la tour de l’Alcazaba.

Il vit passer, au milieu d’une escorte, un jeune homme aux yeux bleus, revêtu d’une armure blanche, avec une aigrette blanche à son casque qui ressemblait aux archanges Michel, tels qu’on les représente sur les enluminures des missels chrétiens.

Il ne s’arrêta pas.

Il était couvert de sang et il avait la sensation de porter à son poing, avec son poignard ébréché, une sorte de flamme purificatrice. Il ne se lassait pas de frapper. Il cherchait à donner la blessure qui sauverait les hommes. C’était la luxure du monde dont il voulait trouer le cœur.

Les arquebuses partaient sous ses pas. Il entendait siffler les flèches des arbalètes. Il repassait parfois par les mêmes rues, tombait sur les mêmes groupes. Des hurlements s’élevaient alors :

— Le voilà !

Mais il était poussé en avant par une loi intérieure, plus forte que sa volonté, il traversait des gerbes d’épées sans être touché par elles et il disparaissait dans les ténèbres quand on allait le saisir, comme s’il était un morceau animé de cette ombre pleine d’épouvantes.

Et soudain à un carrefour, devant lui, proche à le toucher, comme la personnification de cette luxure nocturne qu’il poursuivait, se dressa, splendide, une créature nue, d’une extraordinaire beauté, dont la peau flambait, rose et blanche sous un feu de torche. Une seconde seulement ! Il eut durant une seconde une vision de beauté et de plaisir, si émouvante qu’un sanglot le secoua de la tête aux pieds. Ce fut comme si son âme chavirait, revenait en arrière. Ah ! L’idéal brillait aussi dans la matière de chair ! Mais rien qu’une seconde ! Vingt voix criaient :

— Zorah ! La plus belle fille de Malaga ! C’est moi qui l’ai mise nue ! Passez-la-moi !

Le porteur de la torche montra un visage balafré, avec des dents gâtées, derrière l’épaule de Zorah, Zorah la chaste, qui était la gloire de Malaga pour son génie poétique et sa beauté. Il la tenait par une poignée de sa chevelure, et la renversait un peu en arrière, ce qui tendait la courbe de ses seins. Et, comme de tous les côtés, avec des rires et des grognements, des hommes se ruaient sur Zorah, il promena à droite et à gauche sa torche, pour défendre sa proie. Mais trop tard !

La flamme circulaire éclaira des animaux à quatre pattes, un troupeau de créatures moitié loups, moitié porcs, qui se poussaient, qui se mordaient entre eux pour se vautrer sur le corps renversé de la jeune fille, pour le polluer de leurs griffes, de leurs poils, de leurs babines.

Une voix cria derrière Almazan :

— C’est lui ! Il faut le prendre vivant ! Il faut qu’il soit brûlé !

Il ne bougea pas. Son poignard glissa de sa main. Sa force ailée l’avait abandonné. Il reçut un coup sur la nuque. Il sentit qu’on lui attachait les bras autour du corps et qu’on le traînait au milieu des ordures de la rue.

Il ne reprit connaissance que le lendemain soir. Il était étendu, les mains et les pieds solidement garrottés, dans une cour fermée par de hautes murailles. Une quinzaine de prisonniers étaient à côté de lui. Il les reconnut pour des renégats. Ceux-ci lui apprirent ce qu’ils savaient des événements.

Ali Dordux avait livré une porte de la ville, en échange de la liberté et de la garantie de ses biens, pour lui et quelques familles. C’était don Gutierre de Cardenas qui était entré le premier dans Malaga, mais par un autre côté, en sorte qu’il semblait que la place avait été livrée par deux trahisons. Les Gomères, épuisés et affamés, avaient forcé Hamet el Zegri à rendre le château de Jebelfaro. Toute la journée, sur le port, les évêques et les nobles Castillans s’étaient partagé les habitants réduits en esclavage. C’était là aussi qu’on avait dressé les bûchers et que, pour donner un spectacle à l’armée, on avait brûlé un à un les renégats. La cour où Almazan se trouvait était celle où on les avait parqués. Il faisait partie du petit nombre qui restait et qui serait sans doute brûlé le lendemain.

Il passa la nuit, assis sur son séant, trop faible pour se souvenir, trop désireux de mourir pour craindre.

Le soleil brillait depuis longtemps quand la porte de la cour s’ouvrit. Des gens de la Sainte-Hermandad venaient chercher les prisonniers. On délia enfin Almazan. Un officier le désigna du doigt, en disant :

— Il faudra donner à manger à celui-là. C’est le fameux Almazan. Il paraît que le tribunal de l’Inquisition vient de le réclamer et une escorte de cinquante cavaliers est commandée pour l’emmener à Séville.

Et l’officier le considéra avec curiosité, comme on considère un criminel célèbre.

Almazan avait de la peine à marcher et un soldat le prit par le bras pour le soutenir. Il ne put manger le pain qu’on lui donna, mais il but un peu de vin dont il fut grisé.

Il traversa, comme en songe, la ville captive. Le soleil de midi pesait sur son crâne et la fumée des bûchers, dans l’air immobile, transportait un relent de chair grillée.

Le long de la mosquée Djouma, Almazan croisa une longue file de jeunes filles. C’étaient les enfants des plus riches et des plus nobles habitants de Malaga qu’on envoyait en cadeau, comme esclaves, les unes à Jeanne de Naples, la sœur de Ferdinand, les autres à la reine du Portugal.

Un peu plus loin, il y avait un débat. Un seigneur castillan, à cheval, tout couvert de fer, était arrêté au milieu de la rue. Sa mine était sauvage, et une flamme insensée luisait dans ses yeux. Une corde enroulée à son poignet droit était attachée au bras d’une jeune fille qui marchait à pied à côté de lui. Elle avait un visage délicieusement pudique et étonné. C’était la jolie juive Rachel, fille du changeur Jéroboam. Ce Jéroboam se tenait à genoux et expliquait que tous les Juifs de Malaga venaient d’être rachetés par un de leurs coreligionnaires de Séville contre vingt mille doublons d’or. La somme avait été comptée le matin au roi Ferdinand.

Le seigneur castillan répondit qu’il avait obtenu en pleine propriété, la veille au soir, la jeune Rachel du roi lui-même et que cette donation était irrévocable. Et comme le père faisait mine de s’élancer sur sa fille pour la retenir, tirant sur la corde, le Castillan la mit en croupe devant lui, il lui écrasa les seins contre sa cuirasse et partit au galop en riant d’un rire fou.

Mais la violence et l’injustice apparaissaient à Almazan comme la norme du monde, la pierre et le ciment quotidien dont les hommes bâtissaient leur édifice. Il avait perdu la faculté de s’indigner. Tout était dans l’ordre des choses et contribuait à des fins ignorées.

Et il ne fit pas un mouvement non plus quand, sur la route de Séville, un de ses gardes dit, en montrant une litière fermée, que précédait un cavalier avec un fanion à sa lance :

— Ce sont les armes de Cardenas. Cette litière doit renfermer la belle renégate à laquelle il tient tant, celle qui lui a procuré la gloire d’entrer le premier dans Malaga.

La litière avait disparu. D’une petite vallée pleine de myrtes sauvages et de palmiers, monta soudain une odeur saine dont Almazan avait perdu le souvenir, une odeur qui n’était plus celle de la pourriture des morts. Alors seulement il pleura.