Albin Michel (p. 238-248).

XVIII

l’ange de la luxure

On était dans le mois de Schouwal, les feuilles des caroubiers étaient rouge sang, les grenades éclataient et les poivriers laissaient tomber leurs baies globuleuses séchées par la chaleur. Almazan était venu s’asseoir sur le seuil du pavillon qu’il habitait, depuis quelques jours, au milieu des jardins de plaisance d’Alexaras.

Abul Hacen ne pouvait plus se passer de lui et il l’emmenait avec Isabelle, quand il allait se reposer des fatigues de la guerre, dans sa villa, aux environs de Grenade.

Un énorme rosier qui grimpait contre la muraille du pavillon avait laissé tomber les pétales de ses roses, si bien qu’elles formaient sur le sol un épais tapis. De ces pétales monta tout à coup vers Almazan une bouffée d’odeurs de roses qui se mêla à un parfum plus profond de terre brûlée. Et dans l’air vaporeux de la nuit, entre les citronniers d’or d’une allée, il eut comme une apparition. Il crut voir un des quatre tentateurs ennemis de l’âme, que décrit la mythologie musulmane, Al Nefs, l’ange luxurieux, celui qui a la forme d’une femme et d’un adolescent en même temps, celui qui vous attire en bas par le prestige de la volupté.

Encore pénétré des lectures qu’il venait de faire sur la religion de Mahomet et sur ses superstitions, il faillit pousser un cri de surprise en voyant marcher vers lui le frère d’Iblis, l’ange délicieux, tel qu’il se l’était imaginé.

Il avait une longue dalmatique bleuâtre, souple comme un nuage, qui flottait par-dessus sa chemise de soie courte, dont la couleur était cramoisie, comme les passions qu’elle cachait. Ses jambes adolescentes étaient nues et ses pieds avaient des babouches minuscules en un tissu filigrané d’or qui faisaient légèrement craquer le sable de l’allée. Sur sa tête enfantine était posé, par un singulier caprice, le triple turban noir que portent les moullah et ceux qui enseignent la loi, comme si c’était le symbole que le porteur de volupté est aussi porteur d’une certaine sagesse. Mais sous ce turban noir, jaillissait comme une flamme, animée d’une vie propre, une chevelure d’or brûlé, de la même couleur que les deux gouttes dorées qui bougeaient au fond de ses prunelles et il y avait dans sa démarche un je ne sais quoi d’ailé et d’enivrant.

C’est à son regard, lorsque l’ange Al Nefs fut tout près de lui, qu’Almazan reconnut Isabelle.

Il n’eut pas le temps de se lever. Elle était assise à côté de lui, elle riait familièrement.

— Tu vois, c’est pour toi que j’ai mis un turban noir. N’ai-je pas l’air ainsi d’un docteur, d’un commentateur de la Loi de Mahomet, comme ils disent. Un docteur ! Au fond, je crois que j’aurais beaucoup à t’apprendre.

Elle prit par terre une poignée de pétales de roses et elle la lui jeta négligemment.

Il sourit. Il se sentait envahi soudain par un bien-être inattendu, cette aisance que l’on éprouve auprès des êtres que l’on connaît depuis longtemps et dont on se sent aimé.

Il lui dit qu’il avait cru voir un instant, pendant qu’elle marchait dans l’allée, Al Nefs, l’ange de la luxure, tel qu’il est dépeint par le théologien persan Mirkond.

Cela l’amusa beaucoup. Elle répéta plusieurs fois :

— C’est cela. Je suis l’ange de la luxure !

Et elle se penchait vers lui au point qu’il sentait le parfum d’ambre et de musc de sa chevelure, le parfum de jeunesse de son haleine.

Presque sans y songer, il passa son bras par-dessus son épaule et il eut le contact sous l’étoffe souple de la dalmatique d’une matière charnelle tiède, mouvante, désireuse, qui le fit frémir.

Alors elle s’appuya contre lui, au point qu’il avait la forme de son sein dur dessiné dans sa poitrine et qu’il voyait contre la sienne la ligne de sa jambe nue, hors de la dalmatique écartée.

Elle lui parlait maintenant, mais à voix si basse, qu’il n’entendait pas. Il comprenait tout de même. Elle disait des mots sans suite où il était question de sa vie, du bonheur, de l’amour. Ah ! comme elle s’ennuyait ! Sa plus grande espérance était de n’être qu’à un seul homme, celui qu’elle aimait. Puis elle se mettait à rire encore.

— Figure-toi que, lorsque j’ai descendu l’escalier pour venir jusqu’ici, j’ai trouvé dans le patio de la villa les deux eunuques qui me gardent. Je tenais mes babouches à la main, pour ne pas faire de bruit en marchant. J’ai regardé les eunuques qui dormaient, étendus sur leur matelas. J’en avais un à droite et un autre à gauche. Et j’avais tellement envie de raconter à quelqu’un que j’allais te retrouver que j’ai failli les réveiller en leur laissant tomber mes babouches sur le nez.

À cette pensée, elle était secouée de frémissements. Elle inclina son visage sur son épaule. Et pendant qu’elle disait d’autres choses incohérentes, il sentait que le corps qu’il avait contre lui devenait soudain plus pesant, plus langoureux et en même temps plus chaud, plus abandonné. Il tenait dans ses bras une forme humaine dont la volonté était absente et qui lui communiquait avec la proximité de son sang la mystérieuse ardeur dont elle était chargée. Il céda à cette force de rapprochement, à cette loi d’attraction qui appelle à certaines heures un corps vers l’autre et le roule dans le fleuve du plaisir.

La tête de la femme faisait un ovale d’argent parmi les cheveux qui brûlaient. Il la renversa sous lui et tout de suite, quand il sentit ses lèvres prises par ces lèvres tendres et parfumées comme des fruits du printemps, mobiles comme la vie elle-même, chaudes comme sa propre chaleur, il comprit qu’il était lié désormais à la femme qu’il tenait par la fluide, l’éternelle chaîne des lèvres mouillées.

D’un seul geste, il déchira de haut en bas la chemise cramoisie, tandis que les bras complaisants faisaient glisser la dalmatique hors des épaules.

Les pétales de roses sur lesquels ils étaient étendus exhalaient l’odeur triste et charnelle des choses fanées et dans les citronniers, un rossignol qui commençait à chanter, s’arrêta.

Abul Hacen ne descendit pas de cheval. Les deux eunuques étaient prosternés, le front dans la poussière de la route. Mais l’ordre de les faire mourir ne tomba pas de la bouche de l’Émir. À quoi bon ? L’ordre de poursuivre les fugitifs, partis à cheval depuis quelques heures, ne fut pas non plus donné. À quoi bon ?

Il avait quitté le siège de Loxa pour venir embrasser la femme qu’il aimait. Elle s’était enfuie avec un homme en qui il avait placé toute sa confiance. Ainsi Allah l’avait voulu. Cette nouvelle ne l’étonnait pas autant qu’il aurait cru. Il lui semblait que sa douleur était depuis longtemps cachée en lui et qu’elle lui apparaissait comme un paysage à un voyageur sur une colline, quand le brouillard se lève.

Il se retourna. Une centaine de cavaliers l’accompagnaient. Le soleil couchant faisait étinceler des cuirasses bombées, miroitait dans les diamants des aigrettes. Il irait à Grenade où il avait besoin de lever de nouveaux soldats, où sa présence calmerait les partis populaires agités contre lui par des envoyés de Boabdil. L’action apaiserait ses pensées.

De la villa d’Alexaras, il y avait une demi-heure à peine pour atteindre les remparts de Grenade. La route était singulièrement déserte. La masse que faisait au loin la ville avait quelque chose de silencieux et d’hostile.

Aucune trompette ne résonna sur aucune tour, comme s’il n’y eut pas de veilleur pour signaler l’arrivée de l’Émir et de son escorte. L’Émir regarda derrière lui et il vit un de ses cavaliers qui levait pourtant sa bannière avec ostentation.

La porte des Étrangers, où aboutissait la route, était close. On ne la fermait cependant d’ordinaire qu’une heure après le coucher du soleil.

L’Émir s’avança près de la porte. Il avait pris des mains de son ami Feghani une lance et il heurta violemment du manche le bois de chêne de la porte qui résonna sourdement.

Des figures inquiètes apparurent et disparurent entre les créneaux des murailles. Des gens s’appelèrent et se répondirent. Une flèche maladroitement lancée traça une courbe dans l’air et se planta dans le sol.

Et comme l’Émir s’apprêtait à frapper de nouveau, une voix basse et rapide lui parla de la fenêtre grillée qui s’ouvrait à droite, dans une des deux tourelles accotées à la porte :

— Seigneur ! Hâte-toi de fuir ! Ton fils Boabdil s’est emparé de Grenade. La tête du Hagib est fixée au bout d’une pique sur la place de Bibarrambla. Les Alfaquis t’ont trahi. Le peuple t’a renié et crie : Vive Boabdil. Tu ne peux plus compter sur personne.

Abul Hacen essaya de reconnaître à travers les barreaux de la fenêtre, le visage de l’homme par qui s’exprimait la destinée inexorablement contraire. Son cœur battait violemment. Il se pencha sur son cheval.

Mais alors cette étroite fenêtre dans la muraille se mit à tourner, elle éclata comme un soleil, elle s’agrandit démesurément, elle se confondit avec les remparts, avec la ville et le ciel du soir. Et cette masse lumineuse se ternit, devint grise, puis sombre, se changea en de compactes ténèbres.

— Ainsi Allah le veut ! dit l’Émir, et il fit tourner son cheval.

Dans l’incertitude de son âme, il ne confia pas à ses compagnons qu’il avait perdu la vue, plus précieuse pour lui que la ville de Grenade. Il avait fait signe à Feghani de marcher devant sur la route de Salobrena, sachant que son cheval suivrait celui de son compagnon sans qu’il lui donnât de direction.

Mais, de même que la perte d’Isabelle, ce nouveau malheur ne lui apportait pas le désespoir auquel il aurait pu s’attendre. La nuit qui venait lui envoyait des bouffées d’un vent frais au visage et à mesure qu’il avançait, un grand calme descendait en lui. Il lui sembla qu’il avait accompli un long voyage et qu’il était enfin arrivé au port. Il cessa même d’écarquiller les yeux, en les fixant à droite et à gauche, dans l’espoir qu’il distinguerait encore les contours des choses. Il baissa la tête, ferma les paupières et il s’aperçut qu’il voyait.

Il voyait le royaume de l’esprit plus beau que le royaume terrestre. Il voyait se dérouler les événements comme une longue chaîne logique où tout s’expliquait et se déduisait, où chaque chose était à sa place et où régnait une grande harmonie. Lui-même n’était qu’un effet de causes lointaines. Il comprenait tout ce qu’il avait fallu de guerres, de conquêtes, de peuples en marche pour que, tournant le dos à Grenade, pût cheminer ce roi aveugle qui avait perdu son royaume.

Il voyait comme sur un immense tableau animé, vivant, coloré, prodigieux, se dérouler l’histoire de sa race. Très loin, Mahomet s’avançait suivi des litières de ses femmes et des chameaux destinés aux sacrifices et il baisait la pierre noire de la Caaba. Il gravissait la colline de Safa et il faisait au peuple assemblé une allocution que le Koreischite Rabia répétait phrase par phrase, d’une voix retentissante. Abul Hacen voyait les visages naïfs et fanatiques, les peaux de mouton jetées sur les épaules comme des manteaux, et derrière, entre quelques bouquets de palmiers, les tentes du peuple errant. Sur le flanc d’une montagne de sable dégringolaient des cavaliers qui étaient l’avant-garde d’Amrou, en marche vers Memphis et Alexandrie. Il voyait les soldats d’Okba à travers le Baghreb, ceux de Mousa parcourant l’Espagne et la Gaule. Des villes s’écroulaient, d’autres se dressaient, avec leurs portiques, leurs minarets, leurs bazars et leurs châteaux chargés de miradors. Il voyait les milliers de jets d’eau et les masses féeriques de fleurs des jardins de Zohrah, les forêts de chapiteaux et de coupoles aux nervures étoilées de la Mosquée de Cordoue, les pierres des synagogues, les dentelles des Alcazars. Des prophètes ascétiques prêchaient, des pèlerins se mettaient en route, des muezzins clamaient dans l’espace les formules de la prière, des Khalifes couverts de pierreries recevaient des ambassadeurs. Les dynasties se succédaient. Les Almoravides voluptueux regardaient tourner des danseuses en écoutant des vers d’amour et des musiques de darboukahs. Les austères Almohades, au milieu d’un cercle de moullahs levaient dans leurs mains sans bagues des Korans grossièrement reliés. Abdérame le Sage rendait la justice, Almanzor le cavalier traversait des plaines, Al Hakem, le constructeur de ponts, scrutait l’eau des fleuves. À la fin, Abul Hacen vit plusieurs Émirs qui lui ressemblaient par les traits du visage. C’étaient ses ancêtres les Nasrides et parmi eux il distingua le grand Muhamad Alhamar avec sa mince barbe grise et sa gandourah déchirée comme le symbole de la simplicité de ses mœurs.

Mais le dernier des Nasrides était un gros homme ridicule, bouffi d’orgueil, aux yeux pétillants de luxure. Et dans ce gros homme il se reconnut. Il se vit pour la première fois tel qu’il était, avec ses bajoues jaunes, son crâne chauve, son ventre énorme et il faillit rire de cette caricature d’Émir. Et les événements qui n’étaient pas encore arrivés, mais dont les causes étaient générées par sa folie, se déroulaient aussi devant ses yeux. Les villes étaient prises une à une, les bûchers chrétiens flambaient sur les places publiques, il voyait la grimace de ceux qu’on torturait parce qu’ils ne voulaient pas renier leur foi, et l’expression désespérée de ceux qui l’avaient reniée. À côté était étendue cette belle fille espagnole pour laquelle il avait perdu le royaume de Grenade, nue et les yeux fermés, sur une peau d’ours. Ce n’était pas de volupté qu’elle avait les yeux clos. C’était pour ne pas le voir, à cause du dégoût qu’il lui inspirait. Et sous une veste de fourrure blanche et un turban d’hermine, il l’apercevait au loin fuyant à cheval avec Almazan. Mais il n’en souffrait pas. Il n’avait pas non plus de remords.

Tout se déroulait dans un ordre prévu. Les civilisations accouraient du fond de l’horizon, elles emplissaient les royaumes, elles y jetaient mille lumières. Puis ces lumières pâlissaient. Les hommes naissaient plus raffinés, plus avides de jouir, moins volontaires et ils étaient balayés par des races nouvelles. Lui, l’Émir coupable, n’avait été qu’un instrument dans la main d’Allah. Il l’avait servi par sa sottise, comme ses aïeux par leur courage. La vie était un immense enchevêtrement de causes et d’effets où chacun avait sa place marquée et où les vertus et les vices, les sagesses et les folies se mariaient, comme les couleurs d’un tableau et avaient la même utilité.

Le vent qui passait sur lui était maintenant plus froid parce que la route traversait des montagnes. Les chevaux étaient las et soufflaient. On entendait le bruit des lances que les cavaliers laissaient traîner parmi les pierres. Des oiseaux de nuit brusquement dérangés faisaient des battements d’ailes dans les branches.

Soudain Feghani s’arrêta. L’endroit où on était arrivé dominait plusieurs vallées et on pouvait apercevoir au loin dans la brume la ville de Salobrena dont l’Alcaïde étaient entièrement dévoué à Abul Hacen. L’aurore commençait à poindre.

— Vois-tu ? dit Feghani à l’Émir en lui montrant l’amas des terrasses blanches.

Oh ! oui, il voyait. Il avait été aveugle toute sa vie, mais il voyait enfin. Ce qu’il voyait ce n’était pas le soleil levant sur les terrasses de Salobrena, c’était l’incomparable aurore de la vérité.