Albin Michel (p. 53-69).

IV

le sabbat chez aboulfedia

La maison d’Aboulfedia était située dans le faubourg de Triana, presque à l’extrémité d’une ruelle qui se perdait dans des terrains vagues. Elle était entourée d’une haute muraille blanche qui empêchait qu’on la distinguât de l’extérieur. Récemment, Aboulfedia avait fait refaire le portail d’entrée en bois d’une épaisseur énorme, comme s’il avait dû résister à un assaut.

Almazan fut surpris, après qu’il eut frappé à ce portail, de voir le gardien qui vint lui ouvrir, une lanterne à la main, ne manifester aucun étonnement de sa visite nocturne. Il ne lui demanda pas qui il était, il conduisit son cheval dans une écurie délabrée qui était sur la gauche entre quelques palmiers et, tenant sa lanterne levée, il le précéda dans une allée qui aboutissait à la maison.

Il sembla à Almazan que ce serviteur était borgne et fardé, et que son œil unique se fixait amicalement sur lui. Arrivé devant le perron et craignant d’être pris pour un autre visiteur qui était attendu, Almazan s’arrêta et dit :

— Va prévenir Aboulfedia que son ancien élève, Almazan, désire lui parler.

Mais non, il n’y avait aucune méprise. Le borgne eut un petit mouvement des épaules qui voulait dire qu’il était absolument inutile de prévenir Aboulfedia et, comme pour lui aider à monter les trois marches du perron, il prit Almazan par le bras, en le lui serrant d’une pression longue et si familière que celui-ci faillit l’envoyer rouler au milieu du jardin d’un coup de poing.

Mais il se contint.

L’étrange serviteur venait de le pousser dans une grande pièce entourée de colonnes et il repartait déjà en courant dans le jardin, sans doute pour ouvrir à un nouveau venu, car des coups lointains avaient retenti au portail.

La pièce où Almazan venait d’entrer était mal éclairée par deux lampes qui ne jetaient qu’une lueur confuse. Il y eut un rire étouffé, un froissement d’étoffe et une forme enveloppée dans une grande cape marron laissa retomber une portière et disparut. Almazan n’eut que le temps de voir une main blanche et l’éclair d’une pierrerie rougeâtre.

Il était seul. Il regarda autour de lui. Les murs étaient recouverts de tentures précieuses en soie lamée qui étaient fanées et souillées. Les tapis avaient des trous. Un coussin éventré avait répandu ses plumes en cercle comme l’humeur blanchâtre d’une blessure. Dans un coin on avait oublié une cruche vide qui avait dû contenir du vin.

Almazan attendit assez longtemps. À la fin, impatienté, il s’approcha de la porte qui était au fond, il souleva l’étoffe lourde qui la recouvrait et il allait l’ouvrir quand elle tourna sur ses gonds, brusquement, et il se trouva face à face avec Aboulfedia.

Il était vêtu d’une gandourah arabe aux manches larges sous laquelle il ne portait qu’une chemise en soie rose et transparente, très échancrée. On voyait au travers son ventre énorme et ridicule et même les poils grisonnants de sa poitrine. Ses rares cheveux d’un noir de jais, récemment teints, étaient collés sur ses tempes par un cosmétique humide. Il était bouffi, reluisant d’onguents, imprégné d’aromates, poli par les massages et il tremblotait sur les minuscules baguettes de ses jambes comme une outre peinte, au milieu d’un parfum de rose orientale et d’homme gras.

Il se hâta de refermer la porte derrière lui. Sa face large s’était éclairée à la vue d’Almazan. Il avait toujours l’air de rire à cause de la grandeur de sa bouche et de deux rides qui l’encadraient. Mais il apparaissait étonnamment triste dès qu’on s’était aperçu que cette gaîté ne provenait pas de son humeur, mais seulement de la conformation de ses traits.

Tout de suite il parla avec volubilité.

Il savait tout. Les nouvelles couraient plus légèrement que les cavaliers sur les routes. On cherchait partout Almazan. Un grand personnage qu’il avait visité le matin même avait été trouvé mort aux environs de Séville. Maintenant il se cachait. Il avait bien fait de songer à son vieux maître en médecine, le réprouvé Aboulfedia. Ses actions ne regardaient que lui. Il était en sûreté dans cette maison de Triana.

Almazan ne put s’empêcher de rougir et il songea pour la première fois combien sa démarche était insolite. Il se hâta de se disculper. Il n’avait rien à craindre. Tant de bruits courent qui ne reposent sur rien ! Le gouverneur de Séville avait, en main un document qui légitimait son absence. S’il était venu trouver Aboulfedia…

Il baissa la voix. Il avait beaucoup de peine à expliquer le but de sa visite. Il en sentait l’étrangeté. Et puis l’atmosphère de la maison, le costume d’Aboulfedia, la lourdeur des parfums, la malpropreté somptueuse des choses lui causaient un malaise physique.

Les yeux du vieux médecin clignotaient maintenant avec ironie et son menton en proéminence, fendait encore plus largement sa bouche.

— C’est à propos de cette affaire, dit Almazan. Je suis venu te consulter sur la puissance de certains poisons. Crois-tu qu’on puisse rendre mortelle l’atmosphère d’une chambre au point, d’amener une décomposition du sang presque immédiate chez celui qui respire cette atmosphère ?

Mais Aboulfedia le prit par les épaules et le secoua doucement.

— Pourquoi ce manque de sincérité ? Ne t’ai-je pas enseigné tout ce que je savais sur les poisons ? Quand je suis allé à Rome faire cette folle tentative de convertir le pape au judaïsme, j’ai appris de ces maîtres en l’art d’empoisonner que sont les Italiens, qu’on peut faire mourir quelqu’un rien qu’en lui effleurant un ongle ou un cheveu. La vie est si peu de chose. Tu le sais aussi bien que moi. Sois franc. Tu te moques pas mal à cette heure des effets des poisons sur un vieil homme qui est mort. Et tu as raison. Tu ne songes qu’à la joie d’un jeune homme qui est vivant…

Almazan allait protester. Le vieux médecin l’arrêta. Il était sûr de son fait.

— Comme tu as de la chance ! Tu gagnes trente années sur moi. Il m’a fallu tout ce temps pour m’apercevoir que le plaisir était la seule certitude. Quand j’avais ton âge, j’avais une foi si grande que Je me serais fait brûler par plaisir pour n’importe quelle idée qui m’était chère. Jusqu’à devenir dément, j’adorais la race juive, la science, le Messie. Le Messie ! J’y ai cru de toute mon âme. Quand l’astrologue Avenar annonça qu’il apparaîtrait à minuit, le 2 mars 1467, je me rappelle que j’avais une si grande ivresse spirituelle que j’avais de la peine à m’empêcher de danser. Je jeûnai et priai trois jours pour être digne de le recevoir parce que je ne doutais pas que ce fût dans ma maison qu’il vînt d’abord. Tous les Juifs du quartier de Santa-Cruz avaient laissé leurs portes ouvertes et je voyais dans la nuit tranquille leurs visages crédules sous leurs bonnets noirs. Moi aussi, j’avais laissé ma porte ouverte. Eh bien ! quand minuit sonna à la Giralda qui crois-tu qui pénétra chez moi ? Une pauvre prostituée que des alguazils poursuivaient pour je ne sais quel méfait. Je la cachai et je la fis coucher dans mon lit pendant que je continuais à attendre sur mon seuil. Au matin, je scrutai anxieusement l’aurore et le quartier de Santa-Cruz était plein de bonnets carrés qui se tournaient vers le ciel. Avenar avait dû se tromper de quelques heures et nous attendîmes les nuits suivantes. Insensé que j’étais ! Je n’avais pas compris que c’était la révélation de ma destinée que cet astrologue avait vu dans les planètes et que mon Messie était bien venu pour moi sous la forme magnifique d’une fille publique. J’attendais devant ma porte et le Messie était dans mon lit. Des années ont passé. Et c’est seulement quand mon visage fut devenu jaune comme une orange gâtée, quand mon ventre se fut enflé d’une façon caricaturale que je sus tout le plaisir en puissance dans la jeunesse et qu’il n’y a pas de Dieu pour nous le défendre, rien que la mort pour nous le voler à jamais.

Aboulfedia marchait de long en large dans la pièce et Almazan regardait avec étonnement son costume obscène, la trompeuse gaîté de sa bouche, la flamme désespérée de ses petits yeux.

— Mais tu as fait du chemin, dit-il tout d’un coup, tu dois avoir soif.

Il examina avec une pointe de mépris le costume poussiéreux de son hôte, puis il entr’ouvrit la porte par où il était entré et il appela quelqu’un dont Almazan ne distingua pas le nom.

Une minute après, une enfant d’une douzaine d’années à peine pénétra dans la pièce, portant un plateau de métal. Ses bras grêles et ses jambes fines étaient nus. Elle avait deux tresses brunes qui tombaient sur ses épaules graciles et son visage était celui d’une petite vieille. Elle regarda Almazan effrontément, presque sous le nez et se mit à rire. Il lui manquait une dent et elle avait une cicatrice double près du nez, comme la trace de la morsure d’une bête.

Sur un signe de son maître, elle disparut en se dandinant et en faisant remonter sur ses reins sa jupe courte pour faire voir ses jambes.

Aboulfedia remplit jusqu’au bord, d’un vin épais, deux coupes ébréchées et il en vida une d’un trait.

— Ah ! tu as raison, Almazan, reprit-il, de venir me trouver ce soir. Il y a l’âge des sens, il y a l’âge de la pensée et à la fin, peut-être, il y a l’âge de la sagesse. Malheur à celui qui est sage trop tôt ou qui commence par penser. Tu vas redevenir mon élève. Mais ce que je vais t’enseigner est plus beau que la philosophie d’Aristote ou celle d’Averrhoès.

Aboulfedia se rapprocha d’Almazan et il lui parla tout près, à voix basse, lui soufflant l’odeur du vin qu’il avait bu.

— Il y a des secrets, oui, oui, et je les connais. Le plaisir charnel n’est jamais simple. S’il n’était pas commandé par le cerveau, ce ne serait qu’un frisson le long du corps et une grimace rapide. L’amour d’un homme pour une femme n’est qu’un jeu d’enfants. La débauche seule est belle. Il faut pénétrer dans le palais maudit pour connaître les enchantements de la nature et en savourer l’ivresse terrible. Quand on y est entré une fois il n’y a pas d’exemple qu’on n’ait voulu y revenir. Les soi-disant débauchés qui sont devenus des saints, s’en étaient tenus au simple accouplement, à la manière des bêtes. La débauche ! Les anciens en faisaient une forme de la religion et ils étaient dans le vrai. Ils adoraient Priape, Pilummus, Tryphallus, Angerona, Genita-Mana, Tutana, Typhon et mille autres et les fêtes de ces sublimes dieux servaient toujours de prétexte à de formidables scènes de possession collective. J’ai retrouvé dans des manuscrits byzantins la description des rites de certains mystères. À Mendès, on enfermait dans le temple, les nuits de printemps, cent jeunes filles avec le bouc sacré et il fallait, au matin, que les gardes vinssent avec des fouets pour les arracher aux délices qu’elles savouraient. À Byblos, on accourait de toute la Syrie pour participer aux initiations du culte de Cotyto que l’on a appelée la déesse de la lubricité mais qui était aussi celle de la pénétration intellectuelle, car ses prêtres enseignaient le moyen de se procurer l’extase divine par le spasme charnel. Il y avait des écoles secrètes à Alexandrie, à Memphis, à Héliopolis où l’on s’exerçait à la confusion des sexes par la confusion des étreintes et où, au bercement de certaines musiques et à l’ivresse de certains parfums, on trouvait un état de volupté idéale avec l’évanouissement de son individualité. Les Moabites et les Ammonites faisaient mieux encore dans leur adoration de Belphégor qui s’identifiait avec la planète Mars. Ils se couchaient par centaines, au soleil couchant, dans le sable du désert et quand le premier rayon de l’astre ensanglanté effleurait leurs corps, le grand cri de stupre qui emplissait le crépuscule envoyait leurs esprits vers le Dieu, ils se confondaient avec le Dieu. Le Rutrem des Hindous, qui avaient un lingam à la place du crâne, l’Atis des Chaldéens qu’on représentait avec un sexe féminin sur le front, l’Anahita des Persans dont le corps était recouvert de seins, exigeaient dans les rituels secrets les mêmes accouplements effrénés. Le culte chrétien du diable, le sabbat catholique avec son bouc, fils du vieux bouc égyptien, et ses sorcières imitatrices des Bacchantes n’est qu’une reproduction de l’antique culte du plaisir que l’humanité ne veut pas laisser échapper. Et le principe est le même partout. C’est la profanation de la chasteté, la promiscuité dans la volupté.

Le visage d’Aboulfedia était devenu hideux. Des gouttelettes de sueur, colorées en noir par la teinture de ses cheveux, perlaient à ses tempes. Ses mains grasses tremblaient. Il se laissa tomber au milieu des coussins et y resta dans l’attitude d’un homme qui voit une scène extraordinaire.

Almazan le considérait avec dégoût. Il se sentit las soudain. Il songea à l’air pur de la grande route. Il se leva.

— Almazan, dit Aboulfedia, en se levant aussi, tu es un artiste et tu aimes la beauté. Sans doute as-tu entendu parler de celle à qui je fais jouer le rôle de Lilith et de cet adolescent que j’ai trouvé avec tant de peine et dont la forme ambiguë est celle de Belial lui-même, le démon qui incarne l’attrait des deux sexes.

Non, Almazan n’avait entendu parler d’aucun de ces personnages. Il ne voulait pas les connaître. Il eut envie de faire honte au vieux médecin, de lui rappeler son ancien amour de la science et les nuits qu’ils avaient passées tous les deux, penchés sur des cadavres de condamnés à mort, essayant de déchiffrer le mystère des organes humains ? C’était une prostituée qui était venue vers Aboulfedia, une nuit, au lieu du Messie attendu. Qu’importe ! Est-ce qu’il n’y avait pas un Messie qui descendait à toutes les minutes dans l’âme de ceux qui cherchent et espèrent ?

Mais il se tut.

Il ne lui appartenait pas de faire de la morale à ce vieillard égaré. L’image d’Isabelle de Solis venait de reculer très loin, entre la fillette édentée et le borgne fardé, porteur de lanterne. Elle n’était qu’un misérable instrument de basse orgie parmi la lie de Triana. Il ne voulait plus penser à elle, il ne voulait plus penser à rien.

— Lilith et Belial ! murmura Aboulfedia avec une voix de rêve, comme s’il se parlait à lui-même. Le prestige des démons qui portent sur leur visage et dans leur forme corporelle la beauté défendue ! C’est la souillure qui fait l’attrait de la beauté et le mystère des visages n’a de profondeur émouvante que si les lèvres sont impures.

Almazan se dirigeait vers la porte du jardin, mais Aboulfedia le retint par le bras.

— Je veux te montrer Lilith, dit-il, et une expression de gravité passa sur ses traits. Je ne crois pas qu’il y ait dans toute l’Espagne un corps plus parfait. Et Dieu lui a mis une chevelure de flamme pour marquer sa créature du sceau de l’enfer. Suis-moi, seulement ne fais pas de bruit parce que ses colères sont terribles et alors on ne peut rien attendre d’elle. Elle est plus impudique qu’une chienne en quête d’un mâle et quelquefois elle ne voudrait pas laisser voir l’ongle de son petit doigt.

Almazan sentit que la curiosité était plus forte que le dégoût et il suivit Aboulfedia.

La pièce où celui-ci l’avait entraîné était entièrement obscure. Almazan y fit quelques pas en tâtonnant, se demandant d’où pouvait venir un léger bruit d’eau qu’il entendait, un bruit intermittent de gouttelettes répandues.

— J’imite la secte des Baptes de Byblos, lui dit à l’oreille Aboulfedia. Je fais pratiquer d’abord la purification par l’eau.

Almazan sentit que la main qui l’attirait dans un angle de la pièce tremblait dans la sienne.

— Regarde, et retiens ton souffle.

Almazan faillit pousser un cri. Aboulfedia avait soulevé une tenture et, à travers une gaze d’or dont les mailles formaient des losanges, il voyait la chambre voisine qui était baignée d’une délicieuse lumière turquoise par une haute lampe de bronze. Les murs étaient recouverts de faïences bleuâtres et à droite et à gauche, il y avait des enfoncements recouverts de tapis multicolores amoncelés et de coussins. Le milieu de la pièce était une piscine circulaire où l’on descendait par trois marches.

Sur ces marches, Isabelle de Solis était couchée sur le ventre, entièrement nue. Ses petits seins s’écrasaient contre le marbre et c’était elle qui faisait le bruit d’eau irrégulier qu’Almazan avait entendu, car elle remplissait parfois le creux de sa main et elle en jetait négligemment le contenu dans l’air. Les gouttes, en retombant sur sa nuque et sur son dos, la recouvraient d’une pluie de perles scintillantes et lui causaient un long frisson qui la faisait tout à coup se tendre et se replier.

Tout près des marches était posée une orange ouverte.

Il sembla à Almazan que les paupières d’Isabelle de Solis s’étaient mises à battre plus rapidement quand il avait regardé à travers les losanges du treillis d’or et qu’elle avait eu un imperceptible mouvement de la tête. Pouvait-elle se douter qu’il était là ?

Il était pénétré de surprise, d’admiration et d’un sentiment analogue à celui qu’inspire la découverte d’un crime.

— Lilith était antérieure à Ève, d’après les talmudistes, murmura Aboulfedia. L’homme l’aima, d’un amour idéal et le véritable péché originel fut la pollution d’un corps vierge qui avait été créé pour la beauté et non pour la jouissance physique.

Isabelle de Solis s’était soulevée. Elle appuyait sa tête sur son coude. On voyait luire ses prunelles comme des gouttes d’or phosphorescent. Elle avait l’air d’une panthère qui se réveille pour la chasse ou pour l’amour.

Et tout d’un coup elle saisit l’orange qui était près d’elle, elle en arracha des morceaux de peau et elle se mit à les lancer dans la direction des coussins qui étaient sur sa droite, visant avec soin, son visage puéril devenu soudain rempli d’attention.

Almazan s’aperçut qu’il y avait une forme couchée parmi ces coussins. Le buste mince d’un tout jeune homme émergea. Il souriait d’un sourire lassé, ses traits étaient flétris et ses immenses yeux agrandis par le khol étaient humides et sans lumière.

Mais Almazan n’eut pas le loisir de le considérer. L’étoffe soulevée par Aboulfedia venait de retomber devant lui. Le vieil homme soufflait de colère, il criait :

— Je t’y prends ! Ne te l’avais-je pas défendu ? Ce fils de gitane que j’ai tiré de la boue ! Mendiant ! Porc !

Il s’agitait dans l’obscurité, ne trouvant plus la porte, trépignant. Pendant que de l’autre côté, comme une cascade au printemps, comme des pierres précieuses agitées par un orfèvre dans un invisible coffret s’élevait, tombait et chantait le rire d’Isabelle de Solis, toute nue parmi les faïences bleues.

Aboulfedia traversa la première pièce et disparut, sans doute pour gagner la chambre où était la piscine et châtier Bélial de s’être baigné auprès de Lilith.

Mais Almazan ne le suivit pas. Il en avait assez vu. Il n’aspirait plus qu’à s’en aller très loin, qu’à oublier le vieux médecin, la jeune femme et leurs compagnons obscènes.

Il s’élança dans le jardin, retrouva son cheval, fit un signe impérieux au serviteur borgne qui était près de la porte et il s’enfuit.

La route tournait entre deux hauteurs rocailleuses et au fond de l’horizon apparurent, solides, légendaires, ensoleillées, comme des sœurs de pierre parmi des murailles d’ocre, les vingt-quatre tours carrées de l’Alhambra.

Elles dominaient un amoncellement coloré de dômes couleur de turquoise, de mosquées couleur de perles mates, de terrasses plates bordées d’azulejos couleur d’émeraude, de portiques couleur d’améthyste. Grenade ! La ville s’étageait aux flancs de trois collines entr’ouvertes, comme les morceaux ruisselants d’une grenade d’où aurait coulé un fantastique torrent de métaux précieux, de faïences et de bijoux, parmi des bois de lauriers roses et des bouquets de pistachiers.

Almazan regardait autour de lui miroiter les innombrables canaux d’irrigation qui dataient du temps des khalifes Ommeyades. Des hommes marchaient dans les cultures. Des vignes rousses étalaient leur abondance. Une impression de richesse et de joie montait des plaines fertiles.

Grenade ! Almazan se rappela tout ce qu’il avait entendu dire de la vieille cité arabe. Là, les poètes et les savants étaient honorés avant les guerriers. Nul n’était persécuté pour ses croyances religieuses. Dans la blancheur des palais embellis par l’art des siècles, s’entretenaient, raffinés et subtils, les descendants de la race qui avait vaincu le monde.

Une jeune femme, accroupie devant une maison basse et qui s’exerçait à jouer d’une darbouka, lui fit de loin un signe amical de la main. Ce geste et la musique qui résonnait furent pour lui le symbole matériel de l’hospitalité des Arabes et de leur amour de la beauté.

Il se hâta. Il apercevait au fond de l’horizon la masse formée par la porte d’Elvire.

Un cavalier s’avançait, au galop. Quand il fut à deux pas de lui, il s’arrêta brusquement et le considéra d’une façon menaçante. C’était un jeune homme, d’une vingtaine d’années à peine, au teint plus bronzé que la plupart des Maures qu’il avait rencontrés. Il était d’une grande beauté, mais il avait sur son visage quelque chose d’inintelligent et même de bestial. À la magnificence de ses vêtements, Almazan pensa qu’il devait appartenir à une riche famille. Il s’était arrêté aussi, surpris de l’hostilité de ce jeune homme et il allait lui demander ce qu’il voulait, quand l’inconnu, poussant un sourd gémissement qui souleva sa poitrine, éperonna son cheval et s’éloigna à toute vitesse sur la route.

À peine avait-il disparu qu’un autre cavalier arrivait et, avant qu’Almazan ne fût revenu de son étonnement, il mettait pied à terre et il lui adressait plusieurs saluts obséquieux.

C’était un vieillard avec de gros yeux humides et un certain embonpoint.

— Seigneur, veuillez l’excuser, dit-il. Vous avez l’air étranger et vous ne le connaissez pas. Est-ce qu’il vous a dit quelque injure ? Est-ce qu’il vous a donné un coup ? Dans ce cas…

Le vieillard porta la main à sa ceinture.

Almazan allait répondre que, s’il en avait été ainsi, il se serait chargé de punir lui-même le jeune homme. Mais le vieillard ne lui en laissa pas le temps. Il touchait son front avec son doigt et il jetait un flot de paroles.

— N’est-ce pas un grand malheur ? Il n’a pas vingt ans et quelle incomparable beauté ! Vous pouvez vous imaginer quel chagrin cela cause à son père. Mais on croit qu’il n’y a aucun remède. Tout le monde est au courant à Grenade car il appartient à la plus grande famille de la ville. C’est un Almoradi. Aussi les Zegris n’ont pas manqué d’en profiter pour répandre toutes sortes de calomnies. Cela lui a pris vers la quatorzième année. Dès ce moment il ne pensait qu’aux femmes. En principe, le Koran les défend avant le mariage, mais dans la pratique ce n’est pas un péché. Le fils d’Ali Hamad pouvait avoir toutes les femmes qu’il désirait. Il n’en a eu aucune ! Dès qu’il approche d’une femme, il a peur, il se met à trembler, il claque des dents. Notez qu’il passe ses journées à les appeler et à les désirer. Et de quelle façon ! C’est au point que ceux qui le connaissent, l’ont surnommé le bouc. Le bouc impuissant ! C’est drôle. Comment expliquez-vous cela ? À la fin, son cerveau en a été troublé, il ne sait plus bien ce qu’il fait. Le plus grand médecin de Fez est venu le voir et n’a rien trouvé pour le guérir. Comme il injurie quelquefois les passants, son père, dont je suis l’intendant, me charge de le suivre pour l’excuser et verser au besoin une indemnité. Est-ce que…

Le gros homme bavard tenait une bourse dans la main. Sur le signe de tête négatif d’Almazan, il reprit :

— Moi, je crois qu’un jour cela lui passera sans qu’on sache pourquoi. Les maux viennent et puis s’en vont selon le caprice d’Allah.

Il était monté à cheval. Il éclata d’un gros rire.

— Mais ce jour-là, il faudra que la femme à qui il s’adressera soit une bien grande amoureuse pour pouvoir le satisfaire.

Il était déjà loin et Almazan entendait encore son rire et se demandait pourquoi le jeune homme qu’il venait de rencontrer et même son serviteur, lui inspiraient une si vive répulsion.

La porte d’Elvire était encombrée de muletiers et de mendiants. Au bord de la route, sur un talus, tenant un roseau à la main, il y avait un homme assis. Il fixa longuement Almazan avec des yeux doux et très brillants.

Il se leva, s’approcha de lui et il lui dit :

— Tu es bien Almazan, le médecin de Séville. Je t’attends depuis ce matin. Alfonso Carrillo t’a peut-être parlé de moi. Je m’appelle Christian Rosenkreutz.

Et, ne doutant pas qu’Almazan ne le suivît, il se mit à le précéder, d’un pas léger, qui avait l’air d’effleurer à peine la poussière.