Albin Michel (p. 82-100).

VI

les automates

Quand Almazan sortit de l’Alhambra par la porte de la Loi, les nègres de la garde marocaine qui étaient accroupis devant le seuil se levèrent précipitamment et inclinèrent leurs lances devant lui en signe de respect.

Chacun savait l’amitié que lui portait Abul Hacen depuis que la plaie de sa jambe était en voie de guérison. Almazan avait remplacé les morceaux d’agneau saignant par des pansements d’eau pure renouvelés chaque jour et le bruit courait qu’il avait la puissance de guérir les maux du corps en communiquant à l’eau sa volonté. Abul Hacen ne faisait plus rien sans le consulter. Il l’avait logé magnifiquement sur la place des Aljibes, près de son Alcazar et parfois il le faisait réveiller pendant la nuit pour s’entretenir de médecine et de philosophie.

Ce soir-là, Abul Hacen avait un de ses accès habituels de mélancolie causés par la tristesse de vieillir et il s’était retiré dans ses appartements, décidé à dormir très longtemps à cause de cette jeunesse que le repos donne aux traits.

Almazan descendit jusqu’au Darro, il le longea un peu et il aperçut Christian Rosenkreutz qui l’attendait. Tous deux s’enfoncèrent dans les rues étroites de l’Albaycin.

— Je t’amène dans la maison d’Al Birouni, dit Rosenkreutz. C’est un sage et c’est surtout un savant. Ne t’étonne pas de ses bizarreries ou de celles des autres hommes qui seront là. Il y a de grandes différences entre les races. La foi religieuse mène souvent au fanatisme. Et c’est un effet singulier de la sagesse de ne pénétrer dans les esprits qu’en en troublant l’équilibre et en y apportant une part d’erreur. Mais tu verras tous les Rose-Croix présents en ce moment à Grenade.

Le soleil venait de disparaître derrière les montagnes de Loja et du haut des mosquées rayonnantes, la nuit s’était précipitée brusquement sur la ville dans une cavalcade d’ombres. Il y avait encore, à des carrefours, des enfants qui jouaient dans la poussière et parfois, à cause de l’étroitesse des rues, les deux hommes s’effaçaient pour laisser passer un mulet avec son conducteur silencieux.

Mais Almazan, habitué à la vie nocturne de Séville, où fourmillaient les espions du Saint Office, se retournait de temps en temps et il ne tarda pas à s’apercevoir que quelqu’un les suivait.

Il le fit remarquer à Christian Rosenkreutz qui se mit à rire.

— Nous ne sommes heureusement, répondit-il, ni en Castille ni en Andalousie. La police a gardé son organisation du temps de Muhamad Alhamar et après Alexandrie et Bagdad, Grenade est la ville où l’on peut errer la nuit avec le plus de tranquillité. Si nos réunions sont secrètes et si notre fraternité ne doit pas être divulguée, ce n’est pas parce que nous avons quelque chose à craindre d’Abul Hacen. Il professe la tolérance pour toutes les formes de croyance et il impose cette tolérance même aux plus fanatiques des Alfaquis. Mais les trois hommes sages qui ont fondé notre ordre savaient que la possession de la vérité et l’amour du bien faisaient naître pour ceux qui étaient arrivés à cette possession et à cet amour, un immédiat danger de mort. Aussi les trois hommes qui m’ont appelé en Orient puis qui m’ont envoyé ici, prescrivirent que le premier devoir des Rose-croix était de sceller à jamais leurs lèvres sur la mission dont ils étaient chargés.

— Voilà ce que je ne peux comprendre, dit Almazan. Pourquoi ne pas agir au grand jour ? Pourquoi ne pas répandre la pensée comme une clarté autour de laquelle accourraient aussitôt ceux qui se débattent dans les ténèbres. Que de maux seraient évités, que de temps serait gagné de la sorte ! Pourquoi rester une aristocratie d’élus qui possèdent un trésor spirituel et qui n’en daignent distribuer que des parcelles ?

La rue qu’ils suivaient gravissait une pente entre des murailles blanches d’où pendaient des feuillages de grenadiers. On ne devait plus être très loin des remparts de la ville. Almazan perçut derrière lui le pas étouffé de quelqu’un qui marchait. Il voulut s’arrêter. Rosenkreutz l’entraîna.

— Toutes les civilisations ont péri, reprit-il, parce que les intelligents qui les dirigeaient se sont servis de leurs connaissances, non pour la grandeur de l’esprit, mais pour des jouissances matérielles, des fins égoïstes. Tant que les hommes croiront que leur effort doit consister à augmenter le bien-être de leur corps, c’est qu’ils n’entreverront pas le but. Pourquoi donner à ces insensés des armes pour se perdre ? Es-tu bien sûr, toi-même, Almazan, de faire de ton intelligence un usage qui ne te fera pas revenir en arrière sur le chemin de ta lointaine perfection ?

Comme Almazan restait silencieux, Rosenkreutz s’arrêta devant une porte basse et lui fit signe qu’ils étaient arrivés.

— Al Birouni a étudié toute sa vie les lois de la mécanique et cherché le mouvement perpétuel, dit-il. Il a fabriqué des automates pour se divertir et est arrivé à des résultats extraordinaires. La colombe volante d’Archytas de Tarente, dont parle Aulu Gelle, la mouche de fer de Regiomontanus et la Tête d’airain de Roger Bacon ne sont rien à côté de ses créations. Il a cherché, outre la science des mécanismes, l’apparence de la vie et il est parvenu à la donner. Il a fabriqué une jeune fille nue qui est si belle qu’un de ses esclaves s’est donné la mort parce qu’il l’aimait. Il a reproduit dans l’intérieur de son corps, avec différents métaux, toutes les parties de l’organisme humain. Le foie est en bronze et le cœur en or. Il prétend qu’il serait arrivé à lui faire dire des phrases entières, mais il s’est brusquement désintéressé de la mécanique pour étudier la flore et la faune sous-marine, avec la même passion. Il a fait construire une cloche de verre à Almeria et il se propose de s’y rendre bientôt et de se faire descendre par le moyen de cette cloche dans les profondeurs de la mer. Du reste, tu vas voir auprès de lui d’autres hommes non moins étonnants.

La porte basse s’était ouverte. Almazan, en jetant un dernier regard dans la rue, vit une silhouette qui s’y dessinait. Il voulut le faire remarquer à Rosenkreutz, mais la porte s’était déjà refermée derrière lui. Il ressentit une impression de fraîcheur. Il était dans la cour intérieure d’une maison arabe et autour d’un jet d’eau, entre des piliers de briques peintes de différentes couleurs, quelques hommes étaient assis et en considéraient un autre, immobile au fond de la cour, qui regardait avec fixité une grande écaille de tortue polie et miroitante comme un bouclier.

Al Birouni s’avança vers les nouveaux venus. Il était maigre, avec une barbe étroite qui, jointe à ses yeux ronds et à quelque chose de décharné et de disproportionné dans ses épaules et ses bras, le rendait semblable à un oiseau de nuit qui serait tout de même un savant.

— Voici Almazan, que Carrillo a désigné à sa mort, dit Rosenkreutz. Il sera le plus jeune d’entre nous, mais peut-être sera-t-il appelé à jouer le rôle le plus actif, car l’heureux hasard d’une guérison l’a fait devenir le favori d’Abul Hacen.

Une voix retentit. C’était celle de l’homme à l’écaille de tortue.

— La mort va entrer dans Grenade. Elle est montée sur une mule blanche. Elle a pris le déguisement de la luxure. La moelle des hommes va devenir chaude et le désir les possédera tellement qu’ils pousseront les femmes dans les mosquées pour s’accoupler avec elles sur les dalles.

— C’est Massar, dit Al Birouni, en agitant sa tête de haut en bas comme s’il allait picorer avec un bec. Il est en veine de prophéties. Je le soupçonne d’avoir absorbé en trop grande quantité le chanvre vert qu’on lui apporte de Perse. Écoutons-le. Nous recueillerons une vérité au travers d’un millier d’extravagances.

— Que regarde-t-il sur cette écaille de tortue ? demanda Almazan à Rosenkreutz.

— L’avenir ou le passé. Il emploie un mode de divination usité chez les Chinois. Une lueur dessine pour lui, sur l’écaille, des paroles écrites ou des images.

— Six cavaliers l’accompagnent, clama Massar, dont le visage ascétique exprimait la colère et le dégoût, et elle a le reflet de l’or dans ses yeux. Puisse la porte d’Elvire ne pas s’ouvrir, puissent les remparts se dresser jusqu’au ciel pour lui barrer la route !

Les assistants se pressaient autour de lui, cherchant à comprendre ce qu’il voulait dire. Il regardait fixement devant lui et parfois inclinait la tête comme pour mieux voir. Il poussa soudain un cri et se mit à ricaner.

— Ah ! ah ! Celui des cavaliers qui paraît le chef lui plonge sa main entre les seins. Il la caresse ! Elle se laisse faire. Il embrasse ses lèvres… Ils marchent enlacés… Elle rit… Voilà la reine de Grenade ! Par elle, les mosquées se changeront en églises et seront couvertes de cloches comme des abcès de bronze. Par elle, le palais de l’Alhambra se remplira de chrétiens comme un fourmillement de poux dans une tête de pierre.

— Toujours des prédictions pour la fin de Grenade, dit un homme qui portait un turban d’or et une gandourah de soie orange brodée d’argent, dont la somptuosité contrastait avec les vêtements des autres assistants. Soleïman aussi, prétend que Boabdil livrera Grenade aux rois de Castille. Je ne crois ni à la clairvoyance ni à l’astrologie et cependant, je n’aime pas entendre des prédictions de cette nature.

C’était Tawaz, un des plus riches habitants de Grenade. Il faisait profession de scepticisme et il était poète et musicien, mettant l’art au-dessus de toute chose. Il avait, dans son palais, une collection des instruments de musique usités chez tous les peuples de la terre et il prétendait que la qualité des sons que l’on perçoit influe sur l’intelligence et sur la durée de la vie, en sorte qu’un homme vivant dans un désert et n’étant effleuré que par certaines qualités d’ondes sonores, réglées avec soin, pourrait atteindre au moins mille années et parvenir à un degré d’intelligence inouï.

Tawaz était disciple d’Omar Khayam, le poète persan, qui avait vécu trois siècles auparavant, et il se proposait de partir bientôt en pèlerinage pour atteindre Nichapour et respirer dans le cimetière de Hira les fleurs d’un pêcher qui étendait ses branches sur la tombe de son poète préféré.

Massar s’arrêta soudain de prophétiser et abaissa l’écaille de tortue sur ses genoux. Il avait aperçu Almazan. Il cria :

— Liés ensemble comme Muunker et Nekir, les deux anges noirs aux yeux bleus qui demandent aux décédés quelle fut leur religion sur la terre ! Liés ensemble par la flamme de la luxure ! Ils ne croient pas au Prophète. Ils font semblant de se haïr comme ils feront semblant de s’aimer. Ils seront comme le bouc et la chèvre qui meurent d’épuisement à force de s’accoupler.

Massar cracha dans la direction d’Almazan et tomba dans un abattement profond.

Al Birouni et ses hôtes entourèrent aussitôt le jeune médecin en s’excusant.

Massar était un esprit inculte qu’ils n’admettaient, parmi eux, qu’à cause d’un certain don de voir l’avenir qu’on lui attribuait peut-être à tort. Il ne fallait pas tenir compte de ses paroles. Du reste, le moment était venu de s’entretenir de choses plus graves.

Conduits par Al Birouni, tous entrèrent dans une chambre entièrement recouverte de mosaïques vertes et ils prirent place sur des coussins d’un vert plus foncé que celui des mosaïques.

Almazan remarqua une grande roue avec une poignée de bois qui était fixée à une tige de fer et semblait actionner un câble métallique qui s’enfonçait dans la muraille.

— Plus les hommes auxquels on s’adresse sont intelligents, songeait Almazan en écoutant parler Christian Rosenkreutz et en regardant ses interlocuteurs, et plus ils déforment la vérité et la comprennent mal quand elle tombe de haut.

Selon ses idées personnelles, selon les idées de la secte de Soufis à laquelle il appartenait, chacun avait une objection à faire.

Ceux qui étaient Sabéens disaient qu’il était vain de se préoccuper du bien ou du mal. L’essentiel était de rendre un culte à la cause première que la planète Saturne symbolisait parce qu’elle était la plus éloignée. Tawaz avait fait construire pour cela dans ses jardins un temple de forme hexagonale en pierre noire, dont les proportions avaient été indiquées jadis par Pythagore, et où la planète était représentée comme un vieillard indien au teint sombre, tenant à la main une hache.

Ceux qui appartenaient à l’antique secte des Frères de la pureté fondée à Basrah par le poète aveugle Bacchar, prétendaient qu’il fallait uniquement s’attacher à la destruction des dogmes et répandre les traités sur l’essence de la matière et sur l’âme universelle.

Les uns se réclamaient d’Avicenne, les autres d’Averrhoès et il y en avait qui éclataient de rire quand ces noms étaient prononcés. Les esprits s’échauffaient. Toutes sortes d’opinions étaient émises. C’étaient les prophètes qui avaient fait le plus de mal aux hommes par leur orgueil. Un vieillard affirma au milieu des cris que le Bouddha des Hindous était le plus grand.

— N’a-t-il pas ignoré la théorie des nombres de Pythagore ? cria quelqu’un.

— Il n’y a qu’un seul prophète, dit un autre, qui se réincarne dans des formes humaines successives. Il a été Pythagore, Jésus-Christ, Mahomet.

Des clameurs s’élevèrent.

— Moi je viens de l’entendre à Alexandrie, dit un homme qui était vêtu d’une misérable robe de bure et portait un bâton de pèlerin. Il habite le corps d’un enfant de six ans et il prêche la loi dans les faubourgs avec plus de science qu’un docteur.

— À quoi bon tout cela, murmurait Tawaz, avec un sourire fatigué. Nous faisons partie d’une humanité qui s’est trompée, qui a suivi un chemin rétrograde et descend vers la barbarie. Un peu de musique est supérieure à toutes les philosophies.

Même quand Rosenkreutz affirma que c’était dans le royaume de Grenade que la civilisation du monde s’était réfugiée et que, de là, elle devait s’étendre sur l’Occident, il y eut un concert de protestations.

Les uns répondirent que Bagdad devait demeurer le cœur spirituel de la terre et que c’était là qu’il fallait se rendre pour puiser dans cette patrie de la pensée la force nécessaire aux sages. D’autres crièrent :

— Et Alexandrie !

Et une voix en fausset ajouta :

— Revenons dans l’Inde, notre mère !

Mais on remettait en question le but de l’Ordre des Roses-Croix auquel on avait d’abord adhéré.

À quoi bon éclairer des barbares tels que les Castillans ou les Andalous ? Et les autres, ceux qui étaient au-delà des Pyrénées, n’étaient-ils pas pires ? Autant valait tourner son effort du côté des nègres de l’Afrique. D’ailleurs Rosenkreutz avait promis de faire venir à Grenade des savants et des philosophes de Séville, de Tolède et de Salamanque ? Où étaient-ils ?

Les explications que donna Rosenkreutz jetèrent un malaise dans l’assistance.

Plusieurs hommes éminents que leurs connaissances avaient placés au-dessus des religions, s’étaient ralliés par ses soins au symbole de la rose et de la croix. Ils s’étaient intitulés là-bas, les Alumbrados. Ils devaient venir à Grenade s’entendre avec leurs frères de race arabe.

— Eh bien ? eh bien ? dit-on de toutes parts.

— Le seul Almazan a répondu à l’appel, dit Rosenkreutz. La plupart des autres sont morts durant ces derniers jours. Peut-être est-ce un extraordinaire hasard qui a voulu que leur vie finisse presque en même temps et par des causes difficilement explicables. Peut-être, comme j’en ai émis l’hypothèse, existe-t-il un groupement analogue au nôtre, mais qui a le mal pour idéal au lieu du bien et par mal j’entends comme vous la haine de l’esprit, l’amour de la matière et l’effort pour y retourner. Si un tel groupement d’hommes mauvais existe, il n’est retenu par aucune règle morale et il doit posséder un pouvoir immense. Sa première préoccupation doit être de supprimer ceux qui pourraient lui faire obstacle intellectuellement. Et alors est-ce que les Alumbrados d’Espagne n’en ont pas été les victimes ?

Un pesant silence suivit ces paroles. Et dans ce silence, celui des Soufis qui avait une voix en fausset dit :

— S’il existe un groupe secret d’hommes qui veulent le mal et qui sont des Rose-Croix à rebours, ils n’auront jamais une plus belle occasion que ce soir de nous faire mourir tous en même temps.

Des rires suivirent. Mais ils sonnaient faux. On se regarda, on chuchota. Est-ce que tout cela était bien possible ? Quelle preuve y avait-il ?

— Il n’y en a aucune de formelle, reprit Rosenkreutz. Seulement l’alchimiste Luis Percheco de Majorque est tombé au moment où il allait monter en bateau, frappé d’une paralysie subite. Il était vieux et la paralysie est une maladie naturelle. Guzman de Pilar, le célèbre professeur de Salamanque, a été trouvé mort dans la petite salle de l’Université où il était en train de revêtir la toge sous laquelle il enseigne. Il est vrai qu’il souffrait depuis longtemps du cœur. Celui qu’on avait surnommé le Grand Samuel de Madrid, accusé d’hérésie, a été emprisonné par le Saint Office et quand un ordre royal a été envoyé pour sa délivrance, on l’a trouvé étranglé dans sa prison. Je dois dire que son gardien avait la haine des juifs poussée jusqu’à la folie et qu’il en avait déjà assassiné plusieurs. Enfin, Alfonso Carrillo, l’archevêque de Tolède, est mort dans des circonstances assez mystérieuses sur lesquelles Almazan pourra vous donner quelques éclaircissements.

L’inquiétude passa dans l’assemblée comme un courant palpable, un fluide dévastateur des âmes. On s’interrogea à voix basse. Le vert des mosaïques, à la lueur des lampes, devenait glacé et triste, comme le reflet d’un tombeau. Tout à coup, comme un signal de terreur, un vieillard exsangue se mit à claquer des dents. Ce bruit parut atroce.

Quelques-uns des assistants tournèrent les yeux vers la porte.

Mais alors cette porte s’ouvrit brusquement et un serviteur fit irruption dans la pièce. Sans doute croyait-il entrer au milieu d’une réunion bruyante car il appela son maître avec une voix dont le timbre était singulièrement élevé et résonna d’une façon terrible au milieu de personnages silencieux.

Al Birouni s’avança avec calme vers lui. Le serviteur était un homme âgé et sans doute pusillanime. Il se pencha sur Al Birouni et lui expliqua d’une voix étouffée ce qui en était.

Il avait fait, comme chaque nuit, le tour de la maison qu’il était chargé de garder. Cette maison était entourée d’un jardin et il devait veiller surtout sur la grande salle en forme de rotonde où se trouvaient réunis les précieux automates de son maître. Or, il venait de constater qu’une fenêtre de cette rotonde, interdite à tous, et close intérieurement, avait été enfoncée et demeurait entre-bâillée. Il était passé dans le jardin une heure auparavant et n’avait rien remarqué d’anormal. Quelqu’un, durant l’heure précédente, s’était introduit dans la pièce aux automates. Il était venu aussitôt en prévenir son maître.

Les Soufis s’étaient tous avancés pendant qu’il parlait et ceux qui étaient près de lui entendirent ce qu’il disait. D’autres comprirent mal et leur peur commune s’en aggrava. L’angoisse était rythmée par le claquement de dents du vieillard exsangue.

Il y eut quelques minutes de confusion. Où était cette rotonde ? Était-ce la pièce qui communiquait avec celle où l’on se trouvait ? Que fallait-il faire ?

Al Birouni levait les mains, tentant de rassurer tout le monde. Il alla jusqu’à la roue qu’Almazan avait remarquée et il la fit tourner. Alors presque en même temps un cri sinistre retentit, un cri exprimant une épouvante démesurée, un cri si inattendu que le calme Al Birouni demeura immobile, les mains attachées à sa roue comme si elle faisait partie de lui-même.

Les philosophes, soudain dépouillés de leur sagesse par l’étrangeté terrible de ce cri, se ruèrent vers la porte. Ils s’y bousculèrent, ils refluèrent dans la cour intérieure de la maison, ils gagnèrent la rue, laissant, les uns leur turban, les autres leur bâton. Ils disparurent en poussant de faibles cris, comme une volée d’oiseaux timides.

Al Birouni avait essayé vainement d’arrêter cette panique imprévue. Il fit signe à ceux qui étaient demeurés, de le suivre dans la pièce voisine pour se rendre compte, de ce qui était arrivé. Rosenkreutz et Almazan s’avancèrent les premiers. Mais ils s’arrêtèrent, cloués par la surprise.

Ils avaient devant eux une salle immense dont on ne distinguait pas le plafond. Tout près de la porte, contre la muraille était un homme accroupi qui râlait de peur, les mains au-dessus de sa tête, comme pour se protéger. Un nègre nu s’avançait vers lui d’un pas large et mesuré et quand il allait l’atteindre il pirouettait, faisait douze graves enjambées en sens contraire et recommençait. Un éléphant, avec un rythme régulier, balayait l’air de sa trompe, pendant que son cornac, sur le même rythme se penchait et le piquait au flanc. Deux personnages silencieux, un Chinois et un Persan, faisaient le geste de jouer aux échecs sur une petite table de nacre. Au-dessus d’eux, un chat-huant auquel Al Birouni avait donné la ressemblance de son propre visage, déployait ses ailes, traçait une ellipse dans l’air, en faisant le bruit d’une bobine de métal qui se déroule et revenait sur son perchoir, pour repartir, après le même déploiement d’ailes. Un serpent tordait des anneaux verdâtres, un pélican claquait du bec, une pieuvre étendait ses tentacules. Au fond, couleur d’une cire laiteuse à laquelle la clarté de la lune donnait l’apparence de la chair, une jeune fille nue se soulevait parmi des coussins, agitait un éventail de plumes, se cachait pudiquement le visage et se laissait retomber avec un mouvement des jambes, voluptueux comme une invitation au plaisir.

Le silence, que troublaient seulement les grincements des ressorts et le crissement des roues invisibles, ajoutait encore au caractère fantomatique de cette assemblée d’automates.

— Ce n’est, je crois, qu’un voleur malchanceux, dit Al Birouni en faisant semblant de ne pas s’apercevoir de l’admiration de ses compagnons et en se penchant sur l’homme qui grelottait de peur.

— Ou, peut-être, est-ce un curieux qui a entendu parler de ces merveilles et qui a voulu les contempler, dit Tawaz.

Le serviteur d’Al Birouni avait redressé l’homme terrifié et il le secouait rudement. Son maître lui fit signe de l’entraîner.

On tenta de l’interroger. Mais il demeurait, hébété, les yeux fixes. Il balbutiait des phrases incohérentes.

— Il nous a appris, dit encore Tawaz, que s’il ne faut pas demander de la philosophie à des guerriers, il ne faut pas demander du courage à des philosophes.

Il était impossible de tirer quoi que ce soit de l’inconnu. Un esclave noir s’était avancé et s’apprêtait à le fustiger avec un grand fouet de cuir. Rosenkreutz s’y opposa.

Al Birouni, lassé, donna l’ordre qu’on le jetât dehors.

La porte de la rue claqua derrière lui et on perçut son pas rapide qui fuyait. Alors seulement il sembla à Almazan que le visage de cet homme ne lui était pas complètement inconnu.

Tawaz s’apprêtait à partir. Il défroissa sa gandourah de soie orange, tira de sa poche une boîte recouverte d’émeraudes et répandit sur sa barbe un léger nuage de poudre d’or.

— Il y a des joueuses de luth chez moi, dit-il. Venez-vous les entendre ?

Les yeux de Christian Rosenkreutz avaient perdu leur lumière. Il baissait la tête. Il semblait très las. Il se pencha sur l’épaule d’Almazan et il lui dit à voix basse :

— Quel mélancolique spectacle de voir, après une réunion de sages, une réunion de mannequins !

La cour était pleine d’esclaves, levant des flambeaux. Avant de fermer la porte de la rotonde, Al Birouni en avait fait le tour. Almazan, de loin, vit qu’il se penchait sur la jeune fille nue et qu’il baisait délicatement son front, peut-être ses lèvres…

Le petit jour commençait à blanchir les terrasses. Almazan descendait seul les ruelles de l’Albaycin. Christian Rosenkreutz l’avait quitté soudain à un carrefour, avec un geste vague signifiant :

— Quand nous reverrons-nous, maintenant ?

Et il avait disparu, comme s’il s’était fondu dans le crépuscule qui précède l’aurore.

Almazan allait à petits pas, sans se presser. Il songeait que les portes de l’Alhambra s’ouvraient au lever du soleil et qu’ainsi il n’aurait pas à réveiller la garde marocaine.

Au moment où il allait atteindre le Darro il entendit un bruit de chevaux. Il s’arrêta. Quelques cavaliers débouchèrent d’une rue qui venait du côté de la porte d’Elvire. Il avait failli les heurter, mais il s’effaça sous un portail. Puis il passa la main sur son visage, croyant faire un rêve.

C’était Isabelle de Solis qu’il venait de voir, montée sur une mule blanche, au milieu de plusieurs soldats Maures. Celui qui paraissait le chef la tenait par les seins et riait d’un rire vulgaire. Almazan remarqua le dos un peu voûté de cet homme et sa barbe mal soignée. Isabelle de Solis riait aussi et elle regardait à droite et à gauche, avec une curiosité puérile, les maisons blanches de cette ville où elle pénétrait pour la première fois.

Le groupe était déjà loin sur les quais du Darro lorsque le cheval d’un soldat qui était resté en arrière et qui rejoignait ses compagnons se cabra devant Almazan.

Celui-ci en profita pour interpeller le cavalier.

— Quelle est cette femme ? Comment se fait-il qu’elle soit avec vous ?

Et il ajouta avec autorité :

— Je suis le médecin de l’Émir.

Le soldat se troubla.

Maures et Espagnols vivaient en paix mais il était impossible d’empêcher d’un côté comme de l’autre des razzias de troupeaux, des incursions dans les villages où l’on enlevait les enfants et les femmes pour les vendre comme esclaves. Abul Hacen avait prescrit aux Alcaïdes des villes frontières de sévir contre les Maures pillards.

— Nous n’avons pas fait violence à cette femme. C’est une Espagnole, mais le chef ne compte pas la vendre comme esclave. Elle était cachée dans un bois près de Martos. C’est elle qui nous a appelés. Elle prétend être la fille de l’Alcaïde de cette ville. D’après elle son père l’aurait fait emmener de force de Séville, l’aurait fait fouetter et enfermer dans son château. L’histoire est-elle vraie ? On ne sait jamais avec les femmes ! En tout cas, elle nous a montré la trace du fouet sur ses reins.

Le soldat se mit à rire bestialement et sur un geste d’Almazan, il repartit dans la direction de ses compagnons.

Les montagnes lointaines se couvrirent d’une lueur sanglante. Sur la plus haute tour de l’Alhambra se découpa la silhouette d’un Maure dont la tête et les épaules étaient couvertes d’un camail étincelant qui enlevait à son contour le caractère humain et le rendait pareil à une sorte de génie du feu. Il sonna plusieurs fois de la trompe et, comme si elles avaient attendu ce signal, les premières prières des Muezzins chantonnèrent au sommet des mosquées. Le ciel avait l’air d’une grande robe déchirée et Grenade s’éveillait en soupirant de jouissance.

Alors Almazan se rappela les paroles de Massar qui prophétisait en regardant une écaille de tortue :

— La mort va entrer dans Grenade ! Elle a pris le déguisement de la luxure.