Albin Michel (p. 70-81).

V

le secret de la princesse khadidja

Les jardins du Généralife étaient disposés en terrasses et la blancheur des portiques en stuc ouvragé et des vasques en faïence y alternait avec les ombres des cyprès et celles des fusains disposés en carré, si bien que ces jardins avaient l’air, de loin, d’une succession de damiers miraculeux. C’était là, parmi les pistachiers, les lauriers roses et les magnolias arborescents plantés entre les massifs de buis, selon les enseignements des jardiniers de Bagdad, que la princesse Khadidja venait chaque soir regarder le soleil couchant.

Elle fit deux ou trois pas plus rapides pour faire se lever un papillon et l’Émir Daoud, qui l’accompagnait, crut qu’elle allait s’envoler derrière l’insecte.

Elle était longue, délicate et mouvante comme les jets d’eau des bassins parmi lesquels elle se promenait, elle était transparente comme une vapeur, penchée comme un lys dont le calice est trop pesant pour sa tige et toutes les fois qu’elle bougeait, les émeraudes dont elle était recouverte faisaient, en s’entre-choquant, une musique précieuse.

Elle avait fait s’enfuir le papillon hors de l’allée afin qu’il fût plus en sûreté parmi les massifs d’orangers, car elle ne pouvait supporter l’idée de la mort d’un être vivant, sans pleurer. Récemment, elle était restée deux jours enfermée dans sa chambre, refusant toute nourriture, parce qu’elle avait trouvé sur sa fenêtre le petit cadavre d’un rossignol.

Quand le papillon eut disparu, elle fixa sur l’émir ses immenses yeux verdâtres, qui étaient de la même couleur que ses émeraudes et elle lui dit indulgemment et comme dans un songe :

— Oui, oui, j’aime beaucoup tout ce que vous me dites.

Mais l’Émir savait qu’elle n’avait pas entendu ses paroles et il pensa que peut-être elle ne le voyait même pas.

La princesse Khadidja pensait toujours à autre chose. Elle se remémorait des poésies d’El Motannabi ou d’Abou Nowas qui étaient ses poètes préférés, ou bien elle composait elle-même quelque strophe qu’elle recopiait ensuite sur un livre en parchemin de Samarcande relié en or, que lui avait envoyé le sultan d’Égypte et qui avait été enluminé pour elle par un célèbre artiste de Damas. Puis, en se promenant et en causant, elle entrevoyait, disait-elle, les images confuses et très belles de certains êtres qu’elle appelait ses Gennis et avec lesquels elle s’entretenait par la pensée. Elle mettait toutes ses distractions, tous ses oublis et les fantaisies de son humeur sur le compte de ces Gennis et l’on ne savait pas, comme elle riait en en parlant, si elle était sérieuse ou si elle voulait se moquer.

Il n’y avait qu’une année qu’elle avait quitté son père, l’Émir de Malaga, El Zagal, pour venir à la cour de son oncle, le roi de Grenade. Comme elle était célèbre dans tout l’Islam pour son intelligence et sa beauté, Abul Hacen avait accueilli sa nièce avec magnificence. Il lui avait donné trente femmes pour la servir. Elle les avait presque toutes renvoyées à cause de leur allure disgracieuse ou de leur visage de mauvais augure et il avait fallu chercher dans Grenade et dans les villes voisines, des esclaves agréables à voir en même temps qu’expertes à jouer des instruments de musique ou à réciter des vers. Abul Hacen avait voulu l’installer à l’Alhambra, dans la Tour de Peinador, dont la splendeur était renommée et dont le sultan Hafside de Tunis avait naguère visité les salles de repos et les étuves comme des modèles de raffinement. Khadidja avait ri du goût grossier de son oncle et celui-ci, confus, avait fait aménager à la hâte, sur les indications données par elle, le palais du Généralife qui était à côté de l’Alhambra et communiquait avec lui par une succession d’antiques jardins.

De ce palais, elle ne sortait guère. Elle y passait une partie de son temps à mélanger des essences de fleurs, à composer des parfums. Aucun ne la satisfaisait. Elle voulait retrouver, disait-elle, le Kyphi, parfum sacré des Égyptiens, qui permet de voir à distance quand on l’a respiré. Elle fabriquait aussi des teintures, parce qu’il y a des harmonies entre les couleurs, les parfums et certaines pierres et il lui était indispensable de composer une teinte exactement semblable à celle de ses émeraudes. Ses expériences ne furent pas toujours heureuses. Elle s’en alla une fois le long du Darro, montée sur un splendide cheval donné par Abul Hacen, entièrement peint en un vert qui devait être assorti à ses yeux et à ses bijoux.

Le roi de Grenade lui cacha l’immense gaîté que son passage avait provoquée parmi les habitants de l’Albaycin, ne sachant pas si cette créature délicate n’en mourrait pas de honte ou si, au contraire, cela ne l’inciterait pas à faire peindre tous les chevaux de ses écuries.

D’ailleurs il préférait la voir le moins possible. Il évitait ainsi la tyrannie de ses caprices auxquels il ne savait pas résister.

Khadidja marchait, le visage dévoilé, à l’imitation de la célèbre poétesse de Cordoue, Ouallada.

Elle disait que puisque le khalife Ommeyade Al Mostakfi avait permis à sa fille de ne pas porter de voile sur son visage au temps de la plus grande splendeur du khalifat, on pouvait bien le lui permettre. À l’inverse de Ouallada, Khadidja était chaste et voulait le demeurer. Elle glorifiait pourtant l’amour et elle laissait parfois entendre que si elle ne s’y adonnait pas, c’était à cause d’un secret qu’elle ne révélerait jamais.

L’Émir Daoud cachait sa timidité sous la superbe de ses attitudes magnifiques. Il ne parlait de son amour que par allusions, mais ces allusions étaient si transparentes que Khadidja les aurait aisément comprises si elle avait écouté. Elle n’y prêtait pas d’attention parce qu’elle savait que le noble Émir avait été amoureux de toutes les femmes qu’il avait approchées et méconnu de toutes à cause de la mauvaise destinée qui, en matière sentimentale, n’avait pas cessé de s’acharner sur lui.

Il avait une grande fortune, il s’était illustré dans les guerres contre les chrétiens et il portait le titre admirable d’Émir de la mer, qui lui conférait le commandement de toutes les flottes du roi de Grenade. Mais l’amour seul l’occupait.

Il commença à réciter ces vers d’Ibn el Dahane :

— Sous les amandiers en fleurs, elle a pleuré et avec sa paupière, elle m’a blessé le cœur.

Mais il s’arrêta. Il étendit le pan de sa robe en brocart blanc, il tenta de faire prendre à Khadidja une allée qui tournait à droite.

La silhouette rigide de la sultane Aïxa venait d’apparaître à quelques pas d’eux. Elle affectait la nonchalance pour déguiser le caractère anguleux de son torse et elle s’appuyait sur son fils Boabdil, un jeune homme de vingt ans, au front anormalement large, au regard faux, presque sans lèvres.

Aïxa était surnommée la Horra, c’est-à-dire la chaste, à cause de la pureté affectée de ses mœurs. Négligée par Abul Hacen, elle avait vécu solitaire, dans l’Alhambra, se consacrant à son fils qu’elle aimait d’un amour sauvage. Elle avait, toute sa vie, proscrit autour d’elle les parures, le plaisir et même l’amour. Une fois, elle avait fait mourir sous le fouet une servante, surprise par elle entre les bras d’un garde. Mais à trente-six ans, il lui était venu une coquetterie tardive et quand Khadidja vint à Grenade, elle voulut porter des émeraudes et se vêtir de voiles amarante pour lui ressembler. Elle ne cacha pas l’admiration qu’elle lui inspirait jusqu’au moment où cette admiration se changea en une inexorable haine.

Assez tard dans la nuit, elle était allée rendre visite à la jeune princesse dans le Généralife. Khadidja, d’abord enjouée, avait ensuite mal déguisé son ennui. Désireuse de donner une petite indication sur son désir de solitude, elle avait éteint une lampe et commencé à défaire ses cheveux. Sans doute, ses gestes avaient été mal interprétés par Aïxa.

— Il me sembla, dit Khadidja, le lendemain, en racontant cette scène à son ami l’Émir Daoud, qu’une statue en bois grossier s’animait devant moi. J’étais saisie par d’épaisses mains et deux étroits morceaux de glace se posèrent sur mes lèvres pendant que je respirais dans son haleine une odeur de livres poussiéreux et d’humidité, exactement l’odeur que j’avais respirée à Fez en visitant la bibliothèque où me conduisait un Soufi sage et saint, mais très malpropre de vêtements. Je poussai un cri désespéré, mes servantes vinrent et je leur demandai de rester auprès de nous, car nous venions, la sultane Aïxa et moi, de contempler le plus épouvantable de tous les Gennis de l’air nocturne.

Et à cause de cette confidence, l’émir Daoud aurait préféré qu’il n’y eût pas de rencontre entre Khadidja et Aïxa.

Les deux femmes échangèrent en se croisant des saluts et des politesses, mais les mauvais sentiments d’Aïxa flottaient autour d’elle comme un fluide opaque. Elle prétendait que Khadidja introduisait, chaque nuit dans sa chambre, un des Africains préposés à la garde des portes de l’Alhambra. Cette calomnie, toujours présente à son esprit, se refléta dans son regard et le pli de sa bouche. Le jeune Boabdil, à côté de sa mère, trahissait aussi sa haine contenue, mêlée à un obscur désir d’humilier par la possession.

— Je vous quitte à mon grand regret, soupira Khadidja en se penchant un peu comme si elle allait se briser. J’ai oublié sur ma fenêtre, dans un vase d’albâtre, un liquide précieux, tellement précieux ! Il est composé d’essences fines auxquelles le moindre rayon de lune est contraire. Or la lune va se lever.

— Et à quoi doit servir un pareil liquide ? dit Aïxa avec un ricanement.

Khadidja leva vers le ciel la plus petite main du monde, avec des doigts merveilleusement fuselés, qui ressemblaient à des cristaux, où les ongles auraient été enchâssés comme des bijoux.

— La nature a de telles imperfections ! dit-elle. C’est un liquide pour blanchir la peau des mains et la rendre moins grossière. Je vous en donnerai, non pour vous, mais pour vos servantes, si toutefois la lune ne l’a pas gâté.

Or, c’était le désespoir d’Aïxa, malgré les soins qu’elle donnait à sa personne, de ne pouvoir atténuer ni la rougeur ni la grosseur de ses mains vulgaires. Vainement, les masseurs de l’Alhambra les avaient pétries d’onguents et baignées de lait. Sous les bagues qui les cachaient mal elles restaient comme la tare visible d’un corps qui n’a pas été fait pour la beauté.

Et Khadidja entraîna l’Émir Daoud, montrant à l’horizon le croissant de la lune, avec une crainte feinte, sans même daigner jouir de l’expression de rage qui se répandit sur le visage d’Aïxa.

Et comme elle longeait une terrasse qui aboutissait à une des portes du Généralife, elle s’arrêta soudain et saisit le bras de l’Émir Daoud. Cette familiarité était rare chez elle et elle remplit celui-ci d’orgueil.

Le poète a peut-être raison, pensa-t-il. Les paroles d’amour sont comme des flèches lancées par un chasseur. Le cerf qui les a reçues continue à courir et l’on ne sait pas tout de suite que la blessure est mortelle.

La terrasse surplombait de haut un des jardins où étaient plantées toutes les variétés de roses de la terre. Cela faisait un ruissellement, un amoncellement de couleurs diverses. Il y avait les roses violettes de Perse ; les roses cannelles qui sont laiteuses et grasses, les roses capucines qui s’inclinent comme des urnes rouillées et les roses du Bengale qui sont de la couleur de la chair au point que lorsqu’elles sont effeuillées et jonchent le sol on dirait que des jeunes filles nues se sont couchées les unes auprès des autres pour dormir.

Au milieu de cet éblouissement de roses, sur le sable d’une allée, était assis le sultan Abul Hacen. Il avait écarté sa robe de soie rose et défait ses larges pantalons du même rose tendre, qu’il portait dans l’espoir de paraître plus jeune, et il étalait une plaie qu’il avait sur la cuisse. Il soignait cette plaie en la recouvrant d’un morceau de viande d’agneau cru, car la plaie était considérée par les médecins comme une force vivante qui a besoin de recevoir un aliment pour qu’elle ne se nourrisse pas de la chair saine du corps. Ce mal était devenu chez lui une sorte d’idée fixe, dont la souffrance était surtout morale, et il montrait sa plaie, sans la moindre pudeur, à tous ceux qu’il rencontrait, dans l’espoir de recevoir un conseil utile pour sa guérison.

Mais le cri étouffé que poussa Khadidja n’était pas causé par le dégoût que lui inspirait la vue d’un morceau d’agneau sanguinolent et d’une plaie béante, sur une cuisse d’homme, parmi l’effeuillement de pétales de roses, couleur de la blessure violette et couleur de la chair rosâtre. Elle considéra quelques secondes l’homme inconnu qui se tenait auprès d’Abul Hacen et se penchait sur lui avec un sourire railleur. Elle porta ses mains à sa poitrine comme pour empêcher son âme suave de sortir d’une forme à laquelle elle était à peine attachée et elle dit :

— Almazan ! Le médecin de Séville ! Que le Prophète veille sur moi !

Et elle tomba tout de son long sur les dalles de la terrasse, mais légèrement, comme si des ailes invisibles avaient atténué sa chute.

Quelques jours après, chacun savait dans l’Alhambra qu’il y avait un secret qui occupait la vie de Khadidja.

Peut-être, à l’exemple de tant de savants arabes, cherchait-elle la pierre philosophale !

Sa chambre était encombrée de bocaux, de vases et de poudres. Quelqu’un émit l’hypothèse qu’elle voulait capter la force des rayons du soleil avec certains verres de forme spéciale et la condenser dans certaines pierres pour en faire de puissants talismans magiques. Elle avait fait venir toutes sortes de verres servant aux lunettes et on l’avait vue les tendant vers le soleil et essayant de brûler par ce moyen le léger duvet de ses bras. Ou plutôt n’avait-elle pas simplement une liaison avec un parfumeur ou même avec l’apprenti d’un parfumeur ?

Roulée dans la soie verte de son albornos aux franges d’argent pailleté, à l’heure où se ferment les boutiques, elle s’était glissée dans l’Albaycin et, par un long détour, était parvenue jusqu’à la célèbre rue des parfumeurs qui aboutissait à la place de Bibarrambla et qui embaumait le quartier avec les effluves de toutes les essences odorantes connues. Elle avait dévalisé le parfumeur persan. Elle avait emporté tous les onguents et toutes les pâtes du parfumeur arabe et tous les flacons du parfumeur hindou. Un esclave nègre, un esclave chrétien et un enfant tunisien, reconnaissable à son fez rouge, marchaient derrière elle à son retour, portant des coffres remplis.

Abul Hacen avait lu un message pressant qu’elle adressait au sultan de Tunis et il était resté confondu d’étonnement. Elle suppliait le sultan de lui envoyer sans aucun retard, de gré ou de force, à prix d’or ou par menace, un personnage de mœurs dissolues, nommé Hassan, qui vivait avec la lie du peuple et exerçait la profession décriée d’épileur, dans laquelle il passait pour très habile !

La princesse Khadidja avait un secret dont elle mourrait peut-être, mais qu’elle ne dirait à personne. C’est à cause de ce secret qu’elle s’était juré à elle-même de ne jamais aimer aucun homme.

Elle, dont l’effort constant tendait à spiritualiser sa forme matérielle, elle qui avait une peau plus transparente que l’eau d’une source quand elle sort d’un rocher, elle qui reflétait par le vert clair de ses yeux la pensée dans son essence ineffable, portait sur l’aine une touffe de poils drus, de poils obliques, laids et puissamment plantés. Ils avaient poussé sans raison dans son enfance, par l’inconcevable mystère de quelque souillure originelle. Ils étaient le symbole de la Bête, le lien terrible qui unissait à la matière cette créature idéale.

Elle s’était résignée à porter sur elle ce sceau d’Iblis. Mais voilà qu’elle revoyait le seul homme qu’elle avait cru pouvoir aimer, le médecin Almazan qui était venu une fois chez son père, à Malaga. Il accompagnait un médecin juif qu’on avait consulté sur la maladie dont sa mère était morte. Elle et lui s’étaient tenus ensemble quelques instants sur un mirador tourné vers la mer. Elle s’était étonnée qu’il parlât la langue arabe sans accent et il avait répondu que si l’on aimait ce qu’on désirait connaître, on le connaissait aussitôt. Paroles à double sens peut-être ! La conversation s’était bornée là et l’insensée princesse s’était vouée à ce souvenir.

Contre toute attente, le médecin réapparaissait sur son chemin. C’était peut-être un effet de la protection des Gennis ou une obscure volonté du destin. Mais à quoi bon ? Aucun rêve n’était réalisable. Il n’y avait pas d’espérance de reposer jamais son cœur fragile contre une poitrine aimée. Car la honte velue était attachée au marbre impeccable de sa chair.

Ah ! Quel suc de plante, quel minerai aux vertus dévoratrices, quel corrosif formidable et délicat pourrait étouffer, dans leurs racines, la force vivace de ces poils épais !

Et durant les nuits, sous l’air embrasé qui soufflait des collines de Grenade, la princesse Khadidja, toute nue parmi ses coussins, répandait, entre les émeraudes de ses colliers, les perles de ses larmes, à cause de la petite tache brune qu’elle voyait, un peu plus bas que l’inflexion de la cuisse, sur l’ambre nacré de sa peau.