Albin Michel (p. 249-262).

XIX

le siège de malaga

Isabelle s’accommodait mal de la vie obscure qu’elle menait maintenant à Malaga. La maison qu’elle habitait avec Almazan était spacieuse et splendide. Des jardins en étages y descendaient jusqu’à la mer et de la terrasse du toit on apercevait les cimes des montagnes qui encerclaient la ville.

Mais elle ne sortait guère. C’était Hamet, de la famille des Zegris, qui, en l’absence d’El Zegal, commandait les troupes à Malaga. Il n’avait peut-être pas oublié la haine de sa famille contre l’ancienne favorite. Elle devait craindre l’écho de cette haine.

Le soir, Almazan détachait avec elle une barque à voile triangulaire et ils erraient le long du rivage. Elle retrouvait alors sa gaîté. Elle s’amusait à faire jaillir l’eau avec la main et à en lancer des gouttes vers le ciel. À la clarté des étoiles, ces gouttes retombaient comme une cascade lumineuse et elle pensait aux saphirs et aux perles du trésor de l’Alhambra. Elle devenait silencieuse, contemplant ce qui dans les régions de l’âme est au delà du regret.

D’autres fois les deux amants s’asseyaient sur la terrasse de la maison et, serrés l’un contre l’autre, ils écoutaient indéfiniment une joueuse de darboukah placée parmi les lauriers blancs du jardin. De lointaines musiques venaient de la ville. Des chanteurs longeaient le rivage et leurs voix traînantes dans la nuit semblaient ouvrir d’invisibles portes sur le monde des désirs.

Almazan et Isabelle s’étreignaient alors et ils ne se rassasiaient pas du plaisir de se posséder. Mais le repos qui suit les caresses était toujours mêlé d’amertume. Isabelle pensait à sa gloire qu’elle avait perdue. Sa vanité, qu’elle avait développée comme un appétit, n’étant plus satisfaite, la faisait souffrir. Et Almazan se souvenait de Rosenkreutz qu’il avait abandonné sans le prévenir, il se souvenait de ses projets, de son but. Défendre l’esprit, transmettre la vérité ! Ah ! comme il en était loin !

Tous les deux comprenaient par leur silence réciproque l’ordre de pensées dans lequel ils s’enfonçaient. D’un commun accord, ils s’évadaient de cette ombre pour se retrouver face à face, actifs, clairvoyants, avides de se faire souffrir sur un terrain, toujours le même, dont ils parcouraient sans fin la courbe désolée.

Isabelle parlait des hommes dont elle avait été aimée. Elle jetait d’abord un nom, négligemment.

— Celui-là aussi ? questionnait Almazan.

Elle disait : non, mollement, en détournant la tête. Alors, il lui prenait les poignets, il fallait qu’elle avouât, qu’elle lui racontât comment c’était arrivé et il la menaçait, il la désirait davantage. Elle jurait qu’elle n’aimait que lui. Ils convenaient tous les deux que le passé était un abîme sur lequel il ne fallait pas se pencher pour ne pas être flétri par l’haleine qu’il dégageait. Mais ils étaient avides de recommencer l’un et l’autre, lui à cause de la curiosité dévorante qui est le fond du désir de l’homme, elle pour l’émotion d’une volupté plus intense qui naissait d’une jalousie toujours plus furieuse.

C’était par les nuits les plus tranquilles, sous les cieux les plus immaculés, qu’Isabelle évoquait ses débauches passées, à Séville, avec Aboulfedia et les êtres louches qu’il racolait à Triana pour ses fêtes obscènes.

— Tu as entendu parler du Sabbat, disait-elle. Lui, connaissait la façon dont on le célébrait dans tous les pays. Il nous faisait revêtir des costumes singuliers et il y avait des rites tellement absurdes que nous ne pouvions les accomplir sans éclater de rire. Ah ! nous nous amusions bien, quelquefois, avec Rodriguez ! C’était toujours moi la femme que l’on mettait nue sur l’autel et sur le ventre de laquelle on célébrait la messe. D’abord j’avais de la peine à garder mon sérieux. Mais à mesure que la cérémonie se poursuivait, soit par le fait de la chaleur, des parfums d’encens et de musc mêlés, ou à cause de cette atmosphère diabolique, ma raison s’égarait, je ne pensais plus à rien, j’avais envie de caresses, j’en recevais et je ne savais pas ensuite quels hommes m’avaient fait tant de marques sur le corps, en me serrant contre eux.

Almazan claquait des dents. Parfois il la menaçait. Mais d’autres fois, livide, voulant apprendre davantage, il la suppliait de parler encore.

— Oui, la profanation ajoutait au plaisir. Aboulfedia sculptait lui-même des Christs pareils à des divinités phalliques du paganisme. Les gouttes de cire des cierges étaient comme des étincelles qui attisaient les corps déjà énervés par le murmure des litanies infâmes. Rodriguez était beau comme un ange et sa vilenie avait un attrait pervers. Elle se souvenait d’un froissement de chasuble sur ses reins, d’une fille ivre renversée, de lèvres qui avaient un goût de malédiction. Elle avait la nostalgie de la volupté parmi les fumées des cassolettes, au milieu d’une parodie d’adoration.

Brisés et furieux, Almazan et Isabelle finissaient toujours par s’étreindre plus passionnément sur la terrasse qui dominait la ville et la mer. Mais après ils demeuraient tristes et accablés, liés par une chaîne plus solide, séparés par un abîme plus profond.

Et par un accord tacite, ils ne parlaient jamais de Tarfé, mais avec une force égale, ils y pensaient tous les deux.

L’armée du roi Ferdinand était déjà à Besmillana, à deux lieues de Malaga et personne ne croyait encore à la possibilité d’un siège. De formidables murs d’enceinte flanqués de tours carrées dressaient leur masse autour de la ville, face aux montagnes. Des canons étaient disposés sur les môles du port. Et le port et la ville étaient dominés par l’Alcazaba, bâti sur une éminence rocheuse et dominé lui-même par le château de Jebelfaro, bâti sur une éminence encore plus haute. Les deux donjons communiquaient entre eux par un chemin couvert et étaient inexpugnables. Malaga reposait tranquille à leurs pieds comme une couvée de maisons à l’ombre de deux gardiens de pierre.

Les habitants ne commencèrent à s’inquiéter que lorsqu’ils virent, du haut des remparts, des milliers de cavaliers et de fantassins se répandre dans la Vega, y planter leurs tentes et leurs bannières. Alors seulement ils songèrent à fuir. Ceux qui avaient des barques y chargèrent leurs biens et firent voile soit vers le port d’Almuneçar, soit vers le Maroc.

Ceux qui ne se hâtèrent pas, virent avec consternation, le matin du troisième jour, quinze grandes galères et une trentaine de caravelles qui bloquaient la rade. En même temps, la foule qui stationnait dans les rues et sur les places se transmettait des nouvelles, tour à tour terribles ou rassurantes.

On annonça d’abord que le conseil des marchands que présidait le riche Ali Dordux était en train de délibérer dans l’Alcazabra avec l’Alcaïde de Malaga Aboul Connaxa. Ensuite la ville entière soupira de soulagement. Une députation était partie pour le camp espagnol afin d’offrir au roi Ferdinand la reddition de la place. On savait par l’exemple des villes déjà assiégées par les Espagnols que le roi Ferdinand se contentait d’une déclaration de vasselage et d’un tribut en or. Les uns coururent aux remparts attendre le retour de la députation, les autres se massèrent devant la maison d’Ali Dordux et l’acclamèrent comme représentant de la paix. Puis, partant des deux donjons, une vague de silence et de terreur gagna de proche en proche et s’étendit sur toute la ville.

Hamet el Zegri, qui occupait le château de Jebelfaro avec deux mille mercenaires marocains de la tribu des Gomeres, était descendu dans l’Alcazaba, entouré de ses soldats, aussitôt qu’il avait appris l’envoi de la députation. Il avait mis à mort l’Alcaïde comme traître à la cause des Maures et il s’était fait proclamer Alcaïde à sa place par le Conseil des marchands épouvantés. Maître de l’armée et des pouvoirs civils, il avait décidé la résistance à outrance.

Le peuple n’eut pas le temps de commenter cet événement. Des fanfares résonnèrent sur toutes les tours, coururent circulairement autour de la place. Une cavalcade dégringola sur les lacets des châteaux. Hamet el Zegri parcourut les rues de la ville, suivi de ses troupes en armes. Les mercenaires avaient des chevaux noirs de petite taille. Ils portaient des cuirasses pleines, en acier poli, des casques hauts avec des tringlettes busquées qui descendaient sur leur nez et enlevaient à leur visage l’apparence humaine. Leurs lances étaient étonnamment longues et ils les portaient toutes droites, en sorte qu’elle semblaient de jeunes arbres plantés dans le sol et leurs boucliers étaient des masses métalliques étincelantes dont ils se servaient pour écraser leurs ennemis. Derrière eux, sans armures, vêtus de cuir brun et n’ayant pour seule arme qu’un court cimeterre, venaient trois cents cavaliers de l’ordre religieux des Rabits. C’étaient des guerriers qui vivaient dans la méditation et l’austérité en temps de paix et étaient invincibles dans le combat parce qu’ils aspiraient à la mort. Hamet el Zegri faisait lui-même partie de cet ordre. Il était nu-tête, d’une étrange maigreur et il paraissait à cheval d’une taille démesurée.

Il harangua la foule silencieuse devant le port.

Il promit une victoire rapide. Les approvisionnements étaient grands et permettaient d’attendre. El Zagal, qui s’était proclamé roi du royaume de Grenade à la mort d’Abul Hacen, venait de partir d’Almeria avec une armée pour secourir Malaga. Hamet el Zegri savait d’autre part, de source sûre, que le sultan d’Égypte d’accord avec le Grand Seigneur de Constantinople envoyait une flotte immense pour venger les offenses faites au Croissant par les Espagnols. La mer et la terre allaient être, autour de Malaga, le tombeau des armées ennemies.

Ces paroles, la vue des troupes et la foi qui animait leur chef rassurèrent les habitants. Les acclamations qui s’élevaient, quelques instants auparavant, pour le pacifique Ali Dordux, retentirent pour Hamet el Zegri, le guerrier.

La journée passa dans une effervescence glorieuse. On commença à organiser les milices par quartiers. Il n’était question que des prédictions d’un derviche nécromancien nommé Massar, qui venait de Grenade et avait reçu d’Allah le don de déchiffrer l’avenir dans une écaille de tortue. Il avait vu, avec une extrême netteté, l’image du roi Ferdinand portant sur la nuque une plaie béante. Et il y avait des gens, dans les carrefours, qui faisaient la description de cette plaie.

La nuit vint. Une batterie de lombardes dressée sur une colline lança sur la ville ses premiers projectiles. Ils ne faisaient pas grand mal. Ils tombaient sur des terrains vagues, près du port. Les habitants, accroupis sur leurs terrasses, regardèrent longtemps la courbe rougeâtre qu’ils traçaient dans le ciel, comme des comètes prophétiques annonçant le règne du feu.

Almazan passait maintenant ses journées dans les sous-sols des tours convertis en hôpitaux et remplis de blessés. Au coucher du soleil, il se rendait à l’Alcazaba. Il faisait partie d’un comité de douze membres chargé d’organiser la défense de la ville.

Ainsi l’avait voulu Hamet el Zegri. Car ni lui ni personne ne connaissait la présence d’Isabelle à Malaga et on honorait en Almazan celui qui avait été l’ami et le conseiller d’Abul Hacen.

Almazan travaillait avec passion. Il avait définitivement renié ses attaches et son éducation de chrétien. D’ailleurs, il était Arabe par sa mère. Il savait qu’en défendant le royaume des Maures, il servait la cause de la civilisation et de l’esprit. Christian Rosenkreutz n’était-il pas venu de lointains pays pour lutter par la pensée contre la vague de fanatisme, l’apport actif de mal du peuple Espagnol. Il approuverait sa conduite, quand il la connaîtrait, il lui pardonnerait son brusque départ et son long silence.

L’incessante activité qu’il déployait l’empêchait de penser à Isabelle. Il rejetait durant la journée les images qui le faisaient souffrir.

Mais lorsqu’il longeait le port à la clarté des étoiles pour revenir chez lui, lorsqu’il suivait les étroites rues entre des murs blancs, ces images accouraient inexorablement dans son âme, aussi vivantes, aussi précises, aussi torturantes. Il pressait le pas. Il franchissait avec rapidité les degrés du porche en faïence de sa maison et tout de suite, il criait :

— Isabelle ! le cœur battant, rempli d’anxiété, de désir et de cette amère espérance de catastrophe que vous apportent certaines amours.

Ce soir-là, il rentra plus tôt qu’à l’ordinaire. Aucun pas de serviteur ne résonnait dans la maison. Personne ne répondit à son appel. Il pensa qu’Isabelle se trouvait dans le jardin et il traversa rapidement les salles du rez-de-chaussée et les terrasses.

À travers les lauriers dont les bosquets s’allongeaient vers la mer avec des jaillissements de gerbes blanches, il aperçut une forme qui s’éloignait.

Il allait crier encore :

— Isabelle !

Mais il distingua que cette forme était d’une stature élevée et marchait avec une hautaine assurance. Il se précipita en avant. L’ombre s’arrêta et revint vers lui. C’était un homme. Almazan savait que tous ses esclaves avaient été enrôlés comme soldats et portaient des boulets sur les remparts. Il se pencha en avant pour voir le visage de l’inconnu. Celui-ci fit de même. Ils se touchèrent presque et ils reculèrent avec une horreur égale. Almazan avait reconnu Tarfé.

Le jeune homme avait cette expression bestiale qui l’avait toujours frappé. Mais il lui avait suffi d’une seconde pour percevoir dans le pli des paupières et la rouge humidité des lèvres, une joie lourde, une satisfaction de bête repue.

Il sembla à Almazan qu’un brouillard rougeâtre l’enveloppait et rendait sa raison obscure. Il était transporté dans le monde de la jalousie et du meurtre.

L’Almoradi n’avait pas été surpris par lui, marchant furtivement. Sans crainte il avait fait craquer le sable de l’allée. C’est qu’il méprisait son rival comme un homme d’une caste inférieure, celle qui ne portait pas les armes.

La fureur d’Almazan redoubla à cette pensée. Mais il n’eut pas le temps de prendre Tarfé à la gorge ; celui-ci avait tiré son cimeterre et il lui en portait un grand coup avec le tranchant de la lame.

Almazan fit un bond et évita le coup. Il était sans armes. Il regarda autour de lui. Il y avait une bêche de jardinier, enfoncée dans le sol à quelques pas de là. Il la saisit et la leva assez à temps pour parer le deuxième coup porté par Tarfé.

Alors il se mit à frapper de toutes ses forces avec son arme improvisée. Il frappa avec une rage aveugle, atteignant d’abord le poignet de son adversaire, puis la poitrine, puis la tête. Il frappa ensuite sur une masse sanglante qui gisait à ses pieds. Puis il jeta la bêche et il regarda autour de lui les jardins muets, la mer immobile.

Au loin, il y avait des retentissements de coulevrines et parfois un boulet rouge sillonnait le ciel. Les feux des galères ennemies clignotaient comme des yeux mauvais. De tous les côtés, les hommes étaient sur le qui-vive, animés de pensées de mort, se guettant pour s’entre-tuer. Et lui qui avait élevé son esprit assez haut pour mesurer cette folie meurtrière et la réprouver, il venait de tuer aussi avec l’amour de tuer.

Il se pencha. Le jeune homme gisait défiguré. À côté de lui, son cimeterre avait l’air d’un serpent bleuâtre avec une tête incrustée de pierreries.

Alors Almazan sentit une détresse immense l’envahir. Il remonta à grands pas les étages des jardins, il retraversa sa maison. Il s’élança dans la rue. Il la descendit, puis il en prit une autre. Il marcha au hasard, longtemps. Toutes les fenêtres étaient éteintes et il ne croisait personne. Comme il arrivait aux chaînes qui fermaient son quartier une patrouille de Gomeres l’interpella rudement. Il se fit reconnaître et il vit comme en rêve des visages farouches s’adoucir, des silhouettes avec de hauts casques s’éloigner. Il parvint aux remparts, il les longea et redescendit vers la mer.

Il s’aperçut tout à coup qu’il était arrivé auprès de terrains vagues peu éloignés de sa maison. C’était là qu’on enterrait maintenant les morts, car le cimetière se trouvait hors de l’enceinte de la ville. Mais il y en avait eu tellement, les derniers jours, qu’on avait jeté les esclaves en tas dans une fosse peu profonde et la couche de terre sous laquelle ils reposaient était tellement mince qu’elle n’empêchait pas les odeurs de décomposition de traîner dans l’air par bouffées putrides.

Almazan respira ces odeurs mais il n’en fut pas incommodé. Dans le tréfonds ignoré de son âme venait d’apparaître une lointaine pensée. Il pressa le pas.

Une espèce de mélopée retentit non loin de lui. Il perçut un homme prosterné touchant de son front la terre qui recouvrait les morts. Il gesticulait avec ses bras en chantonnant plaintivement. C’était le derviche Massar. Enivré par la foi qu’on avait en lui, il prétendait maintenant communiquer avec les morts et recevoir des messages d’eux. Chaque soir il les appelait sur ce charnier, il récitait des formules, il les suppliait et les menaçait tour à tour.

Almazan ne s’arrêta pas, il se hâta vers sa demeure comme s’il y était tiré par une invisible chaîne. Quand il en ouvrit la porte, son visage était animé par une froide résolution.

Isabelle était au bas de l’escalier. Elle eut un mouvement d’effroi en le voyant et Almazan comprit à son regard qu’elle était au courant de la mort de Tarfé, soit qu’elle eût assisté à la lutte de sa fenêtre, soit qu’elle fût descendue dans le jardin après son départ.

Il referma la porte d’entrée à clef et il la vit s’enfuir dans l’escalier, vers sa chambre.

Il descendit dans le jardin jusqu’à l’endroit où Tarfé gisait à la même place. Il le chargea sur son dos, il descendit pesamment vers la mer et déposa le corps dans sa barque. Il y monta et rama de toutes ses forces. Quand il fut à une certaine distance du rivage, il fit basculer le mort dans la mer et il eut la sensation de le tuer une deuxième fois. Il ne percevait qu’à demi la réalité des choses. Il était comme halluciné, il fixait ses yeux magnétisés sur une image de plus en plus précise.

Revenu à terre, il courut. Derrière les volets ajourés de la chambre d’Isabelle, il n’y avait pas cette lueur rose que faisaient les lampes à travers la pourpre des velours de Venise. Pourtant, se dit-il, elle ne pouvait s’être enfuie.

Il arriva à sa porte. Elle était fermée. Il l’appela par son nom. Sa voix était basse et cassée. Personne ne répondit. Il écouta anxieusement. Alors, avec les battements de son cœur dans sa poitrine, il perçut un léger souffle haletant qui venait de la chambre. Isabelle était là dans les ténèbres, elle grelottait de terreur.

D’un coup d’épaule, il renversa la porte. Il la chercha en tâtonnant et en disant :

— Pourquoi as-tu éteint les lampes ? Où es-tu ?

Elle répondit d’une voix mal assurée qu’elle essayait de rendre ferme :

— Qu’y a-t-il ? je suis là.

Il la sentit déshabillée et assise sur le lit. Tout de suite, elle jeta ses bras autour de son cou et répandit sa chevelure parfumée sur son visage comme si elle l’attendait depuis très longtemps. Elle n’osa pas dire :

— Enfin ! Te voilà !

Mais elle était langoureuse, chaude, presque pâmée, car la crainte est pareille au désir.

Alors il lui arracha brusquement sa chemise et il étreignit une créature anxieuse de savoir si elle allait recevoir l’amour ou la mort. Il l’avait renversée sous lui et, comprenant sa peur, il ne la détrompait pas. Il prit même son cou dans ses mains pour qu’elle pût croire qu’il allait l’étrangler. Elle gémissait doucement. Une de ses jambes pendait hors du lit comme la tige d’un bouquet qu’on écrase. Elle semblait ne jamais l’avoir autant aimé. Et lui entrevoyait maintenant dans la demi-obscurité une forme tendre, laiteuse, couleur de sève, dont la chaleur lui brûlait les reins, dont la beauté l’attendrissait et il aspirait avec la souillure de ce corps une volupté plus grande.

Un peu plus tard, il se leva, alluma une lampe et ouvrit la fenêtre. Il se pencha quelques secondes vers les lauriers blancs du jardin, vers l’horizon de la mer, où les caravelles espagnoles faisaient des taches. Il était avide de questionner sa maîtresse, de savoir depuis combien de temps elle revoyait Tarfé, de se torturer par l’évocation de leurs caresses.

Elle était toute nue sur le lit et il vit qu’elle venait de s’endormir. Son souffle était paisible et un demi-sourire errait sur ses lèvres rougies par les baisers.

Et comme il la considérait, le vent nocturne souffla dans la chambre une haleine moite où le parfum des lauriers se mêlait à l’odeur des cadavres du charnier proche.